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Accueil du site > Tribune Libre > Le don d’organes, c’est comme les antibiotiques, c’est (...)

Le don d’organes, c’est comme les antibiotiques, c’est pas automatique !

Samedi 17 octobre 2009 avait lieu la journée internationale du don d’organes. A cette occasion : témoignages, appel à la générosité, et surtout : rappel de la situation de pénurie d’organes à greffer. Dans un contexte juridique de « consentement présumé » – tout le monde est présumé consentir au don de ses organes vitaux à sa mort – et avec une « définition juridique de la mort » qui « ne répond pas à une meilleure connaissance de la mort, mais à la nécessité d’accéder sans obstacle à des ressources utiles à la pratique médicale », comme les fameux « greffons » (organes vitaux), comment se fait-il qu’il y ait pénurie ? (citation de David Le Breton, « La Chair à vif », Editions Métailié, 2008). Tous les outils législatifs ont pourtant été mis en place pour que les acteurs des transplantations puissent … « soigner l’homme avec des bouts d’homme » (Claire Boileau, « Dans le dédale du don d’organes », Editions des Archives Contemporaines, 2002).

La question « Etes-vous pour ou contre le don d’organes » n’est pas une question ouverte. Elle appelle une réponse sans nuance(s) : « oui/non », un peu comme l’interrupteur « On/Off » d’un appareil électrique ou électronique, ou une porte qui doit être ouverte ou fermée (afin d’éviter les courants d’air), ou encore ces films hollywoodiens où n’existent que des bons et des généreux (« the goodies ») d’un côté et des méchants, égoïstes et repliés sur eux-mêmes (« the baddies ») de l’autre. Je vous propose de sortir de cette fiction.

J’aimerais citer une sociologue, Renée Fox, qui dans son livre intitulé "Spare parts" ("Pièces détachées"), dénonce la "dérive d’un pouvoir médical excessif et des efforts faits par la société pour perpétuer sans fin la vie et réparer, reconstruire l’homme par le remplacement d’organe. Nous voulons nous séparer des souffrances humaines, du mal social, culturel, spirituel qu’engendrent ces excès sans limites".

Petite illustration de ces propos : à l’occasion de la Journée mondiale de la greffe, le Professeur Christian Cabrol, pionnier de la greffe cardiaque en Europe, était interviewé. Je cite ses propos : "Il y a encore beaucoup de fantasmes autour des dons d’organes. Pourtant, la question est très simple : il s’agit de permettre que l’on nous prélève des organes alors que l’on est déjà mort. Ce n’est vraiment pas grand-chose quand on y pense. C’est un acte social et en même temps, une glorification du corps.". Source : http://actuagencebiomed.blogspot.com/2009/10/don-dorganes-appel-la-mobilisation.html

Ces propos évacuent clairement la question de la mort : il s’agit de donner ses organes alors qu’on est déjà mort. Le don d’organes se réduirait à une simple formalité. Une simple formalité administrative, ajouterait-on presque, par réflexe.

Que se passerait-il si on réintroduisait la mort dans la question du don d’organes ? Après tout, ce n’est pas le chirurgien transplanteur qui devra vivre un chagrin, accomplir ce travail du deuil suite à la perte d’un être cher sur lequel on aura accepté le prélèvement d’un ou de plusieurs organes vitaux, et/ou de tissus, comme les tissus composites de la face.
Réintroduire la mort dans la question du don d’organes, c’est précisément ce qu’on fait des sociologues comme David Le Breton (ouvrage cité plus haut) :
"La définition juridique de la mort ne répond pas à une meilleure connaissance de la mort, mais à la nécessité d’accéder sans obstacle à des ressources utiles à la pratique médicale. Dans les mêmes circonstances physiques un individu déclaré mort aujourd’hui ne l’aurait pas été en France avant que la loi n’établisse la notion de mort cérébrale. L’opération suscite alors le commentaire désabusé de juristes évoquant pour le patient prélevé l’idée d’une ‘mort par circulaire’. A la différence du constat de mort par arrêt cardiaque, la mort cérébrale introduit une sévère ambigüité. L’insistance sur ‘cérébral’ dans la notion de ‘mort cérébrale’ résonne comme un lapsus, comme s’il n’était plus possible que de mourir par séquence. La personne disponible aux prélèvements n’est pas ‘morte’ au sens courant du terme, mais dans un état intermédiaire. Son cerveau est détruit, elle est maintenue en réanimation par des techniques sophistiquées et donne encore les apparences de la vie. Elle n’est ni morte ni vivante, ou plutôt simultanément morte et vivante. Elle gît dans son propre corps, inaccessible, impensable, entre deux mondes, cadavre vivant et disponible aux prélèvements. D’organe ôté en organe ôté, elle meurt de plusieurs morts avant la mort ultime du débranchement de la machine. La notion de mort cérébrale identifiant la destruction du cerveau à la mort de l’homme est sans doute admissible dans les sociétés occidentales marquées par le dualisme entre corps et âme, et où la médecine traite essentiellement du corps malade. Dans ces sociétés l’humanité est assimilée à l’âme, et une vision séculière associe cette dernière au cerveau. Dans cette logique la mort du cerveau est celle de l’âme, et donc celle de l’individu puisqu’il ne resterait de vivant que son ‘corps’, c’est-à-dire ‘rien’. La mort cérébrale est un héritage dualiste, une vision purement biologique de l’homme qui occulte l’existence réelle. Car ce n’est pas le cerveau qui pense, vit, ou suscite l’affection, mais la personne. L’identification de l’homme aux seules fonctions supérieures de la conscience, à la seule pensée, soulève bien des questions irrésolues et renvoie à une vision limitée de l’humain. En écho au ‘cogito’ de Descartes, une personne est-elle identifiable à ses seules fonctions cérébrales ? Pour nombre de proches, l’ambivalence persiste. A leurs yeux l’individu est encore vivant, même si son cerveau est lésé. ‘Le corps est uniquement le corps de ce cerveau et non d’un autre, de même que le cerveau est uniquement le cerveau de ce corps et non d’un autre (…). Mon identité, écrit H. Jonas, est l’identité de mon organisme entier, même si les fonctions supérieures de la personne sont localisées dans le cerveau. Comment autrement un homme pourrait-il aimer une femme, et pas seulement son cerveau ? (…) Ainsi le corps du comateux, dans la limite où, à l’aide de l’art, il continue à respirer, son cœur à battre, les échanges cellulaires se poursuivre, doit être considéré comme la continuation du sujet aimant et aimé, et en tant que tel, il a encore au moins le droit à cette part de sacralité que les lois de Dieu et des hommes lui confèrent. On ne peut l’utiliser comme un simple objet’ (Jonas, 1974). Et H. Jonas exige que ‘le patient soit absolument sûr que son médecin ne devienne pas son exécuteur’. A moins d’être une créature surréaliste ou déjà une chimère issue d’un laboratoire clandestin, le corps est l’unique lieu d’apparition de l’homme, et non son seul cerveau. La famille confrontée à un proche en mort cérébrale continue à le voir vivant, elle sent sous sa main une peau chaude, comme elle l’était les heures précédentes ; le visage semble prêt à ouvrir les yeux ; la poitrine se soulève régulièrement ; et surtout le cœur continue à battre. L’idée de mort encéphalique est partielle et partiale, elle est abstraite pour quiconque ne participe pas d’une culture médicale rationnelle. Les mots échouent à définir le statut d’un individu à la fois mort et vivant. Sa mort cérébrale ne lui ôte en rien les allures du vivant. La frontière entre vie et mort devient poreuse, réversible, abstraite, échappant à toute intuition sensible. Une mère, par exemple, demeure hantée par les conditions de prélèvement sur son fils : ‘Je croyais qu’on attendait la mort’, dit-elle." (Copyright Editions Métailié, Paris, 2008)
Les sociologues réintroduisent donc dans la question du don d’organes une complexité que certains chirurgiens transplanteurs, ainsi que l’Agence de la biomédecine, qui orchestre le discours public sur le don d’organes, cherchent à … faire oublier.

