Le revenu d’existence : une invention de l’économie libérale ?
Le revenu de base encore un stratagème pour mieux asservir les travailleurs ou, au contraire, une mesure émancipatrice ?
Tout article qui met en avant, dans le cadre de la nécessaire redistribution des richesses, l'allocation d'un revenu d'existence inconditionnel et universel, soulève de violentes réactions de la part de ceux qui se veulent être de fervents défenseurs de la classe ouvrière face au capitalisme et à l'ultralibéralisme. Classe ouvrière, qui devrait, (par la grève générale ?), récupérer la partie de la valeur ajoutée confisquée par le capital. Depuis les années 1980, on assiste à la libéralisation de l'ensemble des secteurs de l'économie marchande et à la conquête par le marché de l'ensemble des domaines de la vie humaine. Les travailleurs, premiers victimes du grand marché mondialisé, comme salariés et comme consommateurs, ne sont plus en état d'opposer un rapport de force décisif dans le partage de la valeur ajoutée. Allouer un salaire social déconnecté du travail n'est ce pas rendre une part de ce qui revient à celui qui donne du temps, de l'intelligence et de l'énergie pour créer de la richesse ? Redistribuer ce qui a été indument confisqué par quelques uns n'est-elle pas une des missions d'un État solidaire ?
- Keith Haring - Musée d’Art Moderne-Mai 2013
LES RAVAGES DU "TOUT- LIBÉRAL", ÉTAT DES LIEUX.
Depuis le 16 Novembre 1989, avec la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'empire soviétique, nous assistons à l'échelle planétaire au triomphe du "tout-libéral" et du grand marché dans l'ensemble des domaines de la vie sur terre. Seul l'air souillé par la pollution est encore disponible gratuitement, en attendant de devoir acheter des masques pour respirer un air filtré.
Les gains de productivité dans les pays capitalistes avancés n' ont pas servi à libérer du temps de travail contraint pour permettre aux travailleurs de s'émanciper socialement et culturellement, au contraire ils ont eu comme seules conséquences l'exclusion et la précarité.
La mise en concurrence de la main d’œuvre à l'échelle du monde avec les délocalisations d'une grande partie de la production dans les ateliers sordides du continent asiatique n' a fait qu'accélérer le phénomène dans les pays consommateurs, en déplaçant les emplois de la production vers les services et en les déqualifiant.
Libérées de la tutelle de toute structure publique, les méga-entreprises multinationales s'affranchissent de leurs obligations fiscales envers les États et, de part leur emprise sur le marché mondial, sont de formidables "machines à cash" qui concentrent de plus en plus, entre quelques mains, la richesse créée.
L' individualisation des performances, des objectifs et des carrières, la gestion des ressources humaines par le stress et la mise en concurrence des individus, l'utilisation des travailleurs intérimaires comme variable d'ajustement de la production ont mis à mal la combativité du salarié.
Cette dislocation des liens sociaux par l' individualisation de l'ensemble du parcours de l'être humain, de la réussite à l'école à la réussite professionnelle, l'éclatement de la cité entre zones dortoirs, zones commerciales et zones industrielles, ont conduit peu à peu à l'isolement, tout en développant des comportements de consommation moutonnier. L'être humain est devenu un "égoïste grégaire" ( D.R. Dufour - philosophe ), où seul avec lui-même, il est trop souvent en guerre contre l'autre, induisant souffrance et mal-être avec comme conséquence la surconsommation de médicaments et de drogues.
Après plus de trente années de politique économique ultra-libérale, le démantèlement de l'espace publique au profit de l'espace privé est presque achevé et les victimes se comptent par millions.
