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Accueil du site > Tribune Libre > La critique d’art sous perfusion ?

La critique d’art sous perfusion ?

Existe-t-il encore de « vrais » critiques d’art ? Question qui impliquerait qu’il en existe de "faux", qu'ils ne servent à rien ou qu'il fut un temps où leurs paroles et leurs écrits étaient à la fois redoutées et attendues ?

 

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Pages culture en peau de chagrin, ©DR

L’art n’a pas toujours été le parent pauvre de la culture. Sa couronne de lauriers était en grande partie due à l’aura que véhiculait autrefois Paris, Mecque de toutes les avant-gardes artistiques. Aujourd’hui, l’art s’est « planétarisé », « financiarisé » derrière la multiplication des foires, des biennales et des salons.

En l’espace de 120 ans, la population mondiale a augmenté de six milliards d’habitants. Ce qui signifie qu’avec 7,5 milliards d’individus à l’heure actuelle, la superficie de l’écorce terrestre n’ayant pas bougé d’un iota depuis sa création (4,5 milliards d’années), l’espace se réduit et la surpopulation guette. Une démographie galopante qui touche également les artistes dont le nombre a quadruplé depuis les années 1980. Pas loin de 270 000 ont été recensés rien qu’en France en 2018 par la Maison des artistes...et ce n'est que la pointe de l'iceberg. Au regard du nombre de galeries (2 à 3000) réparties pour plus de la moitié entre la capitale et la région parisienne, la concurrence est souvent rude et cruelle. Le nombre de critiques d’art suit également cette courbe ascendante. Combien sont-ils sur tous les fronts événementiels à rendre compte de l’actualité foisonnante (bien qu’aux arrêts de rigueur durant la crise sanitaire) pour de modestes sommes dépassant rarement le tarif syndical (50€ le feuillet de 1500 signes pour la presse magazine et 60€ pour la presse quotidienne) ?...quand ils ne sont pas rémunérés en droit d’auteur ? Si la presse écrite se porte mal, la critique n’est pas en meilleure santé.

 

Vivre de sa plume dans ce domaine est un Golgotha sans fin, à moins de multiplier les commandes et de faire fructifier sa signature au même titre qu’un artiste fait monter sa cote. Dans le cadre d’un entretien récemment publié dans le Journal des Arts, suite au confinement et aux répercussions négatives sur la culture, Antoine de Galbert déclarait : « Il y a trop de galeries, trop de foires… ». Ce qui pourrait sous-entendre qu’il y a aussi trop d’artistes, et pourquoi pas trop de critiques d’art ! Ces derniers sont souvent considérés aux yeux du grand public comme des scribouillards petits bourgeois frustrés écrivant avec leurs pieds et fossilisés dans leur jargon abscons. Pourquoi pas ! L’imposture existe dans tous les corps de métiers. Elle suscite même quelques saillies drolatiques et provocatrices du genre « des gens qui ne savent pas écrire, interviewant des gens qui ne savent pas parler pour des gens qui ne savent pas lire. », dixit Frank Zappa ; ou « tout le monde a deux métiers : le sien et critique de cinéma » selon François Truffaut ; ou plus nuancé « critiquer de façon virulente ceux qui sont les meilleurs est une façon habile de faire oublier sa médiocrité », selon Grégoire Lacroix, romancier, poète et journaliste qui n’hésite pas à rajouter « Quand on s'interdit de critiquer qui que ce soit on n'est pas loin d'admirer n'importe qui ». Dilemme dans lequel Diderot, Baudelaire, Apollinaire ou Zola ont su se forger un genre littéraire en tant que passeur d’une œuvre plastique auprès du public, défendant chacun sa chapelle : Diderot pour Carl van Loo, Baudelaire chevillé à Delacroix, Apollinaire en lien constant avec l’avant-garde expressionniste du début du 20ème siècle, Zola rivé à Cézanne/Manet. Ils le firent avec ferveur aussi bien dans l’éloge que dans la causticité, reflets d’une liberté de ton qui peut trancher sur la tiédeur d’un grand nombre d’articles de la presse artistique actuelle mais dont il ne faut pas minimiser le côté positif.

