La tragique leçon de journalisme de Géraldine Mulhman sur France Culture
« Grands médias » contre petit « journalisme citoyen » : la tragique leçon de journalisme de Géraldine Mulhman sur France Culture. C’est peu de dire que le journalisme traditionnel est bousculé par l’irruption des sites sur internet prétendant chasser sur ses terres avec une compétence qui ne lui est pas forcément inférieure. Il n’est donc pas étonnant que sous la menace, la profession réagisse. Et c’est tant mieux !
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Car c’est de cette seule interaction que l’on peut attendre une amélioration de la qualité de l’information disponible, tout comme, à travers les âges, projectile et bouclier se sont renforcés mutuellement pour parer chacun aux performances accrues de l’autre. Le doute méthodique du récepteur ne peut qu’inciter l’émetteur à plus de circonspection.
Seulement, encore faudrait-il que la profession journalistique ne continue pas à mener des combats d’arrière-garde en s’accrochant désespérément à « la théorie promotionnelle de l’information » avec son fourbis d’erreurs qu’elle répand depuis toujours et qu’elle a même réussi à faire avaler par l’école confite dans le formol du formalisme.
Une charge violente avec des armes rouillées
Une chronique de Géraldine Mulhman donnée jeudi 11 octobre 2007 à 7 h 25 sur France Culture en offre un cruel exemple. Sous le titre « L’oubli des faits, le démon du journalisme », elle s’est lancée à corps perdu dans une contre-offensive pathétique. Elle a prétendu régler leur compte aux sites internet consacrés à l’information, accusés d’être souvent des « déversoirs de discours approximatifs, de mensonges et de rumeurs malveillantes ». Le comble, selon elle, est que les « grands médias » (sic) se laissent parfois intimider, alors qu’eux, au moins, ne se contentent pas de commentaires, mais vont recueillir « les faits » avec cette « obsession de l’exactitude factuelle », dont les « News » américains auraient donné l’exemple depuis la deuxième moitié du XIXe siècle pour livrer à un large public, au-delà des familles partisanes, des histoires reposant sur des « éléments factuels incontestables et avérés ». Et Mme Mulhman de citer M. J.-N. Jeanneney : car, dans sa présentation des « 10e rendez-vous de l’Histoire » qui se tiendront à Blois le 18 octobre, celui-ci juge « illusoire et périlleux » le rêve d’une société rendue « transparente » par les extraordinaires moyens technologiques, tous ces « nouveaux canaux qui charrient plus de mensonges, de calomnies ou d’absurdités que de saines vérités ».
Et pour faire bonne mesure, Mme Mulhman finit par délivrer un cours sur la question essentielle : « C’est quoi un fait ? Ça se cueille, ça se recueille comment ? » Pour sa démonstration, elle cite une photo qui vient de recevoir à la fois le prix du « Correspondant de guerre » et celui du « Grand public » de Bayeux, le 6 octobre dernier. Elle a été prise en mai 2007 par un journaliste de l’AFP, Mahmoud Hams, à Gaza : on y voit des adolescents s’enfuir à toutes jambes sous une roquette suspendue en plein ciel (voir la photo ci-contre). Voilà, souligne-t-elle, ce qu’est un fait rapporté par un reporter « qui est allé le chercher dans le présent des conflits armés », « un fait à l’état brut », ose-t-elle même ajouter parce que le reporter aurait pris sa photo sans savoir que la roquette était dans le champ de son objectif. « Rien ne remplace la présence sur place, conclut-elle. C’est une belle leçon de journalisme. »
On en reste affligé. Car c’est surtout une belle leçon de naïveté tirée de « la théorie promotionnelle de l’information » que répandent les médias en croyant gagner ainsi une crédibilité. S’y retrouvent les mêmes erreurs, inlassablement ressassées depuis des lustres, que sont la distinction fallacieuse entre fait et commentaire ou la définition infondée de l’information présentée comme « un fait rapporté », voire « un fait brut » !
Une théorie promotionnelle de l’information contredite par l’expérience
La distinction de « l’information » et du « commentaire » est ainsi énoncée dans un refrain connu : « Le commentaire est libre, mais les faits sont sacrés ». Cette opposition vise à faire croire qu’il est possible de dissocier « le commentaire », par nature subjectif, qui influence, de « l’information », c’est-à-dire l’énoncé objectif d’un fait qui n’influencerait pas. Or, c’est une illusion : cette règle repose sur deux erreurs.
1- Une information n’est que « la représentation d’un fait »
On ne le répétera jamais assez, une « information », contrairement aux idées reçues, n’est pas « un fait », mais seulement « la représentation d’un fait », par des mots ou des images, entre autres. Car la perception ou la diffusion de l’information, chez l’être vivant, se fait obligatoirement par des médias interposés, si l’on peut oser le pléonasme. Et selon les médias disposés en série (médias sensoriels, postures, voix, apparence physique, mots, images, médias de masse, etc.), la représentation de la réalité peut être plus ou moins fidèle, mais elle reste une représentation, car « la carte » n’est pas et ne sera jamais « le terrain » qu’elle représente, selon l’image lumineuse de Paul Watzlawick. Un croquis, une carte routière ou satellitaire ne sont jamais que des descriptions ou commentaires plus ou moins fidèles du terrain présenté.
