L’outil du cogito et ses limites
L'énoncé cartésien "je pense, je suis" est un outil qui aide à penser droit, à élaguer nos certitudes. Il est le fruit d'une pensée lucide et profonde qui rend sa valeur fiable. En quoi peut-il nous servir ? Il nous est utile sur trois plans au moins car il questionne trois choses : notre réalité, notre liberté, notre identité. Descartes a exploré autant qu'il est possible ces trois voies. Pour tirer toute son utilité du cogito, il suffit de poursuivre sa triple réflexion.
I - L'outil cogito et la preuve de la réalité de l'être
Le monde existe-t-il ou n'est-il qu'illusion ? La même question est posée pour l'existence de l'être. Au terme de ses patientes réflexions, Descartes énonce le cogito qui répond finalement à cette question existentielle : "je pense, donc je suis". La réalité de l'existence de l'être est ainsi universellement démontrée.
Mais quelle est la portée de cette réalité ainsi prouvée ? Descartes ne s'aventure jamais trop loin, il dit juste que le "je" est une chose pensante, une "res cogitans". C'est donc une substance (autrement dit, une chose pouvant se définir comme étant indépendante des autres choses), une substance en outre qui pense par elle-même. Mais là est la limite du cogito car il nous est impossible de définir avec cela ce qu'est la substance de l'être.
Impossible ? Vous avez dit "impossible" ? Je ne crois pas que cela soit tout-à-fait impossible. On peut prolonger d'un pas la pensée cartésienne en disant que, si le "Je" est une chose pensante, alors il est une réalité à part : la réalité humaine. L'introspection et la pensée réflexive sont les apanages exclusifs d'une seule espèce sur la Terre. Mais, plus encore, le critère de la spécificité de la réalité humaine vient donner corps à la définition de la substancce pensante. L'être ne se réduit pas à la qualité d'une chose pensante ; il est aussi une chose qui appartient en propre à une réalité spéciale que l'on nomme "Humanité". Il en émane, il en dépend. En résumé, on ne saurait se contenter de prouver la véritable existence de l'être par rapport au monde, il nous faut aussi éprouver la consistance de l'être en tant que partie de la réalité humaine. Le monde est une réalité, l'humanité est une autre réalité. L'être pensant appartient appartient deux réalités. "Je pense, je suis", version définitive de l'énoncé, exclut le "donc" et exprime la chose suivante : être et pensée ne vont pas l'un sans l'autre. Le cogito n'est plus un simple moyen de démontration logique (le "donc" étant supprimé). Il exprime l'indissociabilité de l'être et de la pensée qui s'accompagnent toujours. En cette seconde forme, le cogito est un outil qui nous permet d'évaluer la qualité de notre existence réelle : si nous fermons ou réduisons notre pensée, alors nous ne sommes plus vraiment. Je pense à moitié donc je suis à moitié. Au contraire, si nous sommes en pleine pensée, en pleine présence au monde, nous sommes alors au sens plein du cogito.
Auriez-vous encore des doutes sur l'existence d'une réalité humaine spécifique ? Alors songez à tout ce qui fait la réalité spécifique de l'humanité : la pensée très élaborée, la conscience réflexive, la conscience morale, la douleur morale. Mais, attardons-nous sur ce dernier point : les tourments de l'esprit ne sont-ils pas la preuve du caractère unique de notre espèce sur cette planète ? L'Histoire, mais aussi les drames dont les romans et les films se sont l'écho, ne montrent ils pas à quel point l'individu humain est capable de passions contradictoires, de déchirements, de haine (une chose spécifiquement humaine là encore), de tourments jusqu'à l'infini y compris envers lui-même ? Si vous admettez cela, vous admettez aussi que la réalité humaine est une singularité qui s'ajoute à la réalité du monde physique et qui fait un second univers, une seconde réalité pour l'Homme seulement. Le cogito doit donc d'éprouver doublement : au sein de la réalité du monde sensible, au sein de la sphère de la réalité humaine.