 

La critique d’art s’est substitué au fil des années au « journalisme d’art », rendant compte de l’actualité, privilégiant le factuel. Les faits rien que les faits. Combien de rubriques relatent d’un simple compte-rendu une exposition saupoudrée, quand le calibrage (le nombre de signes) le permet, d’un ou deux avis à l’emporte-pièce et de quelques bribes d’interviews du commissaire et éventuellement en sous-main de l’artiste ? Le lectorat a changé. L’heure est à la toute-puissance du nombre de clic sur les réseaux sociaux et les webmagazines. Place est grande ouverte aux visites d’ateliers, aux portraits d’artistes (étoilés ou en voie de l’être), aux enquêtes sur les coulisses du marché, des foires, des biennales, aux remises de prix d’excellence (Duchamp, Turner Prize, Carmignac, Guerlain…), aux polémiques d’œuvres jugées transgressives voire outrageantes comme le plug géant vert fluo installé en 2014 sur la place Vendôme par le trublion Paul Mc Carthy, « Dirty Corner » d’Anish Kapoor à Versailles ou plus récemment les Tulipes « anales » de Jeff Koons installées dans les jardins des Tuileries et le totem à peine digne d'une enseigne pour Harley signé Bertrand Lavier en hommage à Johnny Hallyday. L’avenir de l’art serait-il relié uniquement à des buzz de société ? Nous naviguons sur l’écume de la soi-disant accessibilité de l’art contemporain au grand public. Il faut être clair, concis et surtout lisible loin du verbiage universitaire aussi dopant qu’un prozac. L’angle éditorial est à la « non prise de tête ». La portion congrue des arts plastiques dans les pages culture généralement réduites à une peau de chagrin laisse peu de place aux dossiers et analyses d’une quinzaine de feuillets. Perle rare que l’on peut encore dénicher dans certains magazines spécialisés ou plus généralement dans des hors-séries axés sur un événement de grande envergure limitant la prise de risques financière et intellectuelle. A de rares exceptions près, la survie d’un magazine est poings et mains liés à l’omnipotence de la pub, d’où une certaine main mise « voilée » sur ce qui est écrit. Le critique d’art n’a plus qu’à ravaler ses états d’âme ou se réfugier, quand la possibilité lui est donnée, dans son pré carré sous forme de chronique ou de billet d’humeur. A travers un calibrage millimétré au signe près, l’opportunité lui est offerte de développer une pensée et une réflexion dégraissées de tout corollaire. Aller à l’essentiel, choisir les bons mots, jouer sur les sous-entendus, les périphrases en minimisant adjectifs et adverbes. Un vrai exercice de style quand l’espace vous manque. La donne n’est plus la même.

 

Le métier s’est calqué sur le milieu ambigu de l’art contemporain et ses rapports de pouvoir. De ce fait, la critique d’art, de la trempe d’un Pierre Restany, Bernard Lamarche Vadel, Gérald Gassiot-Talabot, Leo Stein, Harold Rosenberg et tant d’autres, s’est peu à peu effacée voire dispersée vers des chemins de traverse tels que le catalogue raisonné, la monographie, les conférences, les colloques ou le rôle de curator, personnage quasi vedette et incontournable de l’art contemporain actuel…Une autre manière de soutenir en profondeur le travail des artistes, et peut-être d’échapper à la cour de voix discordantes dans lesquelles fusent à la fois des propos élogieux, contestataires, pondérés, mielleux, fades…à croire, pour les mauvaises langues, que l’art peut parfois n’être qu’une simple vitrine pour y transcrire sa prose et ses effets de plume. Ce qui peut se lire dans l’immédiat n’est en rien comparable sur ce qui se lit sur la durée sans que cela perde en modernité. Et si être critique d’art, c’était avant tout adopter une discipline composée d’intelligence pragmatique et d’intuition, de se laisser imprégner de l’œuvre (état de subjectivité) pour ensuite l’extirper de soi et maintenir une certaine humilité et distanciation avec elle (état d’objectivité) afin d’en extraire une analyse esthétique et technique basée sur un socle nécessitant de très bonnes connaissances en histoire de l’art ? Certes, cela demande du temps et de la réflexion. Tempo aux antipodes de la suractivité des réseaux et de l’actualité on line. Le critique d’art n’a pas à suivre bêtement les tendances et encore moins les cotations du jour. Il donne à voir, à réfléchir, laissant à notre disposition les clés pour franchir le seuil d’une œuvre. Le critique d’art se vit dans la dissension et le débat. C’est son rôle, celui qu’elle risque de perdre si elle n’est pas à même de faire son autocritique.