Débattre en public de la question du don d’organes, c’est parler de tout ce que vous voulez, sauf de la mort. Tout ce que vous voulez. Prenons le thème du consentement. "Consentement présumé" (on est tous présumés consentir au don de nos organes en France, c’est la loi), ou "consentement explicite" (on doit demander sa carte de donneur, qui a valeur légale, pour exprimer son accord au prélèvement de ses organes vitaux à sa mort, c’est le cas en Suisse et en Grande-Bretagne, ainsi qu’aux USA) ? Le débat fait rage, surtout que les lois bioéthiques actuelles sont en cours de révision. Faut-il changer le "consentement présumé" ? Faut-il instaurer le "consentement explicite" ? Attention faux débat ! Là n’est pas le problème ! Le problème, c’est la mort du donneur d’organes : ce mort semble simplement endormi. Les familles confrontées au don d’organes doivent accepter cette mort à l’aspect si peu conventionnel qu’est la "mort encéphalique" ... Et pour cause : pour un potentiel donneur d’organes, le constat légal de décès est anticipé. La mort légale du potentiel donneur d’organes précède sa mort physiologique. Ce constat légal de décès anticipé constitue le seul moyen de récupérer des organes vitaux à des fins de transplantation. Voilà la réalité à laquelle est confrontée toute famille de potentiel donneur d’organes. Voilà ce que ces proches confrontés au don d’organes doivent accepter - ou refuser : un constat légal de décès anticipé. A quelle mort est-ce que je crois ? Quelle va être la toute fin de vie du donneur d’organes ? Il est impossible de prélever des organes vitaux sur un cadavre. Le vrai problème, il est bien là. Le débat "consentement présumé (arraché ?) ou explicite" est un faux débat, la seule réalité, c’est la question de la mort du donneur d’organes, le Professeur Bernard Debré l’a répété le 17 octobre, dans l’émission "Ca vous regarde" (La Chaîne Parlementaire) (source). Pour lui, le "consentement présumé" contre le "consentement explicite", cela fait match nul ! La réalité, c’est qu’il y a une famille à convaincre, au chevet d’un patient dont on dit qu’il est mort, mais il semble simplement endormi (il respire, il est rose). Cet aspect non conventionnel de la mort serait le principal obstacle au don d’organes, motivant le refus de 30 à 35 pour cent des proches confrontés au don d’organes (ce taux de refus peut atteindre 50 pour cent en pédiatrie). On pense au constat de décès anticipé sur le plan légal, et au décalage entre mort légale et mort physiologique, la première précédant la deuxième. Pour le Professeur Bernard Debré, la réalité du don d’organes se résumé à cette question :
"Le consensus établi pour favoriser les prélèvements n’a pas fait de la mort cérébrale une vérité de la mort. Celle-ci continue à soulever des doutes, ne serait-ce que dans l’intimité des consciences. Immanquablement, elle suscite la question du sens qu’elle revêt pour ceux qui sont confrontés à la situation de voir un proche en cet état." (David Le Breton, ouvrage cité).
Loin de balayer d’un revers de la main la question de la mort et son cortège de questions philosophiques, comme l’a fait plus haut le Professeur Christian Cabrol, le Professeur Bernard Debré renvoie sans fard aux réalités de cette affaire des transplantations.

Pour faire connaissance avec les réalités des transplantations, nous allons quitter le domaine de vues de l’esprit, comme le consentement implicite ou explicite, la générosité, pour entrer dans du réel, bien réel cette fois. Je vous propose de visionner un film montrant le prélèvement du cœur sur un enfant d’une dizaine d’années, puis la greffe de ce petit cœur chez une enfant malade, Lorena. Ce film date de 2006. L’équipe de Temps Présent (Suisse) a suivi toutes les étapes de cette "affaire de cœur" qui commence en France, à l’Agence de biomédecine de Lyon. Véritable plaque tournante des greffes d’organes pour l’est de la France, elle met en place et coordonne 24h sur 24 le travail de toutes les équipes de professionnels concernés par cette transplantation.

==> Visionner le film (Emission : "Une affaire de cœur") : cliquer ici. (Durée du film : 42 mn 21 sec.)

Mohammad Younes, le chirurgien chargé de prélever le cœur du petit "défunt", est interviewé. Il confie ne jamais regarder le visage de l’enfant sur lequel il prélève un organe vital. "Ce serait trop dur", confie-t-il à Marcel Schüpbach. "Mon travail c’est de donner la vie à travers la mort". Egalement interrogé, le chirurgien qui a transplanté le greffon sur la petite Lorena ne cache pas la complexité de ce type d’opération. Il évoque aussi ses conséquences. "L’espérance de vie d’un enfant transplanté ne rejoint pas celle d’un enfant normal".

