Le suicide et l’impossible proposition 317
La radio, il y a peu, racontait l’histoire tragique d’un suicidaire qui, s’étant raté, avait appelé au secours et mobilisé une armée.
Cette odyssée illustre l’abandon dans lequel sont laissés les candidats au dernier départ dans notre pays. La volonté d’en terminer n’est pas, chez nous, un droit garanti par la Constitution. Notre liberté est conditionnée au bon vouloir d’une société qui, n’en accepte pas le principe. Ce refus est fait au nom d’intérêts supérieurs, de valeurs transcendantales, d’une exaltation de la vie, d’un refus théorique de la mort.
Cette position est de principe. Elle permet des envolées lyriques, de la grandiloquence. Comme toujours, la vérité est loin du dogme.
De mon propos, j’exclus l’euthanasie, ce coup de pouce en fin de soins palliatifs, tout juste accepté, avec force conditions et qui s’inscrit dans une autre histoire. J’élimine aussi l’immense cohorte de ceux qui, aux yeux de tous, avec le blanc-seing des autorités, l’empressement du commerce et de l’industrie, l’encouragement de la publicité, se détruisent lentement, avec application, obstination. Leur comportement est admis par la tradition, reconnu par la culture, fiscalement intéressant. La mort lente qu’elles se préparent, distillée à petits verres, à petites gorgées, à petites bouffées et maintenant par trop de sucre, de graisses, de sel ne suscitent pas d’effroi ; de la désapprobation quand l’ivresse est bruyante, l’énormité du corps trop encombrante, la fumée trop opaque. Mais le cancer qui s’enracine, le foie qui se cirrhose, le diabète, l’hypertension, l’insuffisance respiratoire qui fabriquent à la chaîne de jeunes vieillards raccourcissent la vie aussi sûrement qu’un bon suicide. Ces morts en sursis qui préparent leur fin posent une question sans réponse : comment peut-on se faire plaisir sans mesurer le mal à venir, quel libre arbitre, pourquoi cette dépendance, ce dérèglement, ce comportement, cette contagion ?
Je veux parler des suicides classiques par dépression, par dégoût, par dépit, par lassitude, par solitude. Une interrogation d’abord : pourquoi l’adulte lucide, consentant, conscient, libre d’aller et venir, de voter à l’extrême droite ou à l’extrême gauche, de croire ou de ne pas croire est libre de sa vie, mais pas de sa mort ? Le hasard, la malchance, une balle perdue, un arbre qui tombe, un poêle qui perd de l’oxyde de carbone, une voiture folle, un policier ivre, une bulle dans la perfusion ont ce pouvoir, pas lui.
On admet sans rechigner que la liberté ne peut être que relative puisqu’elle s’arrête là où elle va compromettre celle de l’autre. Mais sa censure va beaucoup plus loin. Elle ne permet pas non plus à un naufragé sur une île déserte de se suicider. Il ne compromet pourtant la liberté de personne – Vendredi n’est pas encore arrivé – mais, horreur suprême, il s’attaque à la vie.
Si la religion est d’État, Dieu, son créateur est en fait le propriétaire et de la sorte perdrait un adorateur. Dieu a horreur de s’appauvrir. C’est la pauvre idée que son Église a imaginé pour ne pas perdre de fidèles.
On pourrait objecter – mais à quoi bon ? – qu’il gagne une âme, un pur esprit qui viendra flotter dans son paradis et lui rendra encore mieux grâce, débarrassé qu’elle ou qu’il est des scories d’un corps encombrant, malhabile, fatigué, malade, inapte, déprimé, inadapté, incapable, peut-être invalide et qui finalement n’a pas été à la hauteur de sa mission.
Le suicide est tout autant intolérable à l’État laïc et pour les mêmes raisons car la nation considère le citoyen comme son bien. Elle a dépensé beaucoup pour lui. La grossesse, l’accouchement, les congés pré et post-maternité, l’école, les services publics mis à disposition coûtent cher. C’est lui le responsable des déficits de la Sécurité sociale, de la RATP, de la SNCF, de la dette. Sa retraite, s’il est fonctionnaire, est subventionnée.
La nation a donc quelques droits – au moins financiers – sur lui, et elle ne veut pas perdre les impôts directs et indirects qu’elle arrive à lui extraire.
L’État a aussi l’obligation de conserver sa population en état de marcher pour assurer sa pérennité, sa défense. Une épidémie de suicides serait désastreuse et risquerait de transformer sa grande puissance en petite. La vie est précieuse pour lui et il l’économise pour pouvoir la gaspiller dans les grandes occasions, quand – généralement par sa faute – la nation est en danger.
Le suicide est, de plus, pernicieux car pousse certains à réfléchir. Cette minorité réfléchissante reste une minorité, mais ce sont les marges qui font la différence. Lisez, si vous n’êtes pas convaincu, la presse économique.
Mauvais citoyen, mauvais croyant, juge de lui-même notre homme, notre femme qui y réfléchit s’engage dans un chemin épineux, tourmenté. Le raptus, cette bouffée délirante, brutale, incoercible, insurmontable qui précipite du 10e étage n’est pas la règle. C’est plutôt une rumination qui y conduit lentement. Elle argumente, discute dans le for intérieur.
Plusieurs paramètres sont en action :
- la curiosité. Je connais bien mon monde. Cela fait quelques décennies que je le fréquente. J’en ai tiré ce que je pouvais. Pourquoi attendre plus longtemps pour découvrir celui qui vient après ? Est-ce celui des chrétiens, des musulmans, de Confucius ? Vais-je me réincarner et revenir sous une autre forme ou entrer dans le néant, un sommeil sans rêves, sans cauchemars et surtout sans réveil ?
