La pensée libertarienne (1) : définitions et périmètre d’influence
Ce premier texte s'efforce de montrer la présence de la pensée libertarienne à différents points de l'échiquier politique. Nous avons mis de côté les mouvances dites d'extrême droite, puisqu'elles sont en Europe, traditionnellement libérales. Le programme de Lepen père a toujours été proche de celui de Reagan. Nous consacrerons un deuxième texte à une critique des libertariens, un troisième à sa propagande.
Définition
S'il existe un certain nombre de courants libertariens divergents, nous pouvons néanmoins en poser une définition générale sur laquelle tous pourraient s'accorder à peu près. Un libertarien est avant tout un partisan du libre-échange économique maximal, d'une réduction radicale voire d’une disparition de l'État, et d'une très large liberté de mœurs, dans la mesure où toute agression physique reste proscrite.
Un autre principe sur lequel se retrouvent à peu près tous les libertariens, c’est celui, fameux, de non-agression. S’il ne doit, dans ce projet politique, ne rester qu’une seule loi, ce serait celle qui interdit aux individus d’agresser physiquement autrui et ses propriétés. D’intuition, on perçoit bien le sens de sa présence : elle semble répondre au principe qui veut que ma liberté cesse là où commence celles des autres. À elle seule, et avec l’aide éventuelle de quelques appendices qui en découlent, elle doit garantir la liberté maximale.
Sur ces quelques points, nous pouvons déduire une évidence, que les libertariens revendiquent eux-mêmes : la philosophie qui en découle est profondément individualiste. Si l’État doit disparaître, ou se faire tout petit, les obligations civiles qu’il impose sont alors transmises à la seule responsabilité des individus, en contrepartie de quoi on ne peut les contraindre à les satisfaire. Seule l’agression, l’action coercitive envers autrui, reste proscrite, et passible de représailles. On nie jusqu’à l’existence d’un intérêt général, pour ne se concentrer que sur la notion d’intérêt privé.
Quatre revendications, ou principes : libre-échange, abolition ou réduction extrême de l’État, liberté des mœurs, et non-agression. Pour faire tenir ces principes, trois concepts : propriété, travail et liberté, et une doctrine simple : l’individualisme.
La richesse est le produit du travail sur une matière, même abstraite, comme la pensée, l’idée. Une richesse, un bien n’est rien sans l’homme. Sans son créateur, sans celui qui l’utilise, qui en jouit, voire celui qui la travaille encore par-dessus, la richesse n’est pour personne, c’est-à-dire qu’elle n’est rien. Elle n’a d’existence que dans les mains de son propriétaire. De même, l’activité humaine s’opère toujours sur une matière, une propriété. En conséquence, la liberté peut se définir comme l’action d’un individu sur sa propriété. Ce dernier est alors limité dans sa liberté lorsqu’il ne peut agir sur elle.
Pour garantir la liberté maximale, il faut donc laisser les individus agir sur leurs propriétés tel qu’ils l’entendent. Ce qui implique le libre-échange. Il faut comprendre, ici, cette expression en un sens très large. Les échanges ne concernent pas seulement les transactions commerciales de biens ou de services contre de la monnaie, ils contiennent aussi le travail contre lequel on rémunère. Les libérer signifie que seules les parties concernées dans un échange ont des droit sur ses modalités. Toute influence extérieure est considérée comme une atteinte aux propriétés des échangeurs, et donc à leurs libertés.
Il n’y a donc besoin d’aucune entité supérieure comme l’État pour fixer les règles des échanges, des traités commerciaux ou autres. Une telle instance est illégitime, car ses règles opèrent une entrave à la liberté des échangeurs libres. Les propriétés de l’État, que l’on dit publiques, posent elles-mêmes des problèmes insolubles dans la mesure où leurs propriétaires ne sont pas clairement désignés. Ainsi, les gouvernements usent de certains biens publics comme s’il s’agissait des leurs propres, tandis que d’autres sont utilisés par tous mais personne ne voulant en prendre la responsabilité, ils se dégradent fatalement.
La liberté des mœurs est, en quelque sorte, le volet social de la pensée libertarienne, mais elle reste une revendication assez cohérente avec la logique principale, et permet d’aborder une première fois la question de l’individualisme. Elle s’équilibre avec le principe de non-agression, sans laquelle les mœurs sanglantes passeraient pour légitimes.
Au premier abord, l’idée est que d’interdire certaines mœurs, comme la drogue, ou des pratiques sexuelles non-conformistes, constitue plusieurs entraves aux libertés. Ne pas pouvoir faire ce que l’on veut avec son corps, c’est ne pas pouvoir utiliser sa propriété comme on l’entend. Dans la mesure où je n’agresse personne, c’est l’interdiction que l’on me fait qui apparaît comme une agression.
Il faut aussi comprendre que, comme la rémunération d’un travail, la liberté maximale des mœurs est un élément qui motive les individus. Dans une société où les formes de jouissances sont multiples et sans tabous, les individus sont moins frustrés, donc plus motivés, plus efficaces et plus créatifs. Ils créent plus de richesses, et font progresser l’humanité. Au contraire, une société restrictive bloque les énergies créatrices : s’il n’y a pas de rémunération, de plaisirs en échange du travail, les individus ont moins envie de travailler, et restent médiocres.