Nous sommes loin de la "simple formalité" dont parle le Professeur Christian Cabrol plus haut. La greffe, c’est un gain de vie, mais aussi un prolongement de la maladie, et non pas une guérison complète. La greffe, ce n’est jamais l’idéal. C’est la solution de dernier recours. La chimiothérapie immunosuppressive permet de lutter contre l’infection et le rejet du "greffon", deux facteurs de décès post-greffe. Mais ce traitement immunodépresseur a des effets secondaires lourds : cancer, diabète, insuffisance rénale, entraînant une dépendance "à vie" de l’institution médicale.

Ce film a le mérite de rappeler quelques vérités qui sont très peu connues du grand public – ne serait-ce que parce que le discours public sur le don d’organes ne s’affranchit jamais de la promotion du don.

Petit résumé de ces vérités, rappelées par les chirurgiens transplanteurs interviewés pour ce documentaire :

1. L’organe greffé a été donné. Le greffé doit se l’approprier, cet organe devient le sien. Les proches du donneur décédé (ici il s’agit d’un petit garçon) ne doivent pas s’imaginer que leur enfant mort (disparu) "revit" au moins un peu à travers d’autres personnes – en l’occurrence, à travers Lorena, qui a reçu le cœur de ce jeune garçon. Pour mettre toutes les chances de son côté, le greffé doit s’approprier le greffon. Cet aspect des transplantations, qui peut paraître "cannibale", correspond du moins à une réalité. Il est hypocrite de laisser croire les proches du donneur décédé à une sorte de "métempsychose habillée de modernité" (Docteur Marc Andronikof). Dans l’interview, le chirurgien qui greffe le nouveau cœur de Lorena souligne le côté malsain de cette croyance, et surtout, peu conforme à la réalité de l’affaire : il est souhaitable que le greffé s’approprie le greffon.

Ici, petit moment de gêne. Suis-je la seule à avoir entendu le témoignage de parents confrontés au don d’organes, qui affirment : "Au moins, le cœur de mon petit ange continue à battre dans la poitrine d’un autre" ? Le patient greffé ne vit pas pour le donneur. Il vit (survit) pour lui-même. Il n’existe pas de "contre-don", permettant de rendre la pareille, lorsqu’on reçoit un tel don : un organe vital.

En septembre 2009, Isabelle Dinoire, la première patiente "greffée du visage" en France (il s’agit en fait d’une greffe des "tissus composites de la face"), affirmait :
"Ce visage, c’est quelqu’un d’autre. Enfin : ce n’est pas elle [la donneuse], ce n’est pas moi, c’est une autre. Au début, vu qu’on m’avait expliqué que c’était comme si c’était un drap qu’on posait sur mon visage, je pensais que j’allais plus me ressembler, mais en réel, pour moi, il y a quand-même une partie à moi et une partie à elle." (Source).
On apprend donc de la bouche d’Isabelle Dinoire que, sans doute aucun, ce visage, c’est quelqu’un d’autre. Les frontières sont donc bien délimitées : il y a la partie du visage à soi, il y a celle qui appartient à l’Autre (la donneuse), et il y a cet ensemble, qui n’est ni tout à fait soi-même ni tout à fait l’Autre. Ce visage, dans sa globalité, est autre. Si on regarde dans le détail, on trouve dans cet "autre" visage des éléments à soi, et des éléments de l’Autre (la donneuse). Isabelle (que l’on me permettra ici d’appeler par son prénom) vit et sait tout cela, elle a ses repères et ses marques. Depuis fin 2005, elle travaille à transformer ce "drap sur son visage", tout théorique, en réel, intime et social. Ce n’est donc pas le visage de la donneuse qui "vit" ou "revit" à travers elle. Pourquoi en irait-il autrement pour une partie de visage que pour un cœur ? Dans les deux cas, gare à la malsaine "métempsychose habillée de modernité", qui, indéniablement, sévit dans le discours public sur le don d’organes.

2. La transplantation ne constitue pas l’idéal, car elle ne permet pas au patient de guérir. Elle ne constitue pas une solution parfaite, une panacée, mais une solution de dernier recours. Les échecs existent, ainsi que les redoutables épisodes de rejet et d’infection, qui peuvent entraîner l’un comme l’autre le décès du patient greffé.

3. Rappelons que tout patient greffé est soumis à une médicamentation lourde (une chimiothérapie immunosuppressive), qui a des effets secondaires tels que diabète, cancer (de la peau notamment)...

4. Les chirurgiens et médecins acteurs des transplantations subissent une énorme pression pour réaliser ces prélèvements et greffes d’organes. Eux-mêmes, en leur âme et conscience, ne pourraient néanmoins pas jurer que, si l’occasion se présentait, ils consentiraient, pour eux, leurs proches, et plus particulièrement leurs enfants, au don d’organes. "D’autant que nous connaissons les réalités de l’affaire", a souligné le chirurgien qui a remplacé (greffé) le cœur de Lorena.

5. Le don d’organes passe par la mort. Ce don modifie la toute fin de vie du donneur, puisqu’une anesthésiste, interviewée dans le reportage, prend en charge l’anesthésie du petit donneur, au préalable de l’opération visant à prélever ses organes vitaux. Ce donneur, avant le début de l’opération, est donc, sur le plan physiologique, un patient en toute fin de vie, alors que sur le plan légal, un constat de décès a déjà été effectué. Pourquoi cette anticipation de la mort légale par rapport à la mort physiologique ? C’est afin de respecter "la règle du donneur mort", qui a force de loi en France : tout prélèvement d’organes ne peut avoir lieu que sur une personne reconnue comme décédée. L’anesthésiste explique que son rôle s’arrête au moment où les différentes équipes chirurgicales sont sur le point de commencer le prélèvement des organes (le cœur en priorité), alors que l’aorte est "clampée", pour empêcher la circulation du sang. Le décès physiologique du donneur se produit à ce moment-là.

6. En France, le taux de refus des familles confrontées à la question du don des organes d’un enfant est de 50 pour cent en moyenne, tandis que le taux de refus, tous âges confondus, se situe autour de 35 pour cent (moyenne nationale).