 

Harry Kampianne

 

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Portrait d’Emile Zola, 1868, par Edouard Manet, 165 x 114 cm, collection Musée d’Orsay
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« Dirty Corner » dans les jardins du Château de Versailles, sculpture monumentale d’Anish Kapoor avant d’être vandalisée dans la nuit du 5 septembre 2015
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Pierre Restany, 2001,« Au Père Tranquille » (Paris), cofondateur en 1960 avec Yves Klein des « Nouveaux Réalistes », © Yves Géant

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12 réactions à cet article    


  • Yann Esteveny 8 novembre 2021 11:20

    Message à l’auteur,

    Le critique d’art est comme le journaliste ou le médecin de notre époque.

    « Un journaliste français c’est soit une pute, soit un chômeur. » — Alain Soral

    Voici le lien vers le générateur automatique de critique d’art :
    De nombreux avatars emploient une version adaptée afin de produire des commentaires sous Agoravox.

    Respectueusement

    • Harry Kampianne Harry Kampianne 8 novembre 2021 15:08

      @Yann Esteveny
      Reprendre la citation d’Alain Soral comme vérité « adaptée » à votre propos par rapport à mon texte est une chouette « aventure » dont je manque pas le plaisir de la lire. Au-delà de ce constat soralien que lui-même a dirigé contre les médias « gouvernementaux » dits mainstream qui l’ont certes condamné au cachot de la procédure mais non pas aux oubliettes, je pense qu’il est utile de savoir que de nombreux supports indépendants souvent on line francophones (et bien sûr français) exercent en toute liberté et non pas sous la coupe de ces magnats de la presse chapeautant la liberté de la presse, leur droit à un libre arbitre. Les noms ne manquent pas.
      Merci en tout cas de m’avoir fait connaître ce générateur de critique d’art. Je ne manquerais pas de le faire connaître à certains critiques en panne d’inspiration, sous le patronyme bien sûr

      de votre bienveillance car je ne voudrais pas m’en accaparer la propriété. 
      Reste que mes réflexions toutes personnelles sur la critique d’art (ou même critique toute « courte » soit-elle) a su s’émanciper des technologies de langage de criticon-art. Miracle !  smiley


    • Radix Radix 8 novembre 2021 13:12

      Bonjour

      Pour que le critique d’art existe, il faudrait que l’art existe encore !

      Radix


      • Harry Kampianne Harry Kampianne 8 novembre 2021 15:21

        @Radix
        La critique d’art existe aussi bien dans le contexte de l’art contemporain que de l’art tout court. 
        Les médias alternatifs ne manquent pas.
        De dire que l’art n’existerait pas , comme vous le supposez, est un abîme que je ne saurais franchir.
        L’art existe et la critique survie dans la jungle du « financial art ».


      • Radix Radix 8 novembre 2021 18:24

        @Harry Kampianne

        L’image de la « sculpture » de Kapoor que vous avez mis en illustration signe plutôt la mort « cérébrale » de l’art en tant que médium indiscutable !
        Radix


      • Harry Kampianne Harry Kampianne 8 novembre 2021 18:47

        @Radix
        La sculpture de Kapoor peut être vu comme un contrepoint « régressif » (pas pour tous) de l’art par rapport au portrait de Zola par Manet, et donc des impressionnistes. Point de vue plutôt secondaire au regard de la teneur de mon article axé sur la critique.


      • Radix Radix 8 novembre 2021 18:54

        @Harry Kampianne

        Justement, que peut dire la critique face au discours abscons d’un hurluberlu ?
        Se taire, pour ne pas passer pour un régressif, ou approuver pour ne pas mécontenter le « marché » !

        Radix


      • Harry Kampianne Harry Kampianne 8 novembre 2021 20:16

        @Radix
        Je pense qu’un critique doit laisser parler son coeur quite à passer pour un réac ou une fashion victim.
        J’avoue toutefois qu’il est difficile d’être soi-même pour un jeune critique qui tient à son indépendance sachant que la censure est parfois rapide lorsque l’angle éditorial d’un journal ou d’un mag n’est pas respecté sans compter la pression de la pub.
        Mais comme je le disais précédemment les médias alternatifs ne manquent pas. 