Le principe de non-agression est, en quelque sorte, la pierre de touche qui maintient tout ce que nous avons dit précédemment. Sans lui, plus rien n’a de sens : la propriété ne serait garantie à un individu que le temps qu’un plus fort vienne le piller, on pourrait contraindre les gens à échanger, et pédophiles et serials killers seraient admis. À lui seul, en revanche, il constitue l’unique amendement nécessaire de la société libertarienne ; les autres règles n’en sont (et ne doivent en être) que des appendices.
Il faut noter ici que ce n’est pas l’usage de la violence physique qui est proscrite, mais simplement l’agression, car il n’est pas question d’interdire la défense individuelle contre, justement, les agressions extérieures. Dans la mesure où il n’y a pas d’État, il n’y a guère de monopole de la violence, et, en ce qui concerne mes propriétés, j’ai le droit d’utiliser tous les moyens pour les conserver lorsque l’on veut me les extraire illégitimement, c’est-à-dire par agression. Je peux même tuer mon agresseur. Et même, la plupart des libertariens inclut la peine de mort dans le petit réseau de règles qui découlent du principe de non-agression.
Nous pouvons en déduire une conséquence importante pour la suite. Les libertariens sont réformistes, et non révolutionnaires. Alors que dans la conception européenne courante de l’anarchie, on associe l’abolition de l’État à une révolution armée, au folklore insurrectionnaliste, et à la violence contre les petits bourgeois récalcitrants, le libertarianisme, qui n’a pas du tout l’intention de redistribuer les moyens de production de façon collective, ne voit aucune légitimité dans la violence politique. Contraindre les opinions d’un individu est une agression, et il n’existe aucun contexte, comme la révolution, qui puisse justifier une épuration.
Ce que nous appelons la doctrine de l’individualisme, c’est la philosophie d’où découlent les propositions libertariennes. Elle n’a pas véritablement de métaphysique, puisqu’elle se situe dans un héritage empiriste assez strict, mais elle expose tout de même quelques axiomes de philosophie première.
Les libertariens considèrent que l’individu est la seule mesure légitime pour toutes choses, quand bien même son concept n’est même pas assez parfait pour garantir toute confusion. L’humanité, par exemple est une notion trop abstraite pour en tirer une politique. De même celles de peuple, d’ethnie, ou de société, de population. On peut leur faire dire ce que l’on souhaite, et ainsi justifier avec elles, n’importe quelle politique, selon la simple rhétorique. Des échelles bien plus locales, comme le village, l’entreprise, ou la famille peuvent avoir plus de sens, mais seulement dans la mesure où on les considère comme des associations d’individus. Il est possible qu’un village entier soit réuni librement pour un même projet, mais il est plus difficilement concevable qu’une région entière parviennent à s’accorder.
À partir de cette échelle, nous pouvons en déduire un comportement éthique. Il serait probablement impropre de dire que l’individualisme se constitue de règles de mœurs, mais on ne peut nier qu’il s’exprime de la sorte, puisqu’il est, en un sens, le contraire de la morale kantienne. En détournant en maxime le serment du roman La Grève d’Ayn Rand, qui parle d’égoïsme rationnel, nous obtenons : ne vis que pour toi-même, et ne demande jamais aux autres de vivre pour toi. Autrement dit : ne vis que pour ton intérêt.
Sortir de son intérêt, c’est souvent entrer dans la liberté d’autrui. L’altruisme est, de toutes façons, un concept illusoire : on a toujours un intérêt même inconscient, à donner. Et puis, en donnant à l’élève un poisson, on ne lui apprend pas à pécher, ni à avoir envie d’apprendre. On n’entrave pas, certes, sa liberté, mais on ne l’aide pas à la développer.
Le don, la charité, n’est pas du tout proscrite, mais elle reste l’affaire des individus, et ne peut en aucun cas faire l’objet d’une institution, comme pour le principe de la redistribution. Néanmoins, les fondations de philanthropes ont, elles, toutes leurs places, dans la mesure où elles sont les œuvres d’individus libres, qui réalisent leurs projets sans contrainte aucune. Elles produisent un travail, des emplois et des richesses, même si le profit n’en est pas la finalité. Elles restent dans l’intérêt de leurs créateurs, au service de leurs visions, comme celle de ne plus vouloir voir des pauvres dormir dans la rue. La logique en est donc toute différente de l’altruisme.
Au-delà de ces considérations techniques, l’individualisme doit être vu aussi comme un élan, un amour de la liberté personnelle. Avant tout, il y a l’idée de réaliser un projet, un rêve, de s’en donner les moyens, et de le mener à bien sans que quiconque puisse l’en empêcher. Ce projet peut être collectif, et réunir plusieurs individus libres de s’associer, mais chacun suit, en cela, sa trajectoire, son but personnel. La jouissance du travail à plusieurs reste une expérience individuelle.
Cet élan, cette énergie est ce qui va constituer le progrès. Il se manifeste toujours comme un défi que l’on pose à soi-même : je désire cette chose, je cherche comment l’obtenir, j’agis, je l’obtiens. À l’échelle de la société, cette mise au défi se nomme concurrence. L’observation de la réussite des autres incite à faire mieux, et plus encore, c’est même en étudiant l’histoire de la concurrence, qui ressemble finalement à l’histoire du football, que l’on en vient à désirer en faire partie. Toujours l’énergie provient des individus en concurrence, et non d’une collectivité : on s’inspire de modèles et on essaie de les surpasser, on évite de se comporter comme ceux que l’on déteste.
