Le malaise français
Il suffit de rentrer de l’étranger pour se rendre compte qu’il y a quelque chose qui cloche en France. Ici, tout est plus compliqué, les rapports sociaux sont beaucoup plus tendus, les moindres sentiments sont exacerbés et portés à incandescence. D’où vient le problème ? Il suffit de comparer avec les autres pays pour s’en faire une petite idée. Ailleurs, la cohésion de la société est assurée par une institution supérieure, stable et apaisée, qui domine les contingences et les mesquineries de la vie quotidienne. Il s’agit de la Reine en Grande-Bretagne, de l’Empereur au Japon, de la constitution aux États-Unis, etc. En France, nous n’avons rien de tout cela, le citoyen est le dépositaire ultime de la souveraineté nationale, et en tant que tel il est jeté sans le moindre filtre dans toutes les tempêtes de la vie publique. C’est ce qui explique la brutalité de la vie publique française et la fébrilité générale de notre société.
Pourtant, en prenant un peu de hauteur, on s’aperçoit que la France, comme les autres nations, est elle aussi habitée par un idéal qui dépasse ses simples intérêts à brève échéance. C’est un idéal de vertu, de justice, d’indépendance également. Un idéal qui ne comporte rien de transcendant (c’est là son originalité), et dans lequel le politique domine tout le reste. Cet idéal n’est pas apparu avec la France, nous l’avons hérité, et il nous vient directement de la Rome antique. S’il y a une nation qui peut légitimement se réclamer du modèle romain, ce n’est certainement pas l’Italie catholique, c’est bien la France. De nombreuses raisons historiques expliquent sans doute ce fait. On pourrait évoquer la ferveur avec laquelle la Gaule conquise a adopté les usages romains, de sorte que les Gallo-romains ont perpétué les principes et le mode de vie de Rome longtemps après que les invasions barbares eussent brouillé les choses en Italie ; on pourrait évoquer le fait que c’est Clovis qui a emporté la dernière enclave de l’empire romain en 487 à Soissons, et qu’il a déposé à cette occasion Syagrius, l’ultime souverain de Rome, de sorte qu’il y a continuité parfaite entre l’empire romain et la nation française, comme il y en avait une entre Rome et Troie par l’intermédiaire d’Énée, dernier des Troyens et premier des Romains. Mais c'est surtout dans le caractère sacré qu'ils attribuent à la chose publique que les Français descendent des Romains. Les frasques sexuelles ostentatoires d’un Berlusconi seraient inconcevables en France, où le président de la République est l’héritier des graves consuls de la République romaine. Il est aisé de déduire de tout ceci les qualités que les Français recherchent chez leurs dirigeants : ils veulent que ceux-ci manifestent ce que les Romains appelaient l'imperium, c’est-à-dire la souveraineté, la capacité de dominer les circonstances. La grande popularité dont a joui et dont continue à jouir chez certains l’ancien président Nicolas Sarkozy s’explique par le fait que, malgré son impuissance patente et sa malhonnêteté foncière, il possédait au plus haut degré les apparences de cet imperium, cette faculté de trancher, d’imposer sa volonté aux autres. De même, c’est parce que François Hollande est totalement dépourvu d’imperium, parce qu’il n’y a plus rien en lui de romain, qu’il est si impopulaire. Les Français veulent être dirigés par un César (peu scrupuleux mais efficace) ou par un Caton (austère mais vertueux) ; dans tous les cas, ils veulent mettre du sens dans l’action publique, et c’est parce que la politique n’a plus de sens qu’ils ont perdu tous leurs repères depuis tant d'années.
Si l’on prend ceci en considération, on s’apercevra que le malaise français est facile à expliquer. Les Français ont oublié leur vocation. Ils ont été séduits un temps par le modèle anglo-saxon, la dérégulation et le communautarisme. Après avoir éprouvé bien des déconvenues, ils sont perdus, ils ne savent plus qui ils sont ni ce qu’ils veulent. Il leur suffirait pourtant de relire la description que donne Tite-Live de la nation romaine dans les premières pages de son Histoire de Rome pour se reconnaître, ou du moins pour reconnaître leur propre idéal : « Aucune nation n’a montré plus de grandeur, plus de vertu, et n’a prodigué plus d’exemples profitables ; aucune cité n’a accueilli aussi tardivement la cupidité et le vice, aucune n’a tenu si longtemps la pauvreté et l’épargne en honneur. »
Maintenant, quelle issue peut-on trouver à ce désarroi ? Le sursaut, on le sent, ne peut venir que d’une refondation complète de notre pacte social. Cette refondation doit être incarnée par un homme, car en France le peuple ne consent aux grandes mutations que lorsque celles-ci prennent le visage de responsables auxquels il accorde sa confiance. Il faudrait que ce dirigeant possède les vertus romaines, c’est-à-dire françaises, au premier rang desquelles la probité ; qu’il soit courageux, indépendant, volontaire ; qu’il soit cultivé, car en France rien ne se fait sans la culture ; il faudrait qu’il ait des origines plutôt modestes dans la situation de crise que nous vivons, qu’il possède un lien avec la terre, qu’il ait été agriculteur par exemple, comme Cincinnatus, comme Caton l’Ancien ; il faudrait également que nous ayons enfin un dirigeant qui connaisse un peu l’histoire romaine, qui ait enseigné le latin par exemple, ou même qui soit agrégé de lettres classiques. Alors seulement la France retrouverait ses valeurs profondes, qui n’ont rien à voir avec celles de l’argent. Un tel homme politique existe-t-il en France ?
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