7. L’"entretien avec la famille en vue d’une requête de non-opposition" (ce sont là les termes de la loi : le médecin doit rechercher si le "défunt" n’était pas opposé au don de ses organes) doit, dans les faits, tenir compte du refus de la famille. D’ailleurs, comme le rappelle le Professeur Bernard Debré dans l’émission citée plus haut, il serait hypocrite de dire que les termes de la loi sont respectés à la lettre. Si la famille a trop peur de cette intrusion dans le processus de décès à des fins de prélèvement d’organes, libre à elle d’affirmer : "Il/elle ne voulait pas qu’on prélève ses organes !". Le témoignage des proches sur la position du potentiel donneur d’organes (était-il pour ou contre le prélèvement de ses organes à sa mort ?) prend donc en compte la sensibilité des proches. Devinez pourquoi ? Bien entendu : toujours à cause de cette histoire de constat légal de décès anticipé, alors que la mort, sur le plan physiologique, n’est pas encore survenue. "Je croyais qu’on attendait la mort !", dit une mère confrontée à la question du don d’organes (citée par David Le Breton). Ce "on" se réfère aux équipes chirurgicales de prélèvement d’organes. Eh non, Madame, eh non, Professeur Cabrol. Les organes d’un cadavre refroidi ne soignent personne. Ce cadavre n’a plus d’organes vitaux propres à la transplantation.

8. Les prélèvements d’organes vitaux, une "glorification" du corps ? A condition que les proches confrontés à la question du don d’organes, s’ils ne s’opposent pas au prélèvement, n’aient pas, a posteriori, l’impression d’avoir donné quelque chose qui ne leur appartient pas. Car cela est arrivé, arrive et arrivera. Personnellement, ce terme de "glorification" me choque beaucoup. Les transplantations d’organes constitueraient une glorification de la mort ? La mort peut-elle être glorieuse ? Le Professeur Bernard Devauchelle parle des prélèvements d’organes comme d’une "cérémonie", durant laquelle il convient de respecter le corps de celui qui est à la fois mort et à la fois vivant : le donneur d’organes. Ce respect me semble s’attacher à la fin de vie du donneur d’organes. Comment concevoir, en effet, que le corps d’une personne sur laquelle tous les organes et tissus possibles auront été prélevés puisse être "restauré" ? Il s’agit de respecter la fin de vie du donneur d’organes avant tout, car le corps restauré après les prélèvements, est, malgré tous les artifices chirurgicaux, un corps ... vide. Une enveloppe vidée de son contenu. Peut-on concevoir de présenter un corps restauré "comme si de rien n’était" ?

Le prélèvement d’organes et la greffe, simple formalité ? Il semblerait que parfois, la culture médicale "banalise un événement qui bouleverse les consciences de ceux qui y sont étrangers." (David Le Breton). Plus d’une fois, j’ai entendu parler du "bloc des esclaves", pour désigner le bloc où s’effectuaient les prélèvements d’organes, par opposition au "bloc des maîtres", désignant le bloc où s’effectuent les greffes d’organes. "Tu viens ce soir ?", dit un chirurgien à une infirmière de bloc. "On a un petit cœur-poumons qui chauffe" - c’est-à-dire : "une transplantation du bloc coeur-poumons est prévue pour ce soir". Cynisme des acteurs des transplantations pour se protéger d’un monde impitoyable ? 14 000 patients en attente de greffe, plus de 300 patients décédés sans avoir pu être greffés, chiffres de 2009. Il faut savoir que la moitié des patients qui décèdent "faute de greffe" (faute - ce mot suggère que le don d’organes est une obligation) sont des patients atteints de mucoviscidose, qui nécessitent une greffe des poumons. En France, 6.000 personnes sont touchées par la maladie. La greffe des poumons a une durée de vie bonne à 5 ans (source : Agence de la biomédecine). On voit donc que la greffe n’efface pas la maladie, elle peut donner de la vie en plus.

Si les greffes, ce n’est pas automatique, alors : quelles sont les alternatives ?

Reprenons le cours de l’interview du Professeur Cabrol (interview cité plus haut) :
"Qu’en est-il des organes artificiels (coeur) ? En 1982, un gros appareil de remplacement a été mis au point. Le problème, c’est que ça ne marche pas plus d’un ou deux ans. Actuellement, on fait ce que l’on appelle des micro turbines que l’on implante dans les cœurs malades. Elles ne remplacent pas le cœur mais l’aident. J’y crois beaucoup. On pourra vivre 12-15 ans avec ces micro turbines. En Allemagne, des patients vivent depuis cinq ans avec ces appareils pas plus gros qu’un capuchon de stylo. Pour le foie et les poumons, c’est beaucoup plus compliqué. Dans les poumons, il y a des échanges gazeux. Pas simple. Mais je pense quand même que dans un avenir pas trop éloigné, il y aura des organes artificiels qui pourront les remplacer."
[Mon commentaire : à condition qu’il y ait une volonté politique de stimuler ces recherches. A force de répéter que la greffe est une "indication courante", une panacée, une formalité et que la pénurie de greffons n’est due qu’à l’égoïsme des gens, ce n’est pas gagné !]
"Et les cellules souches ? Ça, c’est fantastique. Au départ, on a pensé aux cellules souches d’embryons mais il y a un problème moral. Si on peut se passer d’embryons humains, c’est quand même mieux. On s’en tire autrement avec les cellules souches du cordon ombilical. Aujourd’hui, on arrive à faire des greffes de moelle osseuse avec les cellules souches du cordon. Tout le problème, c’est de faire des banques de cellules souches de cordon. Elles sont peu développées en France."
[Mon commentaire : le don de sang de cordon ombilical se fait à l’accouchement. Ce sang, riche de cellules souches, est comme une boîte à outils, qui peut guérir plus tard de certaines maladies, comme la leucémie. Mais pendant les deux dernières décennies, il n’y a pas eu de volonté politique de développer les banques de sang de cordon en France. Le cordon ombilical était jeté, comme un déchet opératoire. Seule la promotion du don de moelle osseuse a prévalu durant toutes ces années. Pourtant, le don de moelle osseuse nécessite une anesthésie générale, et présente des contraintes de compatibilité (dites typage HLA) entre donneur et receveur supérieures à celles liées à l’utilisation des cellules souches contenues dans le sang de cordon ombilical. Rappelons que le Professeur Eliane Gluckman, pionnière des greffes de sang de cordon ombilical, réalisait avec succès, en 1988, la première greffe au monde sur un patient américain atteint de l’anémie de Fanconi, une maladie génétique rare entraînant une défaillance importante de la moelle osseuse. Le patient a été complètement guéri.]