Voici quelques exemples : En France en 10 ans, de 2001 à 2011 les administrations publiques se sont endettés de 717 milliards alors que le patrimoine privé a augmenté de 720 milliards , parce que l’État a failli à une de ses missions qui est de lever l'impôt. Plus fort encore, de 2008 à 2010, dans une France en crise, les 10 % des ménages les plus pauvres se sont appauvris de 520 millions d'€, les 10 % les plus riches se sont enrichis de 14 milliards, en captant 58 % de la richesse créée pendant ces deux dernières années(1 ). Les chiffres sont accablants. En France on compte 4,7 millions de personnes qui vivent dans une famille dont les revenus sont inférieurs au seuil de pauvreté, parmi elles se sont 1 million de travailleurs qui exercent un emploi avec des revenus inférieurs à ce seuil (800 € environ ).
Le chômage ne cesse de croître avec plus de 5 millions de personnes laissées sur le bord de la route ( chômeurs ou travail partiel contraint ) ; parmi elles, 1,9 millions de jeunes de 15 à 29 ans sont aujourd'hui exclus de tout système de formation et de l'emploi. (1 ) ( 2 )
Alors que les travailleurs ont dû se résigner à cette confiscation des profits, ils sont aussi abandonnés par les élites politiques. La démocratie partout est en crise.Dans ce domaine c'est le règne des réseaux occultes, des lobbies qui agissent dans l'ombre ; ce sont les connivences et les copinages entre le monde politique et le monde des affaires. La corruption, l'imposture et les trahisons sont légions. Le débat politique est entièrement préempté par les journalistes, et le citoyen ordinaire est condamné à être le spectateur d'un scénario qui n'a jamais été le sien, il ne peut que périodiquement changer le nom de quelques acteurs dans cette pièce écrite par d'autres auteurs qui ne trouvent leur inspiration que dans l'économie marchande.
Alors que faire lorsque toutes les cartes maitresses sont entre les mains de quelques-uns et que le peuple est défait ?
(1 ) les chiffres sont extraits des études de l'INSEE et de l'Observatoire des inégalités.
(2) Le dernier film de Ken Loach « L’esprit de 45 » montre comment en Grande Bretagne l'ensemble des réalisations du programme socialiste mis en oeuvre après la victoire travailliste après-guerre a été démentelé par les gouvernements de M. Tatcher pour que le libéralisme économique puisse règner en maître.
QUELQUES PISTES A CREUSER
Face aux modèles autoritaires et au capitalisme d’État , le modèle de société libérale a trouvé sa justification comme la doctrine du "moindre mal" ( 3), faute d'une autre alternative. Mais 30 ans après devant ce délabrement social et sociétal, il nous faut trouver une autre voie qui libère enfin l'individu au lieu de l'asservir.
Si je souscris au principe fondamental qui est de mieux partager la richesse, dès sa création, avec tous ceux qui la crée, il faut aussi dans l'urgence adopter des mesures réparatrices. Ce n'est pas dans la précarité que l'on devient combatif, les frustrations peuvent au contraire nous amener à élire de dangereux démagogues. L'allocation d'un revenu d'existence est une de ces premières mesures qu'un gouvernement porteur des intérêts d'une majorité populaire devra prendre.
L'être humain doit être libéré de l'angoisse de la misère et doit pouvoir assurer en toute circonstance, et à toutes les étapes de la vie, la satisfaction de ses besoins élémentaires pour lui et sa famille. Face à l'intermittence du travail et de la formation, devant l'impérieuse nécessité de partager le travail, Le revenu de base inconditionnel et universel est une réponse. Comme le souligne Daniel Bensaïd, philosophe marxiste, " La division sociale complexe du travail devrait pourtant permettre une socialisation accrue du revenu et une extension des solidarités. Ce serait le sens d'un revenu universel garanti ou d'un salaire social déconnecté du travail, non dans sa version libérale d'une aumône de survie, mais dans une logique du droit à l'existence et de l'extension des domaines de gratuité." (4)
Son montant doit permettre dans toutes les circonstances de la vie , d'assurer dans la dignité un niveau de vie décent. André Gorz dans " Pour un revenu inconditionnel suffisant"-Transversal N°3, ( 5) indique : "opter pour un montant trop faible reviendrait à cautionner la version libérale prônée par l'économiste Milton Friedman" . Son financement, entre d'autres options, est possible par une redistribution de la richesse accumulée démesurément par certains.
