La prédiction philosophique ou l’imposture
« Le Front national sera majoritaire », prédit le philosophe Bernard Stiegler dans l’Express. Tout le monde parle de cette progression. Le FN est au centre des préoccupations et les femmes et hommes politiques parlent de lui, même quand il ne fait rien. Le nombre de Français qui déclarent être proches de lui augmente. La prédiction est donc à faible risque. Mais elle est ferme et « falsifiable ».
Plutôt que de crier au loup en se faisant prendre pour un analyste de la société qui a mieux compris que les autres ce qu’il se passe, il s’agirait plutôt de faire de la parole politique un acte et de repenser la dimension politique qu’ont nos actes.
Le marché n’a pas détruit la possibilité d’éduquer les enfants. Ce n’est pas un constat sérieux. Les arts industriels n’ont pas industrialisés les esprits. Bernard Stiegler ne s'attaque pas « aux véritables causes du malheur de tous », comme il dit qu’il le fait, sans mettre en doute sa sincérité.
Plutôt que de suivre de grands prédicateurs « géniaux » qui nous montrent où est le mal et nous absolvent (ce n’est jamais nous), occupons-nous de ce que nous faisons vraiment et tâchons d’être justes et inventifs pour créer des formes sociales meilleures.
Deux types de discours sont particulièrement séduisants et emportent l’adhésion facilement, hors argumentation :
1/ les discours qui prétendent avoir trouvé la matrice du mal, surtout les discours qui voient cette matrice comme un robinet, qui savent comment le fermer et proposent de le faire,
2/ en sens inverse, les discours qui annoncent la catastrophe et, parfois, savent comment la prévenir.
C’est le même mouvement de discours, un tourné vers le passé (il faut savoir d’où vient le vent) et un autre tourné vers l’avenir (il faut savoir où va le vent).
Nous avons tendance à tenir pour vrai le discours qui nous plait, qui correspond notre personnalité, à notre vision du monde, à notre désir d’action ou de tranquillité, aux modalités d’actions qui nous sont les plus agréables, où nous nous sentons le plus performant… etc. C’est humain. Sans quoi, nous adhérerions au discours le plus rationnel, celui qui englobe le plus de faits constatables et les débats tourneraient court, nous serions vite d’accord. Nous sommes en mouvement perpétuel pour nous convaincre les uns les autres et trouver les meilleurs moyens de conduire nos affaires communes malgré et avec cette mise au point, ces ajustements permanents.
Dans cette configuration humaine, les discours linéaires ont une force de conviction bien plus grande que tous les autres (ceux qui rendent compte de la complexité du monde). Alors que cette linéarité des phénomènes est assez rare et que ces discours linéaires ne décrivent pas bien ce qui se passe. Les discours linéaires considèrent le temps comme cumulatif. Un phénomène va tout droit. Il ne peut que grandir ou diminuer si on le laisse faire. Il ne peut ni changer de forme, ni changer de direction, ni changer de signification… il ne peut pas changer en interne.
Bernard Stiegler est un as en ce domaine. Du côté des catastrophistes. A l’oral, il est formidable. Il a une belle voix grave et a franchement l’air de souffrir de ce qu’il dit ; il le présente comme ce qu’il est obligé de dire et qu’il déplore gravement. Son ton de détresse accentue le fond de son discours. Grand talent. Magnifique. Parfait pour les medias de masse (radio et son regard allant avec, télé).
Il a deux mots clés pharmakon et pharmakos qui ont leur pesant de sérieux, de fondation, qui veulent signifier une pensée, reliée aux origines de la pensée (Platon, Derrida). Ces mots fonctionnent comme des icônes, des logos, un signe de reconnaissance aisée et rapide.
Avec ça, Bernard Stiegler dit la même chose que (presque) tout le monde : tout va de plus en plus mal, on va dans le mur, c’était mieux avant… (Pour une immense majorité de Français, ce qui était bénéfique il y a vingt ans devient maléfique) et, pour s’en sortir, il faudrait voir les choses comme je les vois, croire en ce que je crois, faire ce que je dis. Que de l’ordinaire.
Bernard Stiegler prend la société comme un corps (social) qui doit être soigné (il faut le purger). Il se pose en médecin. C’est sa métaphore et on peut lui reconnaître de la constance dans l’emploi de cette métaphore. Le pharmakon est une notion complexe et dialectique. Heureusement, le pharmakos (le remède) est simple et il est dans les mains de Stiegler.
Il faut développer une économie de la coopération. Qu’est-ce ? Sur quoi et comment ? Il ne le dit pas. C’est une question de foi. Si nous attrapions tous cette foi, les questions qui précèdent ne se poseraient pas. Certes. Je ne dirai pas le contraire, je demande juste comment on attrape tous cette coopération.
Il faut ouvrir une véritable perspective. Et quelle est cette véritable perspective qui fera reculer le Front national ? Un nouveau modèle industriel, fondé sur une économie de contribution… Le tout fondé sur l’idée qu’il suffirait de le vouloir pour que cela vienne. La France doit, avec l'Europe, refonder sa politique de recherche et de formation supérieure sur la base d'une nouvelle conception du Web intégralement contributive, former en masse les Français au numérique et développer son industrie numérique en déployant un modèle alternatif et… le Front national reculera ! C’est Stiegler qui le dit.
Il fustige Eva Joly qui avait accablé les électeurs du Front national, car pour lui, il faut prendre soin de ces électeurs (il ne dit pas soigner). En même temps, il fustige tout le monde : « La société contemporaine est devenue massivement indigne et, à part quelques imbéciles heureux, tout le monde subit ce désastre. » et place ses opposants, dont je fais partie, dans les imbéciles heureux. Il mène son groupe de main de maître, sans opposant, et avec une coopération à sens unique.
Il faut vraiment ne pas écouter ces types de discours alarmistes et, en fait, réactionnaires, bien qu’ils apparaissent progressistes.
Il nous faut engager des actions de coopérations près de chez nous, dans nos vies. En matière d’éducation, Freinet a pratiqué une pédagogie coopérative, et a créé un mouvement coopératif. Il nous faut renoncer à cette idée simpliste selon laquelle le passé était bien construit et compréhensible. C’est une idée capitaliste ou libéraliste comme vous voudrez.
Il faut laisser tomber les discours stéréotypés et penser par soi-même dans une praxis.
Que cent fleurs s’épanouissent.
- La lumière à travers les nuages
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