1. LE SENS DE L’EUROPE
Depuis sa naissance et ses multiples renaissances, avec Moïse, Jésus, Justinien, Cassin et Delors, l’histoire de l’Europe a un sens qu’elle a continuellement renouvelé. Bien avant qu’elle n’apparaisse dans l’histoire, ce sens est né de la vision d’un pharaon. Sous diverses formes, cette vision est devenue la religion des peuples qui bordent la Méditerranée. Sous l’effet du développement des sciences, l’Europe a rompu avec le droit divin qui l’avait formée, laïcisé son sens originel et pris un appui direct sur les droits naturels de l’être humain pour fonder l’ordre de la république. Dans ce nouvel ordre, Delors a inventé la place des standards. A l’heure du Brexit, cet article propose de nous remémorer le sens de cette histoire pour mieux le confronter avec les besoins du présent.
MONOTHEISME
- Akhenaton
Au XIVe siècle avant notre ère, l’empire égyptien, qui était parvenu à étendre ses territoires du Soudan jusqu’à la Syrie, se trouvait de toutes parts menacé de dislocation. Pour contenir ces courants, Akhenaton a cherché à renforcer l’unité de son empire en instituant, par-delà la diversité des peuples et des cités, le culte d’un dieu unique. A sa mort, le clergé égyptien a restauré la religion polythéiste, en laquelle résidaient ses privilèges, a repris les droits qu’il considérait siens et a voulu effacer les traces de son règne. C’est alors, selon la thèse défendue par Sigmund Freud, que Moïse a réuni le peuple juif. Pour permettre à cette religion monothéiste de survivre, il a quitté l’Egypte pour fonder Israël. Ainsi, grâce à un peuple élu, la religion d’Akhenaton a résisté à tous les courants qui lui étaient contraires. Non seulement elle a survécu, mais elle est devenue la principale religion du monde.
Dans Moïse ou le Monothéisme, Freud poursuit l’analogie en relevant que c’est le Juif Saul de Tarse qui transpose la religion juive du Christ au profit des civilisations helléniste et romaine et qui va lui permettre de réaliser le rêve du pharaon égyptien, en prenant tous les territoires du monde pour cible. Grâce à cette transposition, en s’appuyant sur l’unité de l’empire romain, le christianisme va quitter Israël pour devenir la religion de l’Europe : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car vous êtes tous un en Jésus-Christ », déclare Saint Paul (Ga 3, 28). En 381, le Concile de Nicée érige cette parole en un credo commun aux Eglises catholique et orthodoxe « Je crois en l’Eglise (l’assemblée) …catholique (universelle) ».
UNIVERSALISME
Sans nier l’existence d’un être suprême, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 va rationaliser ses bases en prenant appui sur les seuls droits naturels pour proclamer « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Grâce à l’imprimerie en particulier, ces principes vont se décliner en des milliers de lois et des millions de décisions de justice dans lesquelles la transcendance divine est absente. Partant du legs de l’antiquité romaine, leur mise en œuvre va dépasser le cadre de la France. Le Code civil sera repris en Belgique, au Luxembourg, au Pays-Bas, en Italie, au Pays-Bas, en Roumanie… Il influencera les droits allemands et polonais.
Le mouvement universaliste s’exporte avec la colonisation dans plusieurs Etats américains et africains. On retrouve aussi nombre de ses articles dans les pays d’Asie. Ce droit unique prend une vigueur plus grande encore à la fin du XIXe siècle, avec l’adoption des premiers grands traités internationaux qui structurent le fonctionnement des Etats : Union Internationale du Télégraphe (1865), Union Postale Universelle (1874) et Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (1886).
En 1919, les Etats signataires du traité de Versailles créent la Société des Nations et l’Organisation internationale du travail. Après les désastres de la Seconde guerre mondiale, le message universaliste devient le code commun de la culture mondiale avec la Charte des Nations Unies. Son article 55 stipule notamment :
"En vue de créer les conditions de stabilité et de bien-être nécessaires pour assurer entre les nations des relations pacifiques et amicales fondées sur le respect du principe de l'égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes, les Nations Unies favoriseront :
a. le relèvement des niveaux de vie, le plein emploi et des conditions de progrès et de développement dans l'ordre économique et social ;
b. la solution des problèmes internationaux dans les domaines économique, social, de la santé publique et autres problèmes connexes, et la coopération internationale dans les domaines de la culture intellectuelle et de l'éducation ;
c. le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion."
L’Organisation des Nations Unies appelle toute une série d’organisations, de lois globales, mondiales ou régionales, pour assurer la mise en œuvre cet article dans toutes les territoires du monde. C’est René Cassin qui en rédige le préambule : la fameuse Déclaration universelle des droits de l’homme (1948). Deux pactes seront rattachés à cette déclaration : celui relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et celui relatif aux droits civils et politiques. Ces pactes vont lui donner force obligatoire dans les 168 Etats qui les ont ratifié, au nombre desquels figurent bien sûr tous les Etats européens.
La Convention européenne des droits de l’homme n’ajoute pas seulement à cette déclaration quelques dispositions nouvelles, elle institue la Cour européenne des droits de l’homme, chargée d’en sanctionner l’application des principes qu’elle énonce dans les 47 pays qui sont membres du Conseil de l’Europe.