- la réalité. Vais-je me réveiller longtemps encore au petit matin blême, dans un deux-pièces minable, des gamins braillards, une épouse ou un époux grincheux, une banlieue pourrie, un métro puant, un patron-gangster, des fins de mois qui commencent le 15, une politique de merde, un climat qui se déglingue, des grèves, des OGM, des ONG, des guerres, des attentats, des accidents, une télé-poubelle, une presse de caniveau, des impôts, des dettes, un rhume, une sciatique, une colique, l’hôpital, cette tristesse, cet accablement, ce poids, cette fatigue, ces soucis, etc.
On peut faire des variations sur ce canevas en mieux, en pire. Le fond change peu et la fin est toujours la même.
On comprend qu’il y en ait qui s’y résolvent, ayant donné, subi. Leur patience, leur masochisme arrivés à saturation, ils décident d’arrêter les frais, de fausser compagnie à une mauvaise compagnie, de disparaître avant que les choses ne se gâtent : que le déluge arrive, que la bombe explose, que le crabe s’installe, que le caillot s’incruste, que le cerveau déraille… Ils veulent tirer le rideau, en toute connaissance, en toute lucidité, sans demander des autorisations en trois exemplaires à des services publics compétents, certificat médical à l’appui.
Indépendant face à une dictature sociétale se dissimulant sous des oripeaux de démocratie et refusant sa loi, l’être qui ne supporte plus l’humanité qu’on lui a imposée sans l’avoir réclamée devrait pouvoir s’en séparer, revenir à un état a-cellulaire ou disparaître dans un éther immatériel sans choquer personne. L’ambition est nourrie par une expérience, des antécédents, une conviction. Sa fuite libère une place, diminue la pression, la cohue, la pollution. Elle devrait satisfaire.
Des milliers d’individus chaque année décident de passer à l’acte. Il les obsède. Ils ne pensent et ne rêvent que de cela. Ils essaient d’en parler, d’en discuter. Ils demandent conseil, lisent des livres.
Beaucoup se heurtent au refus, à l’incompréhension, la peur, la colère, le mépris, la honte. Ils se renferment dans leur solitude, leur désarroi, se sentent coupables de vouloir enfreindre la loi du clan, de ne plus être conformes, d’être le mouton noir, la brebis galeuse.
Il y en a qui se résignent, mais entretiennent la flamme et, paradoxalement, y retrouvent parfois une raison de vivre. Ils savent que si les choses empirent, une solution existe.
D’autres improvisent et réalisent. Ils envahissent les faits divers. La mort est souvent violente, spectaculaire :
- le motard vise le poteau électrique ;
- le skieur s’engouffre dans le couloir d’avalanches ;
- le plongeur en apnée s’hyperventile plus qu’il ne devrait ;
- la voiture s’encastre sous le poids lourd ou remonte à contre-courant l’autoroute ;
- le chasseur oublie que son arme était chargée ;
- le pauvre, il est mort d’une overdose.
Ces bricoleurs tragiques sont obligés de compliquer leur fin car ils n’ont pas le choix d’une mort calme, apaisée, sereine, à la mesure du voyage vers l’inconnu ; une fin domestique, tranquille, à la façon de Soleil Vert, La Pastorale de Beethoven en fond sonore.
Même si demain serait arrivé, il est en retard chez nous. Quelques pays montrent un peu plus d’humanité, de compassion, de compréhension, d’amitié, d’amour pour ceux qui veulent partir. Même s’ils les réservent à ceux que la douleur taraude, ils leur facilitent la tâche : la Suisse, la Belgique, la Hollande et quelques autres tendent la main et ne traînent pas en prison ceux qui aident.
Ici, le Siècle des Lumières a cessé d’éclairer les esprits. L’obscurantisme, le conservatisme, l’ignorance, la bêtise, la tétanisation sur les idées acquises sont des valeurs inaltérables, inattaquables. Même M. Attali, cet esprit libre, ce réformateur inspiré, cet iconoclaste patenté, auteur d’un projet censé remettre la France en marche et redonner à sa lanterne l’éclat du phare de Baleines (île de Ré) n’ajoute pas à ses 316 propositions celle qui libérerait la mort de son linceul. Cet oubli trahit l’esprit de sa réforme.
Il n’y aura donc pas d’Agence Nationale pour le Droit au Suicide, pas plus qu’une agence de prévention, encore plus indispensable. Le drame du suicide et qui ne peut être passé sous silence par ceux qui en revendiquent le droit est celui de ceux qui ne devraient pas être concernés dans une société adulte, consciente, responsable, solidaire. Les jeunes qui se suicident avant même d’avoir vécu sont nombreux. Ils en arrivent là car leur courte expérience de la vie les en a déjà dégoûtés. La faute à qui ? Mais à ceux qui ont fait de la famille, de l’école, de la rue, de la ville, de la vie des endroits si inhospitaliers que l’envie de s’y attarder part avant même d’être assouvie. De la même façon, ceux qui désespèrent de vivre simplement parce qu’ils n’ont pas les moyens de survivre condamnent la société et ceux qui s’en prétendent responsables. Ils voudraient bien vivre, mais ils ne peuvent simplement pas. Ces suicides-là sont les assassinats d’une collectivité meurtrière.
L’État hypocrite, lâche, traître à sa devise (Liberté, etc.), la religion, fidèle à sa volonté de punir pour mieux absoudre sont solidaires dans leur refus de traiter l’homme pour ce qu’il est et leur besoin d’en faire ce qu’ils veulent qu’il soit, un numéro, un consommateur, un producteur, un soldat, un pécheur, un repenti. Un refusnik jamais.
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