Les rapports sociaux ne sont donc pas rejetés, bien au contraire, puisque nous nous construisons en fonction des autres. Simplement, on ne se construit pas pour eux, mais pour nous-mêmes, et en concurrence avec autrui. Tant que cette rivalité ne transgresse pas le principe de non-agression, elle motive les rivaux, et donc s’avère créatrice de richesses. Par conséquent, l’esprit de compétition est une vertu : il constitue une énergie qui incite à améliorer ses capacités d’observation, d’analyse, de calcul, de prévision, de réalisation. Mieux, il est une forme de responsabilisation, qui finit par être contagieuse. Mener à bien un projet, c’est prendre des responsabilités. Le réussir, c’est donner envie aux autres de s’en inspirer, et de faire mieux.
Dans ces conditions, dans ce cercle vertueux, on comprend que l’État doit être amené à disparaître. Si le rejet qu’il suscite auprès des libertariens est d’abord motivé par son caractère coercitif actuel, le point théorique le plus important reste la conviction que les individus n’ont pas besoin d’État, et peuvent se responsabiliser suffisamment pour qu’il n’y ait plus besoin de cette illusion de collectivité, qui n’existe que pour rassurer.
Au bout du compte, c’est l’individu et l’énergie qu’il crée qui sert d’ontologie à la philosophie libertarienne. Propriété, travail, libre-échange, liberté des mœurs, non-agression, toutes ces notions ont du sens quand on les associe à celle d’individu, et non celles d’État ou d’altruisme. Nous possédons un corps, et une pensée, et par ces premières possessions, nous produisons des richesses extérieures, que nous possédons alors. Au dehors de l’héritage, celui qui ne produit pas de richesse n’en possède pas, ou alors, c’est qu’il a dépossédé la production d’un autre.
Des libéraux aux keynésiens
Nous pensons (et espérons) qu’aucun libertarien ne trouvera à redire sur ce bref exposé général de la souche commune de leurs théories. Leurs nuances et divergences ne surgissent qu’au-delà de ces points admis par tous. Les minarchistes veulent conserver un petit État régalien, qui coordonnerait les juges, une police générale, et une armée de défense contre les pays non libertariens qui menaceraient d’attaquer. Les anarcho-capitalistes considèrent que les ministères régaliens peuvent être privatisés et s’équilibrer sainement selon le principe de concurrence. Les panarchistes voient la structure libertarienne comme une supra-institution internationale au sein de laquelle on peut créer des pays avec le régime politique que l’on souhaite, et que l’on met en concurrence avec les autres. Mais ces variations ne remettent pas en cause le fond que nous avons exposé.
Plus largement, nous pensons que cette définition peut aussi convenir aux libéraux en général. Certes, l’abolition de l’État et la libération radicale des mœurs ne figurent pas aux programmes des politiques, mais la structure de la pensée reste globalement la même. On dit alors que les libertariens sont des ultra-libéraux. Mais eux-mêmes se plaisent à dire qu’ils ne sont ni de droite ni de gauche, et n’hésitent pas à faire valoir leur parenté avec les mouvements anarchistes de la gauche radicale, en prenant bien soin de se détacher, en revanche, de toute référence à Marx, et donc aux politiques collectivistes, dites communistes. Il existe même un libertarianisme s’autoproclamant de gauche, qui nuance la notion de propriété sur les ressources naturelles, et veut instaurer un revenu universel.
Dans nos temps où les représentants du peuple aiment à se dire « ni… ni... », et à prétendre que l’on peut faire de la politique sans idéologie, il est utile de prendre des repères dans ce nuage de confusion. On a coutume de croire que la liberté des mœurs et la disparition de l’État sont des thématiques de gauches, issues des traditions anarcho-marxistes, mais elles existent aussi, et depuis bien plus longtemps, à la racine de l’histoire libérale.
L’école classique, représentée par Adam Smith, plaide déjà pour des libertés maximales. Même si cela ne signifie pas du tout la même chose que pour les libertariens, et qu’à nos yeux contemporains, les mœurs défendus par les libéraux du dix-huitième passent presque pour réactionnaires, le raisonnement est similaire : l’épanouissement des individus les incite à produire des richesses.
Parallèlement, l’émergence des États-Unis, qui fait aussi figure de naissance du libéralisme, s’est organisée autour d’un capitalisme privatisé, et dont les financiers fuyaient, sinon, du moins, tenaient à distance les couronnes européennes. On connaît peu ce détail, mais la première constitution américaine, adoptée par le Congrès au moment de l’indépendance, ne prévoyait aucune mesure contraignante pour les États particuliers. Ces derniers étaient notamment libres de livrer, ou non, des impôts, ou des contingents pour la guerre contre l’Angleterre. À bien des égards, cette constitution était minarchiste avant le verbe. Bien sûr, comme le libre choix ne suffisait pas, et que la guerre s’annonçait mal, les Pères Fondateurs ont refait entièrement la Constitution, en y instaurant des contraintes, pour produire celle qui est encore aujourd’hui en vigueur. Cependant son état d’esprit demeure libéral.