Pour conclure :
Sur le thème du sang de cordon ombilical, voici une petite histoire, qui se déroule dans un hôpital du futur.

L’hôpital qui guérit la leucémie d’Etienne

Noémie, sept ans, et sa maman arrivent devant le nouvel hôpital spécialisé en médecine régénératrice. Etienne, dix ans, y est hospitalisé depuis quatre jours. La mère et la fille traversent le hall, à l’accueil une hôtesse leur remet la nouvelle brochure de l’hôpital.

- Suivez le robot, il vous conduira à la chambre d’Etienne, dit l’hôtesse. La mère, tandis qu’elle chemine en tenant sa fille par la main, raconte un moment très fort : la naissance du grand frère de Noémie.

- Ton frère et toi êtes venus au monde dans la même maternité. Quand Etienne est né, les sages-femmes ont récupéré le placenta. Le placenta, c’est comme une bouillie. C’est ce qui nourrit le bébé tant qu’il est porté par sa mère.

- Pourquoi elles ont fait ça, les Sagefemme ?

- Pour conserver ce qu’il reste de bouillie. Elles ont aussi conservé le cordon ombilical d’Etienne. Une fois que le bébé est né, la sage-femme coupe le cordon.

- Et où elles l’ont rangé, la bouillie et le cordon, les Sagefemme ?

- Nulle part. Elles en ont simplement extrait un peu de sang. Et ce sang, elles l’ont mis dans un frigo spécial qui peut le conserver très longtemps.

- Et toi, tu étais où ?

- Pendant ce temps, j’étais allongée sur mon lit avec Bébé Etienne posé sur moi. Il avait replié les jambes comme une grenouille et je le serrais fort contre moi. J’étais folle de joie. Quand tu es née, j’ai connu la même joie intense. Et maintenant, pour soigner Etienne, on a besoin de ce qui a été conservé dans le frigo spécial pendant dix ans. Grâce à ce trésor, il va pouvoir guérir.

- Bonjour grand garçon ! Noémie imitait sa mère, tandis que toutes deux entraient dans la chambre d’Etienne quelques instants plus tard. Elle savait que son frère n’aimait pas quand maman l’appelait comme ça. Une infirmière ne tarda pas à venir saluer les nouveaux arrivants.

- Tout va bien, dit-elle à la mère, tandis que Noémie s’était lancée dans un récit peuplé de sages-femmes, de trésors et de mamans folles de joie. L’infirmière emmena Noémie boire un chocolat.
Restés seuls, Etienne et sa mère découvrent la nouvelle brochure de l’hôpital. Comment le sang de cordon permet-il de guérir de la leucémie ? Etienne veut tout savoir. Sa mère lui explique comment l’hôpital soigne sa leucémie.

- Tu es venu au monde dans une maternité pilote. A l’époque, cette maternité travaillait avec la première banque de sang de cordon. Cette banque stockait le sang récupéré à partir du cordon ombilical et du placenta, après chaque accouchement. Toutes les mamans qui accouchaient pouvaient donner leur placenta et le cordon ombilical qui est coupé à la naissance des bébés.

- Les mamans voulaient bien ?

- Oui, et ça ne faisait pas mal du tout.

- Et ensuite ?

- Ensuite, des scientifiques ont découvert que le sang récupéré à partir du cordon ombilical et du placenta pouvait guérir des maladies du sang, comme la leucémie. Et aussi aider des organes comme le foie à se régénérer. L’hôpital où tu es soigné est spécialisé dans ces recherches. C’est lui qui a récupéré le sang de cordon stocké à ta naissance.

- En contactant la banque de sang de cordon, celle qui est située dans l’hôpital. Les infirmières me l’ont montrée l’autre jour.

- C’est exact. Tu sais, la boîte à outils de papa...
Etienne interrompit sa mère :

- Je sais ! L’infirmière m’a déjà expliqué. Ce que conserve la banque de l’hôpital, ce sont nos boîtes à outils. Tout le monde en a une, puisque chaque bébé naît avec. Pour chaque maman qui fait don de son sang de cordon, c’est comme si elle ouvrait un compte en banque pour le bébé qui naît. Sauf qu’au lieu d’y mettre des sous, on y met la boîte à outils que la banque conserve pendant très-très-très longtemps. Pour que ça puisse servir un jour. Je viens de me servir de ma boîte à outils. Ou plutôt, le docteur s’en est servi pour moi. Il m’a expliqué que ces boîtes à outils, ce sont nos cellules souches. Celles du sang de cordon permettent de guérir de la leucémie.

- Et aussi de régénérer certains organes. La brochure t’explique que les transplantations d’organes, c’est ce qui existait avant la médecine régénératrice.

- Maintenant, on n’a presque plus besoin des transplantations d’organes ! Ce qui se passait avant, c’est que des gens mouraient sans pouvoir être greffés, car il y avait une pénurie de donneurs d’organes. Et il y avait aussi le problème du rejet du greffon : certains greffés faisaient un rejet du greffon qu’ils avaient reçu et ils pouvaient en mourir.

- Tous les greffés étaient obligés de prendre plein de médicaments qui, bien que pouvant leur apporter des maladies, étaient indispensables, car ils servaient à lutter contre le risque de rejet du greffon.

- Que c’était compliqué !

- Oui, mais maintenant, on peut régénérer des organes avec les cellules souches.
Avec cette méthode, tous ces problèmes sont résolus !

- Ouf !
La mère observait son fils. Heureusement, Etienne ne serait jamais un petit garçon au teint pâle, avec de grands yeux tristes lui dévorant le visage, ayant à peine la force de bouger, comme ces enfants leucémiques du passé.

- La brochure explique aussi que les cellules souches, ça ne permet pas de guérir du cancer, ni de cloner les gens ! Je ne savais pas. Mais l’histoire des transplantations, le docteur me l’avait déjà racontée.

- Je ne savais pas que les docteurs étaient si bavards ! En tout cas, cette boîte à outils est magique : mon fils est guéri ! La mère serra son fils dans ses bras. Etienne est songeur : que serait-il arrivé si maman avait accouché dans une autre maternité ?

- Dis maman, est-ce que Noémie aussi…

- Bien sûr ! Noémie aussi !