Ce n'est pas rien comme avancée parce que cela aboutit à un meilleur emploi du précepte "connais-toi toi-même". En effet, la Res cogitans sait qu'elle appartient à la réalité humaine et que cette réalité humaine est différente de la réalité physique. L'esprit peut en tirer tout un tas de déductions utiles dans l'application du précepte, entre autres celle-ci : pour se connaître soi-même, il faut connaître l'humanité. La réalité humaine ressort d'une façon bien plus manifeste lorsque l'individu regarde sa part d'humanité chez les autres que lorsqu'il se voit dans le miroir, objet qui est plus une source d'apparences et d'illusions.
Notons que lorsque le précepte socratique est né, le miroir n'existait pas. Le précepte n'était donc pas une injonction d'ordre réflexif et solitaire, mais bien plutôt une incitation à voir notre humanité partout où elle se manifeste ; chez les autres. La connaissance est dans le surgissement de la prise de conscience chez l'Autre de ce qui résonne dans notre propre for intérieur : ce phénomène qui consiste à éprouver ensemble une même humanité mérite bien le nom de connaissance : de co-naissance.
Voilà un premier point qui nous a permis d'avancer un peu. Mais la limite du cogito comme outil est la suivante : nous sommes toujours bien incapables de définir ce qu'est la substance de notre être. Nous sommes forcés d'y renoncer.
Qu'à cela ne tienne, quand un outil montre ses limites, il faut chercher un autre outil !
II - L'outil cogito et la preuve de la liberté réelle
Ici aussi, Descartes répond de façon définitive. Je suis une chose pensante, une Res cogitans, une substance autonome. Ces qualités montrent que je suis libre par la pensée. Bien entendu, cela n'éloigne pas tous les dangers : je peux être abusé par les apparences, par les autres, par moi-même. Mais je peux aussi me détromper par la pensée. Je suis donc bien libre par principe grâce à la pensée.
Peut-on aller plus loin et apporter une preuve supplémentaire aux démonstrations cartésiennes ? J'oserai répondre par l'affirmative.
Je crée, donc je suis libre.
Voilà pour la preuve supplémentaire. Il me semble que la création artistique est la preuve même de la pensée humaine et de la liberté consubstantielle à cette pensée. L'art, c'est l'alliance de l'esprit et du coeur. C'est la liberté propre à l'être humain.
Il existe peut-être d'autres libertés pensantes dans l'Univers mais je ne connais que celle-là. Je veux dire qu'il ne faut pas s'arrêter à l'idée de la liberté humaine comme seule possible. Je veux dire donc que la liberté ne saurait se définir comme une seule voie possible (ni non plus, bien sûr, comme la seule aptitude à choisir entre les différentes options qui s'imposent à nous. Mais ce serait un autre sujet, ne débordons pas).
Je suis responsable, donc je suis libre
De façon concrète, en quoi puis-je vérifier que ma liberté est réelle ? Je répondrai par ceci : Je suis libre, donc je suis responsable et vice versa. Toutes les fois que j'ai agi sciemment (avec l'aide de ma pensée) et que mes actes ont produit des conséquences, la réalité de ma responsabilité atteste de la réalité de ma liberté. Si je n'y crois pas ou que je feins de l'ignorer, les autres personnes s'empresseront de me rappeler à la raison. Ma responsabilité personnelle prouve ma liberté personnelle.
On ne fuit pas sa responsabilité ! Sur le plan de la conscience morale, nul ne peut dire que "je est un autre". Si j'ai commis une faute et que je le sais, je ne saurais me défiler par des subtilités littéraires.
Et pourtant ? Pourtant qu'avons-nous dit au point précédent ? Nous avons dit que l'individu est libre mais qu'il est aussi partie intégrante d'une réalité nommée réalité humaine, une réalité qui nous est commune. Tirons-en cette conséquence : parfois c'est "je" qui pense et agit pleinement alors que, d'autres fois c'est l'humanité tout entière qui parle à travers nous. Le "je" autonome se fait en quelque sorte embarquer, manipuler. Dans l''effet de meute, l'effet de foule ou le phénomène de la rumeur, il y a cette tendance à la dualité du moi pensant, partagé entre sa liberté propre et sa nature humaine qui l'englobe et dont il dépend souvent à son insu. Ainsi pouvons-nous nous prévaloir quelquefois de circonstances atténuantes, ce qui est aussi l'aveu que notre liberté n'est pas totale puisque notre dépendance à la réalité humaine nous détermine le plus souvent.
