La guerre malade
Le fait qu'à peine commencée, cette guerre nous interpelle déjà sur son coût en Euros, qu'on en soit déjà à comptabiliser les heures de vol et le prix de chaque missile, révèle que la guerre perd en transcendances et qu'on commence à en parler plus librement, sans se sentir interdit par quelque drapeau ou monument aux morts.
Quand les Etats n'étaient encore que des cités, on ne se lançait pas dans une guerre sans se poser cent fois la question de son coût humain. Dans les deux camps, on savait qu'il allait y avoir des morts. Des gens très bien, des gens précieux allaient mourir et cette perspective rendait l'atmosphère grave. A chaque fin de guerre, on honorait les braves tombés au combat et il était hors de question de dire qu'ils avaient eu tort. De génération en génération, on a perpétué le culte des héros, on a sacralisé son Histoire et on ne l'a jamais critiquée.
Puis les Etats ont dépassé la taille de cités et il commença à apparaître que le sang à verser sera surtout fourni par les populations inféodées qui assumeraient aussi la charge financière de la logistique. La déconnexion devenait plus forte entre le Pouvoir qui décidait d'une guerre et la masse qui allait devoir en payer le prix.
En 1939, on avait encore moins le choix mais je ne sache pas qu'on ait vérifié ce qu'on avait en caisse. Comme les EU y ont pris part sans avoir l'air de regimber sur quelque dépense que ce soit, comme ils auraient même joué les grands seigneurs allant jusqu'à livrer des Jeep à Staline, on en est encore sorti en conservant l'idée qu'une guerre peut se déclencher sur un coup de tête, qu'on n'avait pas à regarder à la dépense et qu'on devait réserver nos regrets aux morts. La sonnerie aux morts, le lever du drapeau, la minute de silence, la Marseillaise, ces rappels aux sacrifiés censuraient tous les chahuts et discours.
Les deux grosses guerres avaient fait tant de morts qu'on ne pouvait plus accorder d'amples cérémonies à chaque héros. On a semé les cadavres dans des champs qu'on a constellé de croix alignées, on a construit un vague monument collectif et faute de pouvoir considérer les qualités de chaque héros, on est allé à fasciner plutôt sur leur nombre. Millions ici, millions là, rien en dessous du million. C’est pendant ces guerres que par métonymie, on a utilisé le mot "chiffre" pour désigner le service de cryptographie des armées. Faire du chiffre deviendra un objectif, même civil.
Puis, en 1991, il y eut la Guerre du Golfe, menée par les Maîtres de la guerre. Comme ce sont des gens qui n'ont pas la réputation de radiner sur les armes, on en est encore resté à l'idée qu'il n'y avait pas à considérer la dépense si l'on voulait s'éviter des pertes humaines.
La guerre apparut alors bigrement technologique. On lance un Tomahawk, on se prend un scotch et le temps qu'on le déguste, la bombe arrive toute seule à destination et boum, tue le cafard qui n'a même pas le temps de piger ce qui lui arrive. Cette jouissance à tuer au loin en restant en pantoufles dans son salon vaut largement le prix d'un missile.
Ce fut déjà le cas avec la guerre d’Indochine, d’Algérie et du Vietnam, mais avec l’Irak c’est devenu encore plus clair : on ne doit faire la guerre qu’à des gens en tongues qu’on domine très largement par la technologie de guerre.
Pendant la guerre du Golfe, nous ressentions les Irakiens comme étant des gens vraiment lointains. 12 ans plus tard ça n'a pas changé et c'est encore pire avec les Afghans.
Mais avec la Libye, il se passe quelque chose d'inédit. Ce pays n'est certes pas inscrit dans nos catalogues de villégiature ordinaire mais comme il est situé entre les autres pays du Maghreb où nous jouons régulièrement les nababs, il nous semble tout de même proche. C'est que depuis 40 ans, nous sommes devenus bien plus familiers des Marocains et des Algériens que des Bulgares et autres Kosovars. Nous connaissons tout du dromadaire, du henné, du raï, des pyramides, des lanternes en vessie de mouton, du couscous et du tadelakt. Nous pouvons citer les rois et les villes de ces pays du Maghreb alors que vers le sud-est, au-delà de Venise ou la vallée du Danube, c'est le grand brouillard. Et puis entre les Maghrébins et nous, c'est méchoui merguez pas de chichis. On se reçoit mutuellement, on se baigne dans leurs piscines, ils installent leur tente chez nous, on se fréquente en somme.
Cette guerre en Libye ressort donc comme étant la plus proche depuis 70 ans (Deux de nos nez pointus qui bombardent en Libye décollent et atterrissent dans la Haute-Marne !)
Et ces dernières années, il y a le GSM.
Pendant la guerre du Vietnam, les EU, croyant bien faire, avaient permis aux reporters d'arpenter le terrain pour en rapporter des infos destinées au grand public.
Pendant la guerre du Golfe, les EU ont changé de politique et ont bloqué les reporters dans un hôtel. Le public n'avait donc que les images et infos censurées à se mettre sous la dent et n'a donc pas pu voir comment les Américains avaient calciné des centaines de milliers de soldats Irakiens, sans perdre un seul homme.
Et là, avec la Libye, commence à apparaître un fait nouveau. Comme il y a trois groupes dont un hors sol et que les reporters sont bloqués dans deux hôtels, c'est quasiment le péquin lambda qui, avec son GSM désormais équipé de webcam, livre à tous les protagonistes des images aussi bien populaires que d'intérêt militaire. Je dis tous les protagonistes car une image envoyée de Benghazi vers Rome, se retrouve dans l'heure dans tous les camps à la fois.