- Dis maman, tu crois qu’un jour on sera immortels, si on découvre comment guérir le cancer ? La mère d’Etienne répondit que l’immortalité n’était sans doute pas dans la nature humaine. Qu’il s’agissait plutôt de combattre chaque nouvelle maladie ou épidémie qui apparaissait, au fur et à mesure.

Quelque chose naissait, à l’hôpital, entre la mère et le fils : une nouvelle complicité.

Je dédie cette nouvelle écrite en décembre 2007 au Professeur Eliane Gluckman.
 

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11 réactions à cet article    


  • gpeur 23 octobre 2009 13:49

    J’ai décidé il y a quelques années déjà, de me faire inscrire sur la liste de ceux qui refusaient le don d’organe après une très longue maturation.. Quand j’en parlais autour de moi, je me faisais proprement insulter et ne comprenais pas vraiment pourquoi, après tout, c’était mon choix. Et puis petit à petit, je me suis aperçu qu’en réalité, les gens si prompt à accepter ce don et critiquer mon choix, n’y avaient pas du tout réfléchis. C’est loin d’être aussi simple comme certains essayent de le faire croire. Merci d’en avoir parlé.

     

     


    • claude claude 23 octobre 2009 18:32
      bonjour,
       
      pour avoir accompagné plusieurs personnes chères à la fin de leur vie, je sais que la mort de l’esprit, c’est à dire tout ce qui fait notre personnalité, précède celle du corps. celui-ci donne l’impression d’un profond sommeil, un bon moment après que le cœur ait cessé de battre, puisqu’il conserve une douce chaleur pendant quelques heures.
       
      si la mort se passe à l’hôpital, le corps est évacué avant qu’il ne se raidisse totalement, c’est à dire dans les 2 heures qui suivent le décès.
       
      depuis que je suis jeune, et en âge de décidé, j’ai pris la décision de donner tous les organes et tissus qui pourraient être utiles à sauver une ou plusieurs vie. mon corps mort, ne servant plus à rien, je désire être incinérée et que mes cendres soient rependues quelque part, au dessus des vignes... et que mes amis boivent une bonne bouteille à ma santé.
       
      quand j’ai eu mes enfants, je me suis posé la question, à savoir ce que je ferai s’il devaient avoir un accident auquel ils n’en réchapperaient pas : je donnerai leurs organes afin que d’autres familles ayant un enfant malade n’éprouvent pas la même douleur de perdre un enfant.
      maintenant qu’ils sont adultes, ils ont eux-même pris la décision de faire ce don.
       
      la mort est stérile, destructrice. le corps se dégrade sans rien donner.
      de savoir que quelque part, une petite partie des personnes que l’on a aimé survit en permettant à d’autres de revivre quasi normalement ou de prolonger leur vie, attenue la peine.
       
      quelques liens :

      • Francis, agnotologue JL 24 octobre 2009 13:51

        « la mort est stérile, destructrice. le corps se dégrade sans rien donner. » (calude)

        Non, la mort n’est pas stérile, elle est contigente. Sans la mort nous ne serions pas là, 7 milliards d’individus dont 15% souffrent de malnutrition chronique et la moitié survit dans des conditions iniaginables par nos « belles âmes » qui ne « sauraient voir » cette misère !

        Cette expression : « la mort est stérile » est absurde, sinon pire.


      • Francis, agnotologue JL 23 octobre 2009 18:51

        « pour avoir accompagné plusieurs personnes chères à la fin de leur vie, je sais que la mort de l’esprit, c’est à dire tout ce qui fait notre personnalité, précède celle du corps » (Claude)

        Comment peut-on SAVOIR ces choses là ? D’autant que c’est contre intuitif. Pour ma part, je suis convaincu du contraire.
         
        Si la conscience disparait avant la mort du corps - encore à déterminer ! -, puisque la conscience ce n’est pas la vie de l’esprit et réciproquement, en revanche je pense que ce qui compte c’est la mort de la conscience. Mais peut-être devrait-on parler de morts de la conscience, faute de pouvoir déterminer quelle en est la dernière, l’ultime.

        Ce que je regrette dans ce genre de discussion, c’est qu’il y a toujours des gens qui mettent leur engagement avant toute réflexion : je veux dire, c’est un discours qui n’est pas libre, qui est fait d’affirmations et qui ne laisse place à aucune interrogation dès lors que celle-ci menace les choix de la personne. Ce discours est taillé sur mesure pour épouser l’a priori !


        • Catherine Coste Catherine Coste 23 octobre 2009 19:36

          La toute fin de vie d’un être cher n’est pas un itinéraire répertorié sur une carte routière, il n’existe pas de modèle tout prêt. Passer par une réflexion sur la fin de vie pour réfléchir sur le don d’organes peut aider. Dans ce domaine, on assiste dans tous les pays à des débats passionnés - et parfois dévoyés, par le biais de la démagogie. Peut-être qu’il faudrait un peu moins de démagogie et, au sein des décisions collégiales incluant la famille du proche en fin de vie, plus de transparence, afin de « dépassionner » la situation autant que faire se peut. Plus de conversations tranquilles avec les patients, leurs familles, les soignants, sur la question de savoir comment aborder au mieux ces derniers jours (heures) qui restent à vivre à cet être cher. Voilà qui pourrait servir et pour la question de la fin de vie, et pour celle du don d’organes, non ?


        • Francis, agnotologue JL 23 octobre 2009 19:49

          Catherine Coste, dites donc ça à Claude, pas à moi.


        • Catherine Coste Catherine Coste 23 octobre 2009 20:03

          Ma petite réflexion allait justement dans votre sens. En fait, j’essayais de prolonger votre réflexion, qui me paraît très intéressante. Désolée de n’avoir pas précisé. C’est maintenant chose faite.


        • claude claude 24 octobre 2009 01:59
          • Définition médico-légale de la mort

          L’état de la mort semble ne pas avoir été très bien cerné par la législation. Si tout le monde reconnaît que la mort se caractérise par une décomposition du corps, il est des états menant irrémédiablement à cette décomposition sans que la décomposition soit installée ; c’est par exemple le cas de la mort cérébrale, l’activité cardiaque étant présente. Se posent alors des questions morales, voire religieuses : une personne dans cet état doit-elle être considérée comme morte, ce qui permet par exemple le prélèvement d’organe, ou bien doit-elle être considérée comme vivante, donc maintenue en vie de manière artificielle ?
          (...)
          En France, la médecine légale a donné une définition de la mort permettant de trancher la question. Cette définition est d’une part une définition négative : un individu est mort s’il ne présente pas de signes de vie apparents comme la respiration, la circulation sanguine, l’activité cérébrale. On s’accorde pour considérer la mort comme l’arrêt des fonctions vitales. D’autre part on trouve une définition positive qui complète la précédente : un individu est mort s’il possède au niveau de son phénotype macroscopique des signes dit positifs de la mort.

