Le temps des thuriféraires
La campagne des municipales est à peine tournée que la France médiatique s’apprête à nous livrer une séquence nostalgie dont elle a le secret. Il y a quarante ans, notre pays (comme bon nombre d’autres) vivait un événement soudain et paroxystique. Ah, qu’il était beau ce joli moi de mai de l’année 1968...

Ne comptez pas y échapper, n’espérez pas vous défiler, nous allons tous avoir notre dose de Mai-68-isme dans les semaines à venir. Ben tiens, 40 ans, ça se fête ! Et puis, Mai-68 n’est-il pas un événement majeur ? Ces événements ne sont-ils pas une date incontournable de l’histoire contemporaine ?
Le Monde vient de sortir un hors-série intitulé 1968 révolutions. Les panneaux de pub vantant l’ouvrage fleurissent dans le métro et autres news magazines. Dans L’Express de cette semaine, c’est une pleine page avec un titre choc : 1968, l’année où tout a changé.
J’avoue, je me sens d’avance nauséeux face à ce raz-de-marée commémoratif qui s’annonce. Nauséeux non pas parce que je suis un critique farouche de 68 ou des soixante-huitards. Non, ce qui me fout le malaise, c’est la manière dont tous ces souvenirs se présentent. Je sens venir la mise en scène de cet anniversaire comme un trip très revival, où l’on "sloguait" à fond dans les facs à grands coups de phrases chocs qu’on était sommé de faire siennes, sous peine d’être un affreux réac bourgeois, pro-Vietnam et anti-Mao.
68, l’année où tout a changé ? Et puis quoi encore ? Ainsi, 1968 serait l’année charnière du siècle dernier, l’unité de temps qui résume à elle seule tout le siècle, le moment après lequel rien n’a plus jamais été comme avant ? Ah ouais ? De qui se moque-t-on ?
Quid de la Première Guerre mondiale, de ses combats atroces, de ses convulsions qui marquèrent une forme de suicide de la toute puissance européenne ? Quid du grand krach boursier de 1929 qui précipité tout le monde occidental dans la tourmente économique, dans la pauvreté et la misère ? Quid des années 30 et du cauchemar nazi qui déferla sur une Europe malade pour achever le massacre civilisationnel commencé vingt-cinq ans plus tôt ?
Quid de la crise des missiles de Cuba ? La chute du Mur de Berlin et l’effondrement du communisme soviétique sont-ils si peu de choses par rapport à Mai-68 ? La fin de la terreur engendrée par la dissuasion nucléaire démente qui courut des années 1950 à 1991, une broutille ?
A la fin, Mai-68 est-il cet événement incontournable qui a fait les tournants majeurs dans l’histoire de l’humanité ?
La réponse se trouve peut-être sur la couverture même du hors-série du Monde. La photo d’illustration nous présente la sphère bleue et blanche de notre bonne planète Terre, vue depuis la Lune. Oui, mais Neil Armstrong sur le satellite terrestre, ce n’est pas en 1968. Ni en mai ni en décembre. C’est en 1969, le 21 juillet pour être précis.
Aveu inconscient ? Car, si on devait retenir une date vraiment marquante au cours de ce siècle de fer et de sang que fut le XXe siècle, ce serait peut-être celle-là. Avant le 21 juillet 1969, nul être humain, nulle créature terrestre vivante n’avait foulé le sol d’un corps céleste autre que notre planète. Ce jour d’été marque un virage fondamental dans notre histoire. Pour la première fois, l’homme a quitté son berceau. Pas pour aller bien loin, certes, mais il l’a fait. C’était une première fois. Et ça a tout changé. Entre autres, notre regard sur l’univers, que nous espérons désormais être un jour à notre portée. Sur cet infini que nous fouillons du regard avec une acuité redoublée, dans l’espoir de trouver un autre nous-même. Vert et petit peut-être, mais vivant...
Alors, Mai-68 ? Important, oui. Les conséquences de ce mois furent nombreuses et ont changé, parfois en profondeur la société française et occidentale. Mais des crises sociales, des évolutions rapides, nous en avons eu d’autres, avant. Parfois plus conséquentes encore.
Pour ces 40 ans, j’aimerais que les thuriféraires rangent leurs slogans péremptoires et vains. Au lieu de nous sommer de nous incliner devant l’oeuvre immense de la génération des baby-boomers, il est peut-être temps de nous proposer un premier bilan, une mise en perspective, un vrai travail d’analyse. Les protagonistes de l’époque vont vers leurs 60 ans. C’est l’orée de l’âge de la sagesse. Les secousses des hormones juvéniles sont loin désormais. Il est temps de commencer à songer à s’inscrire dans l’Histoire, de prendre sa place dans ce flot de générations qui défilent.
Mai-68 est loin. Votre boulot désormais, c’est moins de vouloir changer la vie que d’expliquer ce que fut votre jeunesse. Et peut-être - je dis peut-être ! - avec un brin de détachement et de sérénité. Après tout, Mai-68, sans être l’avènement du paradis terrestre, a encore des choses à nous dire. Sans slogans.
Manuel Atréide
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