Dans les guerres précédentes, les soldats de chaque camp ne communiquaient qu'avec leurs chefs et ne portaient pas de GSM pour faire coucou à leur fiancée. Mais là, en Libye, c'est n'importe quoi puisque c'est une guerre civile. Les protagonistes n'ont pas de radio militaire, ils ont un GSM et les images qu'ils prennent de la guerre, des positions, des retranchements, giclent dans toutes les directions.
Concernant les infos militaires, les QG ont certes leurs propres sources, par exemple satellitaires ou volantes. Mais j'ai l'impression que dans les deux camps, les QG s'intéressent pour la première fois de l'Histoire aux infos en provenance du médiaparticulier. Si la Coalition pressent une cible, elle espère que des quidams lui enverront des infos de validation. Et même après une frappe, c'est encore des quidams qui peuvent fournir des images montrant les résultats.
Concernant les infos populaires, grâce au GSM, on peut voir en direct la tronche de celui à qui on vient d'envoyer un mail " Alors Momo, elle te plaît la tof de son string ?". Et pareillement, on peut voir la tête qu'il fait si on préfère lui envoyer un missile "Alors Momo, ça fait comment le bruit ?" .
D'autre part, alors qu'on voit vraiment la guerre sous tous les angles possibles, on ne constate jamais d'héroïsme tel qu'il nous était traditionnellement servi. Les gars sont certes tous audacieux mais chaque fois qu'ils se font carboniser, ils ont bien plus l'air de couillons que de héros. Nous les trouvons aussi inconscients que braves, aussi pugnaces que stupides et indisciplinés. En fait nous voyons toutes les faiblesses du guerrier. Et ça vaut pour les 3 camps. Etant clair que c'est dans celui de la coalition que se trouvent les planqués.
Ici, on fait la guerre en restant dans son salon et on mate les dégâts que font nos robots chez le pote d’hier. N’étant pas occupés à ramper sous des barbelés, nous sommes disponibles pour papoter, commenter, sur AVox, avec nos potes en sueur de Benghazi, avec nos cousins terrorisés de Tripoli. Nos bavardages forment le principal fond sonore de cette guerre. Nos réflexions de salon se mélangent avec celles des gars qui sont sous les balles et nous voilà à parler de l'arrière au front, du soldat à la mère, de l'assiégé au fournisseur d'armes, tout ça sans aucune censure militaire. Je ne doute pas que Big Brother écoute ce brouhaha mais il ne peut pas le censurer, du moins pour l'instant. Ce n'est plus l'armée qui commente, ce ne sont plus les reporters, c'est nous, les péquins.
Dans le camp de l'Archange, la guerre n'est plus un chantier où le sang versé par les siens rendait indécente la question pécuniaire. Comme il n'y a plus de mort côté archange, comme il n'y a pas de messe ni de recueillement à prévoir, comme il n'y aura pas à cultiver de transcendances morbides du genre "Mort pour la patrie" ou "A nos morts", comme on ne voit plus rien d'héroïque, plus rien qui impose le respect, on ne se gêne plus pour parler sous.
A peine la guerre a-t-elle démarré que nous sortons déjà nos calculettes « Tu te rends compte, avec un seul de ces missiles je pourrais m’offrir une superbe maison » « Etait-ce bien le moment de dépenser autant alors qu’EDF parle d’augmenter encore ses tarifs ? » « Dis-donc, à ce prix là, tu crois qu’on va pouvoir tenir longtemps la cadence ? C'est que j'ai encore 4 ans de Cetelem à rembourser moi »
De même que nous nous préoccupons de la facture des SMS que nous envoyons, nous nous faisons du souci pour la facture des missiles que nous expédions "Dis-donc, ça va me coûter encore combien que tu tues ces 4 connards dans leur char de merde ? " " Dites les gars là, vous ne pourriez pas trouver un moyen de les tuer pour moins cher, chais pas moi, un gaz, un poison, hein, les gars !" "Offf, après tout, si ça doit coûter 1 million pour faire sauter un nid mais que tu me garantis qu'après ça, yaura le triple à se faire en pétrole, je suis d'accord". On approche du moment où l'on pourrait organiser des paris sur la guerre.
Le sang qu'on versait autrefois sublimait tout puisqu'on ne peut rien reprocher à un mort dont un tiers affirme qu'il a sacrifié sa vie pour nous et les chefs se sont régulièrement servis des Jean Moulin, des Guy Môquet et même de De Gaulle pourtant mort dans son lit, pour imposer aux générations suivantes le silence dit de décence. Il a toujours été impossible de remettre en cause les guerres passées et on n'a jamais eu d'autre choix que de perpétuer, d'une manière ou d'une autre, l'esprit de la guerre porté par ses transcendances magnifiées. (sur les forums on voit régulièrement des gens chanter l'héroïsme de leur grand-père).
Mais quand on sortira de guerre sans déplorer de morts, qui pourra nous imposer le traditionnel silence de décence ? Qui pourra nous empêcher de dire qu'on a fait une guerre stupide ou à arguments bassements matériels sans honneur aucun ?
Jusque là, il n'avait jamais été possible de faire une guerre sans déplorer des pertes humaines alors elles se sont empilées les unes aux autres. Mais nous arrivons à un seuil où nous pourrions mener une guerre sans déplorer un seul mort. Et paradoxalement, c'est en ne déplorant pas de pertes que nous allons pouvoir dénoncer la guerre sans subir ni censure ni autocensure. Pour la guerre portée par des transcendances, c'est le début de la fin. Au détail près que si un camp déplore des morts, il sera tenu de les honorer dans le respect...
Concernant le terrorisme à bombe humaine tel qu'il se pratique en ce moment, comme à chaque attaque, l'organisation affirme que le kamikaze s'est sacrifié pour ses équipiers, ces derniers se sentent tenus par une dette énorme et s'obligent à en faire autant.
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