          Les signes positifs de la mort sont tardifs, mais leur présence atteste d’une manière irréfutable la mort. Le sujet est tout autant délicat que la mort ne survient pas de manière généralisée sur l’ensemble du corps.

          Tous les organes ne meurent pas en même temps et tout dépend du « type de décès » : lors d’un arrêt cardiaque, les organes ne meurent pas dans le même ordre que dans la cas d’un accident de voiture ayant entraîné un traumatisme crânien irréversible. Il est important de préciser que l’on distingue plusieurs types de mort : la mort cérébrale, la mort cellulaire, la mort de l’organe, la mort de l’organisme.(...)

          a) les définitions scientifiques.

          1. Les définitions médicales et administratives. Les médecins ont constamment changé leurs critères de la mort. Scientifiquement, on est donc amené à distinguer bien des morts : clinique, cérébrale, physiologique, biologique, fonctionnelle ...

          1) la mort clinique. C’est la constatation par un médecin des premiers signes d’apparition de la mort. Il constate d’abord la disparition du regard, devenu fixe, avec la dilation da la pupille, qui devient ovale On peut parler de mort respiratoire que le médecin cherchait aux siècles derniers en mettant un miroir sur la bouche du patient pour voir s’il y avait ou non formation de buée. Puis vient la mort cardiaque par arrêt du coeur sans qu’on ait réussi à le faire battre à nouveau (massage, choc électrique, défibrilateur ...). Le médecin pratique des tests : à la fluorescéine d’Icard (1948), à l’H²S avec un papier qui noircit par élimination du soufre, ou à l’éther qui lors d’une piqure intramusculaire ressort en jet en cas de mort (1958).

          2) la mort encéphalique ou cérébrale. Le problème d’une nouvelle définition de la mort est apparu en 1959 à la 23ème réunion internationale de neurologie lorsque Mollaret et Goulon ont décrit le « coma dépassé » qui survient lors des réanimation. Les intellectuels ont alors admis que l’homme est plus dans son cerveau que dans son coeur et que l’on est mort alors que tout le corps est « vivant » mais que le cerveau ne fonctionne plus. Le fondement de cette nouvelle définition est purement philosophique : la pré-éminence du cerveau. On accorde soudain plus d’importance au cerveau qu’au coeur.

          c) la mort administrative. Il existe maintenant une définition officielle de la mort en France. C’est celle de la Circulaire Jeannenay n° 27 du 24/04/1968, qui, en fait, reprend mot à mot la description de Mollaret et Goulon de 1959, avec ses trois conditions :

          1. la constatation des quatre signes fondamentaux : 1. abolition contrôlée de la respiration spontanée 2. abolition de toute activité des nerfs crâniens 3. perte totale de l’état de conscience, à l’exception des réflexes du tronc et des membres 4. un électroencéphalogramme plat pendant trois minutes.

          2. l’élimination des étiologies simulatrices comme intoxication, hypothermie, troubles métaboliques ...

          3. un délai d’observation minimum, mais variable selon l’étiologie, où ces signes sont constants.(...)

          D’ailleurs une enquête récente sur les médecins préleveurs montrent qu’eux-mêmes ne parlent de mort qu’après leurs prélévements. Le plus révélateur de l’absence de définition incontestable de la mort est l’étude de l’heure du décès portée sur le certificat de décès. Selon l’enquête de France Transplant cela peut être selon les hôpitaux : l’heure d’entrée au bloc opératoire pour les prélèvements, l’heure du clampage de l’aorte ou bien l’heure du débranchement du respirateur.(...)

          4) La mort physiologique, dite mort cadavérique. Puis va s’installer progressivement la mort physiologique avec le froid du cadavre et sa paleur caractéristique puis vient la paralysie et s’installe la rigidité cadavérique. Le cadavre se vide.

          5) la mort biologique. Enfin arrive la mort biologique qui suit avec l’explosion des cellules et des tissus, la liquéfaction, la putréfaction avec émission de méthane et d’odeurs nauséabondes, enfin les chairs qui se détachent des os. Mais ceci ne se produit pas toujours et ne résout pas encore les problèmes des corps incorruptibles, myroblytes, des cadavres parfumés, etc. Ils ont été étudiés en particulier par le Dr. Larcher dans La mémoire du soleil (Désiris, 1990).

          6) la mort fonctionnelle. Mais cela n’est pas suffisant car il reste la mort fonctionnelle : toutes les fonctions ne sont pas encore abolies et sur des cadavres la barbe et les ongles peuvent encore continuer à pousser.

          2. Le mourir. Nous concluons donc qu’il faut remplacer « la mort » ( l’acte instantané) par « le processus du mourir », ou transformation progressive avec bien des étapes successives. La mort n’existe pas en tant qu’état soudain et instantané : vivant ou mort, en un instant on serait passé de l’un à l’autre. Ce qui existe à sa place c’est « le processus du mourir », un long et lent processus avec bien des étapes qui font que l’on est de plus en plus mort. Ceci est conforme à la définition de Bichat : la vie est "l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort".


          Léon Schwartzenberg
          Source
           : Léon Schwartzenberg, Requiem pour la vie, Paris, Le Pré aux Clercs, 1985, p. 226-229 (extraits).

          Texte
          Un individu est considéré comme mort, il est décrété « mort » lorsque son cerveau est arrêté, lorsque ses cellules cérébrales n’émettent plus d’ondes électriques capables d’impressionner l’électo-encéphalogramme. Le sang peut circuler, le coeur battre, les poumons respirer, cet individu est mort puisque sa conscience est abolie et que tout porte à croire, après vingt-quatre heures de silence électrique, qu’elle ne renaîtra plus. C’est la mort du cerveau, de la conscience, qui signe et définit la mort. [...]