III - L'outil-mémoire vient seconder l'outil cogito pour la question de l'identité de l'Etre
Le cogito ne règle pas la question de l'identité ; l'outil-mémoire vient le seconder.
La question de l'identité se pose à l'esprit juste après celle de la réalité de l'existence de l'être. En effet, se savoir exister avec certitude, grâce au cogito, est une bien bonne chose. Mais cela ne répond pas aux questions : "que suis-je ?" et "Qui suis-je ?"
Nous avons toutefois répondu en partie en définissant l'être humain par sa double nature : un être autonome et pensant, mais aussi une simple partie intégrante d'une chose plus vaste, à savoir la réalité humaine qui l'englobe.
Pour ce qui est de l'identité, l'outil du cogito n'est pas suffisant. Un autre outil est nécessaire, celui de la mémoire. La mémoire, en effet, est avant toute une chose fonctionnelle. Je suis navré de décevoir les admirateurs de Proust et les romantiques qui idéalisent les souvenirs, mais la mémoire joue avant tout une fonction utile et pratique. Elle n'est pas tournée vers le passé qu'elle ne cherche pas à conserver ni à restituer fidèlement mais elle vise l'avenir proche et dans les buts intéressés qui guident notre action. Cela est très bien ainsi d'ailleurs car cette mémoire-outil nous permet de garder de la cohérence et de faire face à la plupart des difficultés qui se présentent à nous.
Du "je" au "jeu" il n'y a qu'un pas.
Quand le jeu du Moi prend le dessus sue le "Je" métaphysique et que nous nous enfermons dans des rôles et des apparences qui dissimulent notre être authentique, le cogito est bien loin de nos pensées ! Nous sortons du "Je" universel pensant de Descartes pour entrer dans le Moi haïssable de Pascal. Notre identité est un savant équilibre à rechercher en permanence entre ces deux limites. L'identité à la fois utile et saine sait engager à bon escient tantôt le Moi et tantôt l'Etre.
"Deviens ce que tu es" n'est pas un projet
Nietzsche nous permet de compléter ce propos sur l'identité par son conseil "deviens ce que tu es" car il montre que l'identité n'est pas une chose figée mais en perpétuelle évolution. Cela dit, l'interprétation personnelle que j'ai de cette phrase est qu'il ne faut pas l'envisager comme une exhortation valant pour l'avenir (le verbe devenir" prête à confusion), mais comme un appel à agir dans le présent même. Cela serait synonyme de "adviens à toi-même" ! Deviens ici et maintenant ce que tu es, par le déploiement de ta volonté de puissance (au sens de Nietzsche, s'entend). Donne toute ta puissance dans ton être présent. Ce n'est donc pas un projet mais un appel pour l'immédiat. Ou bien encore "Rappelle-toi à toi-même ! " Et là, nous revenons au rôle-clé de la mémoire dans la révélation et l'expression de l'identité de l'être.
On pourrait aussi le traduire par "souviens-toi activement de ce que tu es authentiquement". Deviens ce "que" tu es et non pas "qui" tu es. Car le "qui" se rapporte à l'identité cernable et superficielle de l'individu par la société. Or, l'identité revêt un sens bien plus complet, intime et profond, que cette seule facette d'identité individuelle et visible. Accessoirement mais utile à rappeler : nul ne doit être contraint d'étouffer dans sa seule identité visible, n iréduit à sa fonction sociale, nul ne doit être contraint de devenir ce que d'autres voudraient qu'il soit.
Conclusion
L'être est une chose pensante au sein de deux réalités : monde concret, monde humain.
L'être est libre puisque non seulement il pense, mais il crée et parce qu'il se sait responsable.
L'être est une mémoire pensante. Cette caractéristique est formatrice de son identité.
Les trois voies creusées par Descartes pour aboutir à la preuve du cogito sont ainsi explorables et sources d'énoncés élémentaires non dénués d'utilité philosophique et aussi pratique.
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