Globalement, l’école classique, la néo-classique, et les libertariens disent la même chose, et ne diffèrent que sur des questions de détails ou de degrés. Les libertariens passent aujourd’hui pour un courant minoritaire, même au sein de la pensée libérale, et pourtant, ce sont leurs écrits qui ont influencé les politiques libérales les plus importantes de ces dernières décennies. La fameuse révolution conservatrice, opérée par le duo anglo-américain Margaret Thatcher et Ronald Reagan dans les années quatre-vingt, en est l’exemple type. Les Reaganomics (mesures économiques du président Reagan) furent surtout inspirées par Milton Friedman, précurseur du minarchisme, et Thatcher nourrissait une certaine admiration pour Friedrich Hayek, économiste majeur de la pensée libertarienne. Les discours de la Dame de Fer, tout particulièrement, sont des apologies de l’énergie créatrice individuelle, et sa politique est vue, encore aujourd’hui, comme un modèle libéral radical, inspirant celle d’Angela Merkel et, tout récemment, d’Emmanuel Micron.
On voit bien où se situe la confusion : on qualifie les politiques de Thatcher et de Reagan à la fois de conservatrices et à la fois de très libérales. De fait, ils se trouvent dans les partis conservateurs de leurs pays respectifs. Leur électorat principal réunit la majorité des capitalistes influents, qui sont, au début des années quatre-vingt, encore imprégnés des mœurs traditionnelles de la bonne famille. Ils sont conservateurs en opposition au progrès social, qui signifie tout autant la fin des tabous hérités de l’ancien régime, que la protection des travailleurs. Néanmoins, ce sont les lignes sociales des partis et non des personnes : les deux défendaient le droit des homosexuels, et Thatcher celui d’avorter.
Plus largement, l’appellation « conservatrice » désigne surtout la violence avec laquelle les ouvriers ont été traités, c’est-à-dire l’autoritarisme que le pouvoir a manifesté pour imposer ses décisions, dont le peuple ne voulait pas. Simplement, ces décisions sont paradoxalement celles du désengagement de l’État : privatisation, réduction du rôle des syndicats, abolitions de certains contrôles. Pour le dire avec une formule qui met en évidence la confusion : ils ont imposé, avec autorité, le retrait de leur autorité.
Le mandat de Reagan signe aussi la fin de la Guerre Froide, et de ce que l’on a appelé la « menace communiste ». Partout dans le monde occidental, les partis communistes sont alors affaiblis, au profit des libéraux. Surtout, les partis des gauches de gouvernement se convertissent à leurs idées, et transforment, en cela, l’échiquier politique. En France (avec la fondation St-Simon), en Allemagne (avec l’Agenda 2000), en Italie (dès 78, après l’assassinat d’Aldo Moro), les partis socialistes deviennent libéraux.
Avant le duo Thatcher-Reagan, les pays occidentaux, qu’ils soient gouvernés par la droite ou la gauche, mènent des politiques globalement keynésiennes. Les partis de gauches donnent plus de droits aux travailleurs, ceux de droite, aux entrepreneurs, mais globalement, tous s’accordent sur le fait que l’État a un rôle à jouer dans les affaires économiques, notamment de contrôle des prix, et de redistribution. Dans le climat bipolaire des trente glorieuses, les doctrines de la mouvance de Keynes s’annoncent finalement comme des compromis efficaces entre les aspirations communistes et la logique capitaliste. Cet équilibre s’éteint à la fin de la guerre froide.
La conversion des partis de gauche au libéralisme (ils disent à l’économie de marché, mais ils l’étaient déjà avant…) change l’échiquier politique au détriment des électeurs. La sociale démocratie n’a plus le même sens. Son programme est devenu la transition en douceur d’un monde principalement keynésien vers un monde libéral. Autrement dit, la gauche n’exclut pas de produire de nouvelles réformes à tendance keynésienne, mais pour faciliter, plus tard, le passage à un plus grand libéralisme. Pour exemple d’actualité, le CICE (crédit d’État sur l’impôt des sociétés) du président Hollande est une mesure redistributive, mais il ne s’agit pas d’un financement pérenne, simplement ponctuel, et dans l’idée originale, il est voué à disparaître. Le CICE est typiquement une réforme provisoire, de transition, produite par une logique sociale démocrate à finalité libérale.
Droite et gauche conservent un folklore en partie keynésien. Dans ses discours, la gauche, surtout, s’en donne à cœur joie. La petite phrase sur la finance, tant reprochée à Hollande, en est l’exemple type : elle ne promet rien, mais ça fait keynésien. Au niveau même de la pratique politique, les deux camps adoptent régulièrement des mesures que l’on peut qualifier de keynésiennes. D’une façon assez étrange, il n’y a jamais eu autant d’aides de l’État qu’aujourd’hui, et ce dernier peut encore intervenir à bien des égards dans les politiques économiques (d’ailleurs, souvent il refuse).