          La nouvelle définition de la mort est d’ordre métaphysique, La mort d’un être humain est différente de toutes les autres espèces vivantes. S’il ne continue à vivre que biologiquement, dépourvu de conscience, il est considéré comme mort, parce qu’il est mort à l’espèce humaine. [...] Un être humain privé de sa conscience est considéré comme mort, alors même que son enveloppe charnelle vit encore.


           
          • Thèse : La définition de la mort

            Directeur de thèse : Gayon, Jeana

            Inscription : 2003 à Paris 1

            Axe de recherche : Philosophie de la biologie et de la médecine

            Résumé : Le projet de ce travail est la définition de la mort et l‚évolution des idées depuis 1800, avec Bichat, jusqu‚à nos jours. Notre thème s’articulera autour de quatre axes de recherche principaux :

            • un axe médical, de l’arrêt cardio-respiratoire du 19ème siècle à l’arrêt cardio-circulatoire du milieu du 20ème siècle, la description du coma dépassé (Goulon, 1959) jusqu’à l’époque actuelle, avec la redéfinition médicale de l’état de mort constatée.

            • un axe médico-légal, de l’arrêté de 1947 à la loi de 1978, reprise par le décret de 1996, qui fixe les critères stricts de constatation de la mort encéphalique.

            • un axe philosophique et scientifique
              , de Bichat qui décrit les différentes étapes de la mort et l’enchaînement des phénomènes déclenchés par la destruction cérébrale, en passant par Claude Debru, qui analyse très finement le processus de la mort décrit par Bichat, d’abord localisé puis qui se généralise. Pour François Dagognet, qui note que la mort ne survient que très rarement d’un seul coup, les tissus cessant de vivre à des moments différents, celle-ci mérite d’être repensée et même décortiquée. Pour Canguilhem, l’individu est un « imprévisible quoique déterminé ». De même la mort est déterminée, dans le sens où la duplication nucléotidique a des limites, où la cellule est réceptrice à des signaux qui induisent sa mort, par l’apoptose entres autres. Cependant, la mort peut aussi être floue, d’où l’exigence de critères très stricts de mort encéphalique. Mais, comment caractériser ce processus irréversible conduisant à la déstructuration de l’organisme ? Quand et où commence-t-il réellement ?
            • un axe éthique, où se posent avec acuité des questions sur le moment de la mort, depuis la possibilité de transplantation d’organe et sur la notion d’assistance au mourant. En ce qui concerne l’être vivant quelle est la frontière entre foetus et embryon ? Est-elle d’ordre moral ou biologique ? Considère-t-on un ovocyte fécondé comme un être vivant unique dont il a toutes les potentialités (Canguilhem) ? La réponse actuelle est d’ordre légal mais le questionnement éthique subsiste.

              L’on peut, en conclusion, dire que la mort ne peut être réduite à un instant. Elle est progressive et ce processus réclame de la part des vivants une attention, un accompagnement, une inquiétude de l’autre à l’égard du mourant et jusqu’à l’irréversibilité, le maintien d’une qualité de vie et d’un respect qui la transforment en une qualité de la mort.

            Fiche mise à jour le Lundi 08 septembre 2008


          • Catherine Coste Catherine Coste 24 octobre 2009 13:27

            Claude,
            Merci pour toutes ces recherches ! Les spécialistes des transplantations disent que pour avoir des organes vitaux viables à des fins de transplantation, il faut que le donneur meurt vite. Seule une mort rapide permet le don d’organes. D’où la nécessité d’un constat légal de décès anticipé. Les chirurgiens transplanteurs disent que la mort du donneur d’organes survient au bloc, au moment où on clampe l’aorte du donneur, et où la première équipe de prélèvement d’organes va intervenir pour prélever les organes (si prélèvement du coeur il y a, c’est l’organe prioritaire). Dans le film « Une affaire de coeur », qui montre la greffe de coeur de la petite Lorena, l’anesthésiste dit bien que son rôle s’arrête lors du clampage de l’aorte du donneur, c’est-à-dire lorsque le coeur du donneur est arrêté. Avant ce temps de clampage de l’aorte, à chaque prélèvement d’organes, les équipes chirurgicales marquent d’ailleurs un temps d’arrêt. On entend souvent : « Tout le monde est prêt ? » Chaque acteur de ces prélèvements sait bien que la mort physiologique du donneur suvient à ce moment. Mais sur le plan légal, ce donneur était déjà mort avant d’aller au bloc. Cette situation pour le moins bizarre, ce décalage entre mort légale et mort physiologique du donneur d’organes provient de la « règle du donneur mort », inscrite dans la loi : la mort cérébrale est la mort légale, justement pour permettre le prélèvement d’organes. C’est un comité de la Harvard Medical School qui avait fait équivaloir la mort cérébrale à la mort légale en 1968. Depuis août 2008, cette même Harvard Medical School appelle à la suppression de la « règle du donneur mort », en disant que cette règle est hypocrite, et qu’elle ne correspond pas à la réalité des prélèvements d’organes, telle que décrite plus haut. Il n’empêche que tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il pourrait être dangereux de supprimer cette règle. Après tout, le corps médical a toute autorité pour déterminer la définition (et donc le moment) de la mort.

            Mais comme vous l’expliquez, Claude, la seule science médicale échoue à donner une définition de la mort qui fasse consensus. C’est pourquoi il me semble important de réintroduire la question de la mort dans la question du don d’organes. Le don fait consensus ; la mort fait dissensus. D’où l’idée de dire que le don d’organes, c’est comme les antibiotiques, c’est pas automatique ...


          • Catherine Coste Catherine Coste 24 octobre 2009 13:27

            Erratum : il faut que le donneur meure vite.


            • claude claude 24 octobre 2009 16:55

              bonjour,

              le don d’organe est un acte de générosité qui est personnel.

              dans tous les cas, une famille perd un être aimé, et d’autres vont pouvoir espérer continuer à vivre avec ceux qu’ils aiment.

              comme je l’ai dit plus haut, une fois que l’esprit a quitté le corps, c’est une écorce vide. que l’on prononce l’heure de la mort avant d’entre dans le bloc ou au moment du clampage de l’aorte n’est qu’un détail administratif.

              il doit être très difficile psychologiquement d’arrêter le cœur d’un homme, à cause de tout ce qui s’y rattache,physiquement, spirituellement, émotionnellement, mais par cet acte, on transmet la vie à d’autres êtres humains.

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