Les organisations internationales vont se multiplier qu’il s’agisse de la finance, de l’énergie, des transports, du commerce, de l’alimentation, de la santé, de la propriété intellectuelle ou de la culture…
STANDARDS
En Europe, la nouvelle approche marque un tournant dans la mise en œuvre du petit b de l’article 55. L’expérience menée depuis la mise en vigueur du Traité de Rome a montré que les règlementations techniques ne pouvaient assurer seules l’harmonisation universelle des lois nationales, pourtant si favorable à la libre circulation des produits, des capitaux et des personnes, aux économies d’échelle, à la protection de l’environnement et à la paix des peuples. C’est pourquoi, en 1985, Jacques Delors introduit une autre approche dans la construction européenne. Celle-ci consiste à limiter le contenu des réglementations globales aux exigences essentielles et à renvoyer les détails de chaque implémentation aux standards édictés par les organisations professionnelles.
La Commission, le Conseil des ministres et le Parlement européen édictent les exigences essentielles auxquels produits et services doivent obéir du point de vue de la sécurité et de l’environnement pour pouvoir circuler librement sur le marché intérieur. La Commission mandate les organismes européens pour qu’ils définissent les standards d’implémentation de celles-ci. Les produits et services qui sont conformes aux standards bénéficient d’une présomption de conformité aux exigences essentielles.
Tous les standards sont repris à l’identique, quelle que soit la langue. Ainsi peut se mettre en place dans tous les pays une législation fine, souple et uniforme qui réduit considérablement les obstacles techniques aux échanges, conduit à l’ouverture des frontières et facilite dans tous les domaines l’élévation de la qualité, fondée sur la référence aux meilleures pratiques.
Avec l’accord de Vienne signé entre l’Organisation internationale des standards (ISO) et le Comité européen de normalisation (CEN) en juin 2011, une large part des standards européens va devenir universelle. Cet accord prévoit en effet que le CEN accordera la préférence aux standards ISO sur les siens chaque fois que cela sera possible.
Dès lors l’ordre universel a trouvé un moyen d’entrer dans les faits. L’Organisation Mondiale du Commerce promeut et amplifie ces accords. C’est ainsi que ces standards universels règnent aujourd’hui dans la plupart des domaines (système métrique, statistique, sécurité des jouets, appareils médicaux, appareils sous pression, transports, produits financiers, cartes de crédit …) et dans presque tous les pays du monde.
AVENIR
L’Europe a poursuivi sa route avec succès vers la création du monde universel que lui assignaient ses origines. Dans cet effort constant, l’incident du Brexit ne devrait pas peser très lourd. Si on considère à présent l’avenir au vu de ce passé et des problèmes présents, il apparaît que cette route l’oriente dans au moins quatre directions principales :
- · le contrôle global du changement climatique dans le cadre de la COP21 : de grands objectifs ont été fixés pour maîtriser les actions destructives pour la planète de l’être humain. L’UE dispose d’un arsenal de directives, de standards et de bonnes pratiques à partager avec le reste du monde. Ceci constitue un premier axe fort d’activités pour son futur.
- · la gestion de l’équilibre démographique du monde avec le Haut Comité aux Réfugiés : les guerres et le climat imposent des mouvements démographiques de grande ampleur. L’UE dispose d’un capital exceptionnel dans la formation et la réinstallation des populations déplacées. Les territoires d’accueil ont tout à gagner dans l’investissement humain avec des migrants compétents, volontaires et efficaces. Tel est le second challenge que son futur lui adresse.
- · le soutien effectif de la création en partant du droit mondial de la Convention de Berne, de l’article 27 alinéa 2 de la Déclaration universelle et des autres grandes dispositions internationales : l’avenir de l’être humain est plus que jamais lié à l’essor de ses créations techniques, scientifiques et littéraires. L’Europe dispose d’un potentiel de R&D encore inégalé, mais sous-employé et considérablement mal géré. S’assurer la propriété effective des créations qui sont produites sur son territoire, quel que soit leur support d’expression (logiciel, protocole, base de données… autant que littéraire ou artistique) est la condition indispensable pour rendre à ses investissements le caractère attractif qu’ils ont perdu. De leur développement découlera la croissance, le plein emploi, l’intégrité de son patrimoine technologique et la solution des nouveaux problèmes que l’évolution appelle.
- · la poursuite de l’implémentation de l’article 55 de la Charte de l’ONU : l’Union européenne a connu 65 années de paix grâce à l’interdépendance économique. La poursuite de l’amélioration interne et externe du marché unique est indispensable au maintien de la paix internationale, qu’il s’agisse des pays du voisinage immédiat avec l’Euromed et l’Europe de l’Est, ou du soutien apporté à des régions plus lointaines comme celles de l’ASEAN, MERCOSUR ou UEMOA.
Créer un avenir à la mesure des besoins contemporains, là réside sans doute le défi majeur de l’Europe, vis-à-vis d’elle-même et des peuples qui la composent, comme vis-à-vis des autres nations qui, très souvent, la prennent pour référence.
Alain Souloumiac
Expert législatif européen
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