Néanmoins, ces aides, qu’elles soient de l’assistance concrète (comme pour les personnes âgées), ou de l’argent (comme la sécurité sociale), sont déjà en partie financées par des entreprises privées en échange de compensations, et tous les gouvernements passés au pouvoir sont assez d’accord pour considérer qu’à long terme, tous ces services de l’État doivent être entièrement remis à la responsabilité de ces entreprises. Plus encore, la gauche comme la droite préfèrent même que des entrepreneurs privés prennent d’eux-mêmes l’initiative de ces services, plutôt qu’ils soient mis en place par l’État, sous la pression des électeurs. Sous ces auspices, la confusion monte encore de plusieurs degrés. Ce qui apparaît keynésien est en fait à finalité libérale.
Globalement, nous voyons bien que de la gauche de gouvernement, comme celle incarnée par Hollande, jusqu’aux libertariens, il n’y a guère que des nuances. L’idéologie reste la même, seuls diffèrent les moyens d’application, et la rapidité avec laquelle on considère que la transition s’opère le plus justement. Nous ne nions pas que ces nuances peuvent prendre de terribles proportions et provoquer des querelles fortes entre les penseurs libéraux, puisque c’est là le spectacle que nous montrent les médias, et qui finit par diviser les électorats, donc beaucoup de gens. Cependant, les différences sont faibles théoriquement, et l’actualité de ces querelles, qui donc en porte vivement les émotions, fait obstacle à cette prise de conscience.
Mais il n’y a pas que ça.
La rhétorique anti-idéologie
Un des points les plus essentiels dans la victoire du libéralisme sur les esprits est d’avoir su déguiser son idéologie en pragmatisme, ce qui n’a, normalement, pas de sens. Tout pragmatisme est la pratique d’un système d’idées cohérent, donc d’une idéologie. Ce que les dirigeants appellent le pragmatisme, invoqué au nom de la nécessité de s’adapter désigne rien autre que l’application de la doctrine libérale. Simplement, partout dans les médias et les réseaux sociaux, mais aussi dans les conversations anodines, au bureau, au café, dans les transports, on entend que l’idéologie c’est mal, et qu’il faut être pragmatique, comme si l’on pouvait être chat sans être félin. Cette confusion, qui confond idéologie et totalitarisme appliqué, aurait pu n’être qu’une erreur sémantique anodine, mais elle est finalement lourde de conséquences.
Si aujourd’hui, la rhétorique anti-idéologie est surtout portée par la droite, elle prend pourtant sa source chez Marx. Dans L’idéologie allemande, principalement, il dénonce l’idéalisme hégélien, et plus généralement tous les systèmes de pensées trop abstraits comme fondamentalement aliénants, et il y oppose ce qu’il appelle le matérialisme historique. Ce qu’il attaque, c’est un certain type d’idéologies qui se sont retranchées dans l’abstraction, et non l’idéologie en général, en concept. Simplement, la proximité sémantique avec le mot idéalisme prête à confusion, et le matérialisme marxiste, assez original pour l’époque, a laissé penser à certains que le philosophe allemand avait réussi à dépasser le carcan idéologique.
Nous voulons aussi évoquer le livre de Joseph Gabel, La fausse conscience, écrit en 1962, donc bien plus tard. Texte de psychanalyse marxiste, son but même est de formuler une critique précise de l’idéologie. Selon son raisonnement, toute idéologie, dans sa volonté d’unité et de cohérence, reste fondamentalement anti-dialectique, et répond surtout aux exigences d’une pathologie mentale. Bien que d’un vocabulaire excessivement technique, nous recommandons la lecture de ce livre. Plus que nul autre, il décrit précisément les rouages psychiques du conformisme. Si la structure même de l’idéologie est attaquée, Gabel ne prétend pas que l’on puisse penser au dehors de ces systèmes. La psychanalyse, elle-même, constitue un système cohérent d’idées, et contient une prose doctrinaire. D’évidence, nous ne devons pas nous enfermer dans une idéologie, mais nous ne pouvons pas non plus en sortir. Néanmoins, nous pouvons nous mettre à cheval sur plusieurs, en construire de nouvelles, les confronter, les associer, et s’équilibrer personnellement à partir d’elles.
Un philosophe, un psychanalyste d’autant plus, a toujours tendance à voir ses rivaux comme enfermés dans leurs systèmes de préjugés, et croit, souvent avec sincérité, que lui seul est parvenu à produire une pensée équilibrée entre plusieurs idéologies. Cela paraît normal : en écrivant, il fait la synthèse, et son système n’est pas encore clos. Il est prêt à le retoucher, à le parfaire. Ce n’est qu’après sa diffusion, et lorsque d’autres personnes discutent de ses idées que le système apparaît plus nettement comme idéologie.
Parallèlement aux marxistes, nous pouvons dire que la rhétorique anti-idéologie est indirectement portée par Michel Foucault et ses héritiers de la déconstruction. Bien plus que d’établir des idées, des concepts, des relations, ils s’attachent justement à dénouer toutes les idéologies dissimulées mais actives dans les dispositifs humains, sans trop apporter de solutions en retour (chose qu’on leur a fortement reprochée d’ailleurs). Si, finalement, nous pouvons dégager, au travers des textes, une sorte de système cohérent de pensées, force nous est de reconnaître que les travaux de la déconstruction ont constitué une tentative sincère et intéressante de dépouillement idéologique.
