Pour l'opinion courante, l'idéologie évalue le bien de l'homme, le bien moral, social ou politique, tandis que la science cherche à expliquer tout phénomène empirique, en excluant toute interférence morale. À l'idéologie, les valeurs, à la science exclusive, les vérités. Mais la science ne prétend-elle pas elle aussi dire le bien de l'homme en considérant que tout frein moral au progrès scientifique est contraire au bien de l'homme ?
"Les sciences ne pensent pas, elles calculent", disait Heidegger à Fribourg, en 1952. Mais alors, si elles ne pensent pas, leurs progrès n'est donc pas celui de la pensée, ni non plus celui du bien de l'homme, puisque le propre de l'homme est de penser. Descartes, lui, affirmait dans son Discours de la méthode que l'objet de la science est "de se rendre maître et possesseur de la nature". En recoupant cette affirmation avec celle de Heidegger, nous pouvons conclure que la science moderne exclusive est une mécanique intellectuelle qui ne pense pas, avide de possession et de domination, qui tend à faire de la nature et du vivant une mécanique aveugle, sans finalité. La théorie mécaniste de la nature est ainsi devenue "un fait avéré", comme le remarque le biochimiste Rupert Sheldrak. Telle est donc le dogmatisme idéologique de la science moderne : un point de vue exclusivement rationnel de l'empirique, une causalité sans finalité. Mais est-ce que cette logique rationnelle exclusive est une logique émancipatoire ?
S'émanciper, selon Jacques Rancière, c'est se désassujettir du mode de pensée et de parole auquel nous assignent les institutions dominantes. Il s'agit donc pour nous de nous émanciper de ce mode de pensée auquel nous sommes tous assignés aujourd'hui, à savoir, la logique rationnelle exclusive. Celle-ci présuppose par exemple que nous ne percevons que la surface de la matière, par le biais du toucher et de la vue. Tout comme on a présupposé pendant des millénaires le soleil mobile et la Terre immobile. Mais si nous percevions non pas la surface mais le fond de la matière ? Si le fond mouvant de la matière n'était rien d'autre que l'imagination ? Il est à noter que les neurosciences cognitives ont certes réussi à réduire la pensée humaine à une combinaison empirique, mais elles ne sont pas parvenues à le faire pour l'imagination. Le sujet imaginant serait donc déjà dans la connaissance du fond de la réalité empirique, et n'aurait donc pas besoin de l'intermédiation de l'objet pour accéder au fond de la connaissance. Hegel écrivait dans sa préface à la Phénoménologie de l'esprit que "la vérité est plus du côté du sujet que de l'objet".
Dans une démarche rationaliste, le sujet imaginant serait ainsi asservi à l'objet introuvable de son désir de connaissance du fond de l'empirique, et pour cause, la mouvance de notre imagination serait déjà le fond de l'empirique, c'est-à-dire une onde, une énergie empirique infiniment subtile, inobservable et inmesurable par la science. La physique quantique distingue la nature ondulatoire de la matière de sa nature corpusculaire. Je pense pour ma part que les réseaux complexes d'énergies ondulantes subtiles produisent un effet corpusculaire et ondulatoire mesurable ; une mouvance de l'imagination soutenue entrainerait donc un effet matériel corrélatif, observable et mesurable par la science. Malheureusement, la mouvance de notre imagination nous échappant le plus souvent, on ne peut diriger celle-ci que si on adopte une logique émancipatoire, en s'y tenant fidèlement jusqu'au bout. Cette corrélation entre le psychique et le physique a été notamment intuitionée par Jung et Pauli, sous la fameuse notion de synchronicité, tant décriée par les rationalistes.
Dès lors, comment conduire notre imagination pour nous émanciper de l'impératif rationnel, qui nous aliène finalement ?