Il contribuera aussi au développement des activités autonomes ,bénévoles, artistiques,culturelles, familiales et d’entraide . Enfin, par l’assurance qu’il donne aux travailleurs, avec ce revenu minimal garanti, il doit les inciter à renégocier leur contrat de travail en leur faveur et permettre in fine un partage de la valeur ajoutée plus favorable aux salariés.
Ce nouveau paradigme ne suffira pas à lui seul à limiter les excès de l'ultra-libéralisme.D'autres réformes devront être portées par la volonté populaire.
On peut se risquer à esquisser quelques pistes que pourrait mettre en œuvre un gouvernement dont le seul objectif serait la préservation du bien public et l'émancipation de tous les acteurs de la société.
- un État régulateur et protecteur est nécessaire à toute communauté humaine.
- Tout les membres du groupe doivent pouvoir être les acteurs de la politique à mettre en œuvre. Refonder la démocratie à tous les niveaux de décision est impérieux.
- chacun doit avoir accès à l'éducation , aux soins et à la culture librement et sans considération financière. Ces services sont exclusivement du domaine public et doivent être protégés des lois du marché.
- La puissance publique assurent entre autre le contrôle la régulation et la distribution des sources d'énergie,de l'accès à l'eau potable et des moyens de communications.
- Encourager une économie du partage, de la contribution et de l'échange, organisée localement, en favorisant l'émergence de ces" lieux intermédiaires" chers à Christopher Lasch (par exemple : salles communes de loisirs, et de cuisine, ateliers de réparations, banques d'échanges et de location, ateliers d'expression artistique, etc...) et des circuits courts d'achat des produits alimentaires agricoles, où l'individu en convivialité avec l'autre échange, apprend et crée, dans ce cercle magique de" La triple obligation « Donner, recevoir, rendre » qui constitue le socle originaire de toutes les relations humaines. » (6) .
- Repenser la ville, le village, le quartier, en redonnant la main à la sphère publique sur les aménagements nécessaires à l'expression de cet échange dans la convivialité, vital à l'être humain, en construisant des lieux de vie où se mêlent harmonieusement vie privée,vie sociale et professionnelle, tout en préservant au mieux les ressources énergétiques et les matériaux.
- Protéger l'individu des excès de l'économie de marché et de la voracité des prédateurs en interdisant la spéculation, les paradis fiscaux, en supprimant tout forme d'exemption du devoir de participer à la nécessaire solidarité envers la communauté et en limitant l'appropriation individuelle par l'instauration d'un revenu maximal.
La liste ne demande qu'à être complétée et amendée. Il n'est pas nécessaire de faire du passé table rase et de se perdre à essayer d'élaborer le programme révolutionnaire idéal qui réponde à toutes les questions. Avec quelques principes et valeurs partagées nous pouvons faire bouger les lignes, redonner force et confiance à ceux qui chaque jour créent la richesse. Il reste à construire le rapport de force politique pour l'imposer au plus haut niveau de l’État.
« Chacun de nous peut changer le monde. Même s’il n’a aucun pouvoir, même s’il n’a pas la moindre importance, chacun de nous peut changer le monde » écrivait Václav Havel quelques semaines après la chute du Mur de Berlin.
___________________
(3 ) J.C. Michéa : "L'empire du moindre mal " Flammarion, Paris, 2007
(4)Daniel Bensaïd " Eloge de la politique profane " Albin Michel-Idées-2008 Pages 49-50
(5) cité par Baptiste Mylondo dans " ne pas perdre sa vie à la gagner - Pour un revenu de cotoyenneté" - Editions du Croquant Page 77
(6)" Le complexe d’Orphée", J.C. Michéa Editions Climat Pages.84 et 85
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