Au-delà des penseurs, une grande majorité de la tendance anarchiste populaire s’est retrouvée dans la rhétorique anti-idéologie, dans la mesure où la philosophie apparaissait principalement comme une arcane de la domination. Plus simplement, il semble tout à fait cohérent que le refus de tout pouvoir entraîne le refus de toute doctrine, et donc de toute idéologie qui se tiendrait en amont. Avec le temps, la rhétorique anti-idéologie a permis aussi aux anarchistes de se distinguer des marxistes qui, bien qu’à l’origine du mouvement, apparaissaient clairement plus endoctrinés.
Ce qui transfère la rhétorique anti-idéologie de la gauche à la droite, ce sont les trente glorieuses, et surtout, les luttes sociales dont elles sont le théâtre. Sous l’impulsion de la jeunesse rebelle, les mœurs sont réinterrogés, déconstruits, et apparaissent comme des vieux dogmes hérités de l’ancien régime, des prisons idéologiques. Parmi cette jeunesse, il y a des enfants de la bourgeoisie, dont certains reviennent dans le rang par la suite, en y ramenant une certaine décontraction. De la sorte, c’est une très grande partie de la société qui a été sensibilisée à la rhétorique anti-idéologie.
La phrase qui symbolise l’adoption de cette rhétorique par les libéraux est la fameuse : « There is no alternative » de Thatcher. Par cette injonction, elle signifie que ses mesures sont ordonnées par les nécessités du monde, et non sous la motivation d’une doctrine, d’une idéologie donc. Pur mensonge certes, mais l’audace a payé, et inspiré tous les libéraux à sa suite.
On le voit, le raisonnement est une copie bâclée du schéma marxiste. Le « matérialisme historique » s’est mué en « nécessités du monde », on attaque toute pensée ennemie comme irréaliste, et idéaliste, et, en s’autoproclamant vérité universelle, la pensée libérale prétend alors être la seule voie à avoir dépassé le carcan idéologique. Cent ans de marxisme, remplis de débats, de tensions, de querelles, de prises de positions, condensés, retournés et rentabilisés en quatre mots.
La diffusion de la rhétorique proprement libérale de l’anti-idéologie est corrélative de la chute de l’URSS, et donc, dans les pays européens, du déclin des régimes keynésiens. C’est sous son action que les gauches de gouvernements se convertissent à la pensée libérale. Si, bien sûr, les hommes politiques ne sont pas dupes, connaissent bien (normalement) leurs définitions, et savent très bien qu’ils adhèrent à des idéologies, la force fataliste qui a conduit les énarques de gauche à rejoindre les croyances libertariennes a opéré de la même façon que la rhétorique anti-idéologie sur la vulgate. Le commerce mondialisé, la concurrence féroce entre États, le progrès technique et les conséquences des retards sur ce progrès, tous ces éléments effrayants ont laissé croire que les mesures libérales étaient simplement pragmatiques et nécessaires, avant tout autre projet politique.
De la sorte, la rhétorique anti-idéologie a permis à la pensée libérale de se déguiser sous les traits du pragmatisme, et de déplacer les conflits politiques du théorique au pratique. Les débats existent toujours, et semblent, comme nous le disions au paragraphe précédent, marquer de vives oppositions, mais ils ne portent que sur les formalités pratiques, les mises en œuvre d’un même idéal, vendu comme une fatalité irréversible, et ne pouvant plus subir de remise en question. La pensée libérale est ainsi devenu, par ironie du sort, un monstre idéologique, celui-là même dénoncé par Marx et Gabel.
Les questions théoriques sont finalement exclues des débats officiels, et renvoyées à leur source : les libertariens. Ceux-ci, toujours, passent pour un courant minoritaire, encore moqué en Europe, mais ils sont pourtant à l’origine théorique de la plupart des querelles d’assemblées.
L’individualisme de gauche à droite
Si les libéraux refusaient l’État avant même les anarchistes proudhoniens, ils prennent néanmoins, à la pensée de gauche, la rhétorique anti-idéologie qui, au-delà de ce que nous avons dit au paragraphe précédent, s’accorde facilement, du moins en apparence, avec ce refus. En même temps, cette récupération désarme l’adversaire, ou plus précisément, retourne ses armes contre lui, et crée une confusion : les refus de l’idéologie et de l’État, communs avec les anarchistes, laissent à croire qu’une entente est possible. La chose est totalement illusoire puisqu’ils sont absolument opposés en leurs fondements mêmes, par la question de la propriété (inutile de citer le titre de Proudhon…), mais de loin en loin, cette apparente proximité joue en faveur de l’hégémonie libérale. Avant d’expliquer pourquoi, nous tenons à faire quelques remarques sur un autre point commun important entre la pensée libertarienne et certains courants anarchistes : l’individualisme.
Dès leur apparition, courants communistes et anarchistes se querellent et s’opposent (malgré des souches très communes), et ce principalement autour de la question de l’autorité. Dans les luttes sociales du dix-neuvième siècle, les marxistes, forts d’une doctrine puissante et très développée, passent parfois, auprès des anarchistes, pour des évêques dominicains, et on craint chez eux une dérive autoritaire. Surtout, les marxistes invoquent le collectif et sa primauté, pour justifier leurs actions, leurs décisions, et provoquent des réactions chez les anarchistes. Une décision collective, même prise au nom de l’abolition des classes sociales et de la propriété privée, ne saurait dissoudre la liberté individuelle de décision, quand bien même celle-ci irait à son encontre.