Il s'agit tout d'abord de nous émanciper du mesurable, c'est-à-dire de l'objet, et plus précisément de la dialectique sujet/objet qui remonte à Socrate. Il ne s'agit plus pour le sujet de tenter de se connaître par représentations conceptuelles mais de rendre sensible souverainement les moindres mouvements de son imagination, sans être assujetti à la moindre représentation. Le sujet doit donc se faire souverain. L'émancipation du sujet passe donc par une dialectique sujet/souverain, une dialectique qui nous conduit nécessairement à envisager la souveraineté divine. Le sujet est émancipé lorsqu'il ne résiste plus à cette souveraineté (comme dans le rêve, par exemple), et cela est d'autant plus difficile pour lui, à l'état de veille, que ce sont précisément ces résistances qui forment et déterminent le sujet. Pourtant, le désir d'émancipation, ce désir souverain est au fond de tout désir humain, un désir sans objet, ou plutôt un désir dont l'objet est le sujet, un sujet désiré par le souverain, auquel le sujet résiste, jusqu'à la mort le plus souvent. L'émancipation consiste donc à conquérir, à vaincre, à abolir ces résistances, essentiellement sémantiques, en transformant du sens (le sens du mot "matière", par exemple, ou du mot "mort"), au fil des indices sensibles suggérant notre émancipation. On transforme ainsi le sens de l'émancipation comme "résistance à une conquête" en "conquête de résistance". La seule perspective effectivement émancipatrice est donc une conquête sémantique.
Dans la logique rationnelle on tente au contraire de fixer le sens sous forme de vérités réfutables, comme disait Karl Popper. Ces fixations du sens déterminent des résistances sémantiques, qui deviennent des résistances logiques, qui forment les vérités scientifiques, des vérités que la science corrige peu à peu au gré des contradictions empiriques, selon un instinct vérificateur, "un sens de la vérité qui n'est au fond, comme disait Nietzsche, qu'un sens de la sécurité". La logique rationnelle exclusive est donc finalement une logique sécuritaire, et non pas émancipatoire, c'est parce que l'instinct de sécurité est universel chez l'homme que la logique rationnelle est devenue universelle (l'instinct de sécurité est plus fort que celui d'émancipation, c'est ce qui fait la servitude des masses), une logique qui cherche vainement la sécurité parfaite, jusqu'à nous y asservir. Sécurité partout, confiance nulle part. Malgré les scandales à répétition de l'industrie pharmaceutique, chimique et nucléaire, on a toujours confiance en la science par souci de sécurité. La sécurité devient ainsi le prétexte à une dictature mondiale. Toute vérité scientifique aspire bien-sûr à rester égale dans le temps et l'espace, mais l'égalité parfaite c'est l'égalité du vide. Et c'est tellement vrai qu'Alain Badiou définit l'ensemble vide comme la plus simple expression rationnelle de l'Être, dont le déploiement ne serait que l'infinie multiplicité de cet ensemble vide. Ainsi, croire en la rationalité et la science, c'est croire à l'ensemble vide, c'est croire au vide. Voilà le nihilisme suprême. Mais en réalité nous ne croyons pas au vide, la nature humaine a horreur du vide, nous croyons à ce qui masque le vide, et ce qui le masque aujourd'hui, il faut bien le dire, c'est le billet de banque. Ce nihilisme réussi donc à s'établir et à se répandre sous la forme d'un nihilisme marchand sans frontières, dans un vide moral généré par la raison exclusive.
Ce nihilisme triomphant est sans doute la dernière idéologie, car ce nihilisme scientifique, fer de lance de l'arrogance occidentale, étant devenu universel, planétaire, sa chute sera donc tout autant universelle et entraînera l'effondrement de l'humanité entière. Le rationalisme exclusif s'effondrera sur le vide qu'il génère quand le billet de banque ne pourra plus masquer ce vide. Étant donné la profonde crise monétaire actuelle, on peut craindre que la dernière idéologie va bientôt s'effondrer, et l'humanité périr.
Lotfi Hadjiat