      • mmbbb 8 novembre 2021 20:41

        @Harry Kampianne Si vous appelez cela de la sculpture ! je ne pense que ce grand « sculpteur » ait soude lui même son oeuvre. En revanche le soudeur s est bien applique , les soudures ne bavent pas . Au dela de l art conceptuel dont je m en branle aupres de ce vagin, je tire ma révérence à ce soudeur anonyme 


      • Harry Kampianne Harry Kampianne 8 novembre 2021 23:18

        @mmbbb
        Bonsoir
        Vous n’êtes pas sans savoir que les Michel-Ange, Rodin, Camille Claudel, Bourdelle, Henry Moore, Zadkine, César, Giacometti et tant d’autres morts et enterrés depuis des lustres sont toujours passés par des praticiens/soudeurs et fondeurs surtout quand les dimensions deviennent monumentales. Anish Kapoor ne fait pas exception à la règle d’autant plus qu’on ne peut le classer comme artiste conceptuel, loin de là.  


      • mmbbb 8 novembre 2021 20:32

        je visite les galeries et je m intéresse à l art , En prenant les chemins de traverse on peut voir de belles choses tel ce sculpteur animalier jurgen-lingl. Il sculpte dans de l epicéa , c est original et beau . Il a de belles choses dans ces galeries !

        J aime visité l Italie , patrie des arts , les villes italiennes sont des tresors a ciel ouverts. Il suffit d etre curieux, les rues les facades , les cours intérieures offrent au regard des beautés . De surcroit en Italie , les places des villes sont belles , et on s y sent bien .

        Quant aux critiques d art je m en tape le coquillard , c est souvent un entre soi entretenu notamment dans les journaux cites

        L art contemporain est une lessiveuse à argent , et l art ne m intéresse pas parce que je n ai pas de fric a recycler. Et ce milieu de précieuses ridicules me rebute .

        A la FIAC , un tonneau industriel en plastique brûlé à une des extrémités, un exemple de cet « grand » art . A moins que le côté « transgressif » m a échappé

        Un artiste peut se mettre un poireau dans le fion, cela me fera ni chaud ni froid .

        Quoique j ai bien ris lorsqu un couillon tomba lors d une expo dans le trou noir Effet d optique entre ce trou noir représenté par l artiste , un véritable trou, la piece blanche et la lumière. 

        Quant à l architecture contemporaine , le sens esthétique m étonne desormais , plus c est tarabusté plus cela parait moderne , la philharmonique de Paris de l exterieur est une verrue. Mais c est du Nouvel

        Quant à Buren à Paris ce sont des colonnes cylindriques , a Lyon de section carree et dans une autre ville qui voudra etre snob ce sera un triangle .


        • Harry Kampianne Harry Kampianne 9 novembre 2021 00:27

          @mmbbb
          Dans le 1er paragraphe, vous dites vous intéresser à l’art et visiter des galeries, et dans le 4ème paragraphe que l’art ne vous intéresse pas parce que vous n’avez pas de fric à recycler. Je suppose que vous voulez parler de l’art contemporain. Néanmoins Jurgen-lingl est un artiste contemporain, excellent sculpteur sur bois d’une cinquantaine d’années. L’art contemporain regorge, plus que vous ne le croyez, de pépites insoupçonnables trop souvent obstruées par le vernis institutionnel des foires internationales (FIAC, Freeze, Armory Show, Bâle...) et les stars rois du buzz (Koons, Lavier, Damien Hirst, Mc Carthy...). Il suffit, comme vous le dites, de prendre des chemins de traverse. L’art contemporain est une lessiveuse à blé que pour ceux qui spéculent, les petits marquis et précieuses ridicules dont vous parliez, mais je ne crois pas que cela date d’hier. On parle aujourd’hui du marché de l’art, autrefois c’était la cour des princes et des rois.
          Pour en revenir aux critiques d’art dont vous vous tamponnez le coquillard, je dirais que certains d’entre eux (je dis bien certains), généralement des historiens ou des conservateurs de musée qui écrivent dans des revues ou pour des catalogues d’exposition, m’ont bluffé, ne serait-ce que par leur talent de vous conter avec des mots simples une époque, un mouvement artistique, des anecdotes croustillantes sur l’art antique, la Renaissance, le néo-romantisme, les fresques, les travers des grands maîtres...Faire une visite des musées avec eux est un bonheur. Il faut juste avoir la chance de les rencontrer.

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