Max Stirner est le premier à théoriser une anarchie individualiste, et, à la suite du succès de son livre, on voit apparaître d’autres écrits de ce type, et des pratiques qui s’inspirent de ces théories. Nous mettons de côté le contenu du travail de Stirner. Sans rejoindre aucunement la haine absurde de Marx à son égard, nous nous en tenons à dire qu’il n’est pas très clair, et qu’en toute sincérité, il me semble qu’en dépit de ses intentions affichées du côté des travailleurs et des exploités, L’unique et sa propriété a servi, sert et servira toujours davantage aux libertariens.
Ce qui nous intéresse avant tout, ce sont les communautés des anarchistes individualistes. Apparus à la toute fin du dix-neuvième siècle, l’idée est avant tout de s’extraire du monde capitaliste, tout comme des mouvements marxistes et anarcho-syndicalistes jugés décevants, et de s’inspirer, donc, des tirades stirneriennes. Puisque la Révolution n'en finit pas d'arriver, et que les factions sensées la mener à bien ne parviennent pas à s'entendre entre elles, mieux vaut s'extraire de la production industrielle, et élever les enfants loin de ses influences pourries. Là peuvent s'épanouir les individus, et y jouir sans entrave. Au-delà de cela, il y a aussi le fantasme que des enfants éduqués dans ce climat purifié puissent, en revenant au monde capitaliste, aider plus efficacement à sa chute.
L’individualisme libéral n’est, à l’origine, pas le même. Nous l’avons dit, l’individu sert d’ontologie aux libéraux, d’étalon, de seule référence possible et justifie en cela qu’il ne faille pas s’occuper des autres. Aussi l’individu progresse dans la concurrence stimulée par les réussites de ces autres. Au contraire, les communautés sont avant tout des organisations collectives où la construction mutuelle des individus ne se conçoit pas comme une concurrence mais comme une entraide, ou quelque chose qui s’y rapporte. De même, ce n’est pas l’individu qui se soucie de lui, mais la communauté entière dans sa concertation générale, qui se soucie de tous ses individus selon leurs particularités.
Parallèlement, ce que l'on entend, d'ordinaire, par « anarchiste individualiste » correspond moins au membre d'une communauté isolée qu'à l'image romantique de l'aventurier qui va où bon lui semble, résout les problèmes des communautés par lesquelles il passe, y séduit les femmes, punit les méchants, détrousse noblement les riches avares, nargue l'État et meurt finalement d'une balle dans le dos tiré par un sale flic, mais dans les bras d'une infirmière qui est très belle et qui pleure.
La vie de bohème, présente dès le dix-neuvième siècle, rattache d’abord son individualisme à la liberté de jouir sans entrave, en opposition à la société des mœurs étriquées de l’Ancien Régime. L’impulsion politique reste, au début, un peu confuse, et les velléités artistiques occupent la place principale. Mais au fur et à mesure des décennies, sa forme politisée gagne du terrain. Au début du vingtième siècle, cambrioleurs et « terroristes » anarchistes (destruction de matériel, attention particulière pour ne pas faire de victimes innocentes) se multiplient. Après de féroces représailles, deux guerres mondiales, et la révolution russe, le modèle s’essouffle. Mais il connaît un renouveau retentissant à partir des années soixante, en se mêlant aux mouvements hippies et contestataires de l’époque. À leur suite émergent des petits groupes politiques qui organisent braquages, cambriolages, voire assassinats très ciblés. Plus que jamais, c’est la revendication de la jouissance, et de l’action directe, par opposition à l’austérité et aux plans interminables des organisations collectives, qui distinguent ces mouvements des communistes, ou même des anarcho-syndicalistes.
Encore une fois, l’individualisme libéral diffère. Il y a quelque chose d’évident. Au quotidien, les anarchistes passent le plus clair de leurs temps à mettre au point l’exaction la plus hérétique pour un libertarien : l’atteinte à la propriété. Et puis, au regard de la théorie libertarienne, la jouissance n’est qu’une option de l’individu, et il faut invoquer un intermédiaire pour la concevoir, puisque c’est surtout en tant qu’il est ma propriété que je jouis de mon corps. Au contraire, c’est principalement la jouissance qui justifie, chez les anarchistes, la revendication de l’individualité.
Cependant, ils se rejoignent dans la souveraineté qu’ils donnent à la décision individuelle au regard de la position collective. La chose est complexe à analyser, et, sans rentrer dans les détails, disons qu’il existe tout de même des différences d’intentions : l’anarchiste est enclin à préférer trouver des solutions collectives plutôt que de s’enfermer dans son retranchement individuel, tandis que le libertarien en a juste rien à foutre de ceux qui sont pas d’accord. Néanmoins, la revendication reste la même.