Mme Mulhman ne doit pas connaître la leçon magistrale de Magritte : sur un tableau où il a peint une pipe et sur un autre, une pomme, il a mis en garde le spectateur en prenant soin chaque fois d’écrire : « Ceci n’est pas une pipe », « Ceci n’est pas une pomme ». Non ! ce n’est que « la représentation d’une pipe et d’une pomme », tout comme la photo, citée en exemple par Mme Mulhman, est « la représentation d’un groupe d’adolescents s’enfuyant sous une roquette dans le ciel », à l’intérieur d’ un champ étroitement délimité par un cadre et sous un angle donné.
2- Un commentaire implicite est adhérent à une information
En second lieu, une information est soit livrée volontairement, soit gardée secrète, soit extorquée, parce qu’un principe fondamental régit « la relation d’information ». Une formulation de ce principe est prêtée à Churchill : « En temps de guerre, aurait-il dit, la vérité est si précieuse qu’elle devrait toujours être protégée par un rempart de mensonges. » Sans doute, les termes moraux de « mensonges » et de « vérité », employés aussi par M. Jeanneney, sont-ils inappropriés, comme le montre, du reste, la maxime de Churchill elle-même : le mot « mensonge » qui est considéré comme moralement négatif, ne reçoit-il pas ici, par sa fonction de protection de « la vérité » et de la vie, une valeur positive ? C’est pourquoi on doit lui préférer le mot « leurre ».
En tout cas, si l’on admet que la guerre est un état endémique à intensité variable entre les hommes, et que le premier souci de chacun est de ne pas s’exposer inconsidérément aux coups des autres, il est possible d’ étendre la portée de ce principe en le reformulant plus rigoureusement de la manière suivante : « Nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire. » Qui peut oser soutenir le contraire sans hypocrisie ? En conséquence, toute information livrée par un émetteur s’accompagne implicitement du commentaire suivant : « volontairement livrée car jugée utile de l’être », ou à défaut, « jugée non nuisible, voire indifférente ». Et c’est pourquoi toute information gardée secrète - car « jugée nuisible aux intérêts de l’émetteur » -, attise immanquablement les convoitises du récepteur qui cherche à percer le mystère par divers moyens, c’est-à-dire à extorquer l’information cachée.
Ainsi, « objectif » ou « subjectif », un « fait » énoncé ou gardé secret est la manifestation d’un choix pour influencer le récepteur à qui il est livré ou non, Tout fait, gardé secret ou révélé, est l’expression d’un jugement selon lequel il mérite ou non d’être transmis : c’est bien un second commentaire implicite qui adhère à l’information sans pouvoir en être détaché. Ici, cette photo n’échappe pas à la règle. Si elle a été diffusée, c’est pour servir une cause et en desservir une autre : on en déduit, par exemple, que la population civile palestinienne est la cible de tir aveugle des forces israéliennes. Et cette scène cruelle de mort imminente permet une stimulation immédiate et violente d’un réflexe de compassion pour les victimes innocentes et d’un réflexe symétrique de condamnation des bourreaux.
Mais c’est oublier qu’une photo, comme toute image, est composée de procédés structurels dangereux : l’un est la mise hors-contexte qui permet de faire dire à une image, un texte, un geste ou un silence ce qu’on veut ; l’autre est la métonymie qui, en présentant seulement un effet, incite le lecteur à déduire une cause vraisemblable avec toute une marge d’erreurs possibles. Dès lors, dans la guerre qui oppose Israéliens et Palestiniens, comme ailleurs, le danger est de ne pas en tenir compte. Quel était le contexte de cette image, ce jour de mai 2007 où, dit-on, elle a été prise ? Est-on en présence d’un acte délibéré relevant du crime de guerre par agression d’une population civile ? Ou est-ce la riposte en légitime défense à une attaque inconsidérée sans plus se préoccuper d’une population civile qu’on expose à cette riposte ? L’image ne peut le dire. Or, c’est de l’un de ses deux contextes que dépend le sens de l’image, en dehors de lamentations convenues sur « les horreurs de la guerre ». Ne pas en tenir compte revient à se servir de l’image comme d’une arme de guerre. Car, avant d’être un droit, l’information est d’abord une guerre.
« La preuve par l’image », on le sait depuis longtemps, est de la dynamite difficile à manier. Elle vient d’éclater entre les mains de Mme Mulhman qui persiste à ignorer qu’on n’accède jamais à « un fait » et encore moins à un « fait brut », mais seulement à « la représentation d’un fait » assortie intrinsèquement d’un commentaire implicite. Et quand l’information est transmise par image dont mise hors-contexte et métonymie sont des procédés structurels, une prudence redoublée s’impose : l’image expose à toutes les erreurs d’interprétation possibles. Il ne peut en être autrement. Une porte-parole des « grands médias » devrait le savoir, si elle ne veut pas perdre tout crédit. « Qui voit le ciel dans l’eau, voit des poissons dans les arbres », prévient pourtant depuis longtemps un proverbe qu’on dit chinois. Si, en effet, le reflet du ciel dans l’eau, c’est-à-dire sa représentation, est pris pour le ciel lui-même, on s’expose à voir des poissons évoluer dans le reflet des arbres qu’on prendra aussi pour les arbres eux-mêmes. Bonjour alors les hallucinations ! Paul Villach
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