Si toujours les fondements mêmes des deux courants anarchistes et libertariens sont farouchement opposés, puisque les premiers dénoncent la propriété comme une aliénation à bannir au plus tôt, et que les seconds en font le corrélat ontologique de l’individu, nous sommes obligés de reconnaître que leurs individualismes se ressemblent. La revendication libertarienne de la liberté des mœurs est à l’image de la vie de bohème, et celle de l’entrepreneur visionnaire, à celle de l’aventurier courageux et bravant l’État. Les libertariens se voient comme des rebelles, et même comme des utopistes. Lorsqu’ils ne traitent pas d’argent ou de propriété, ils peuvent même passer pour des anarchistes. Deux points, surtout, alimentent le brouillard.
Le fait est que nous vivons dans un monde déjà capitaliste. Même pour leurs plus farouches opposants, argent et propriété sont des référents incontournables. Si l’anarchiste individualiste dégage une aura séduisante pour beaucoup de gens, et sert, comme il est d’ailleurs souhaité en théorie, de modèle, ses admirateurs sont loin d’être tous prêts à passer dans l’illégalité, et beaucoup n’envisagent pour eux d’en adopter que le caractère folklorique sécurisé. Autrement dit, ce qui attire, dans l’image du nanar aventurier, c’est bien plus la vie de bohème que sa politisation, et malgré tous ses efforts pour en expliquer la démarche, la plupart de ceux qui s’inspirent de lui s’en tiendront aux voyages, à la drogue et à l’acceptation, pour soi, de la précarité. Or, et cela croise le second point, cette vie de bohème a été presque entièrement récupérée par la pensée libertarienne.
Comme le dit la Réclame, voyager est aujourd’hui chose aisée. Les moyens modernes de communication, l’accès aux transports, ou encore les moyens alternatifs d’hébergements évitent de s’en remettre à l’improvisation et à la solidarité, et en même temps conservent l’esprit « voyage avec mon sac à dos ». Plus cyniquement, les nouveaux modèles du travail, comme la start-up, l’ubérisation, ou le salariat à sécurité démolie incitent les individus à vivre leur vie, ainsi qu’on le dit dans les Real Tivis, comme une aventure, et en même temps, à participer au progrès.
Plus généralement, la pensée libertarienne récupère, plus que jamais, toutes les formes de contestations. Sa propagande d’aujourd’hui ressemble bien plus à celle de l’anarchie qu’à celle du capitaliste. La chose est particulièrement troublante, mais on la décèle avec de l’attention. Le nombre de films et de séries télé qui critiquent voire condamnent la notion même d’État, et dont les héros sont des résistants, se sont multipliés. Mais il est évident, à la texture même de ces productions, qu’elles ne remettent pas en cause le capitalisme : elles sont elles-mêmes là pour faire des sous.
Nous éditerons, plus tard, un texte consacré à la propagande libertarienne. Pour l’heure, disons simplement que la confusion vise à intégrer les anarchistes au socle commun du capitalisme individualiste. Si le combat anarchiste est avant tout orienté contre le capitalisme, il lui suffit pourtant de n’abandonner que cela pour satisfaire toutes ses autres exigences. Ainsi se pose le schéma de la séduction. Les anarchistes d’aujourd’hui, bien sûr, ne se laissent pas avoir. Mais le matraquage opère sur les générations futures, et la résignation au capitalisme va grandissante.
Conclusion
En conclusion, nous pouvons dire que la pensée libertarienne domine largement l’échiquier politique sans en avoir l’air. Peu de gens se disent libertariens. Les partis officiels font des scores dérisoires aux élections, et leurs représentants apparaissent souvent comme des utopistes assez stricts sur leurs positions, voire des idéologues. Ils n’ont d’ailleurs pas changé de programme électoral depuis la fondation du parti, au contraire des partis traditionnels de gouvernements.
En revanche, « être libéral » constitue de plus en plus un lieu commun chez les politiques professionnels. Si, et tout particulièrement en France, cette sémantique effraie encore un peu certaines parties de la population, elle reste désormais le mot d’ordre officiel de tous les gouvernements successifs depuis le président Mitterrand.
Surtout, comme nous l’avons vu, le libéralisme ne se montre plus comme une idéologie, mais comme « un pragmatisme », et les querelles des assemblées ont été vidées de leurs contenus théoriques pour se réduire principalement à des modalités économiques. Cela donne l’impression que les langages doctrinaires ont été bannis de la politique, mais c’est simplement la marque de la victoire de l’une sur les autres. Car si le libéralisme n’est qu’un pragmatisme, il reste nécessairement issu d’une théorie, et celle-ci ne peut être autre que celle de la pensée libertarienne. Leur séparation est feinte, et ils ne diffèrent qu’à propos de leurs rôles sur le même projet : les libéraux sont le corps, naturellement, les libertariens la tête. Pour eux-mêmes, les libertariens ne sont pas soucieux d’obtenir le pouvoir. Ce n’est pas là leur but. Bien plus, ils représentent le modèle non corrompu, le phare du libéralisme, ils montrent l’exemple. Ils sont les gardiens de la philosophie libérale.
On peut s’effrayer de voir que les opposants traditionnels du capitalisme sont affaiblis. Le projet soviétique, s’il fut certainement fumeux en sa nature même, permettait néanmoins, grâce à son spectacle international, de développer partout la critique du modèle libéral. Avec sa chute, le marxisme et les politiques collectivistes ont violemment été mises à mal, et le folklore anarchiste a été en partie racheté par les vainqueurs, embrouillant considérablement la cohérence des repères idéologiques.
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