Le syndrome des frères Schleck : perdre ensemble le Tour de France plutôt que de gagner seul

Il pourrait sembler étrange, sinon injustifié ou même inapproprié, qu’un philosophe s’adonne à une analyse psychologique de ce qui s’avère être, avant tout, un événement sportif. Surtout lorsqu’il s’agit du mythique Tour de France, où de très pointus spécialistes en la matière inondent leurs chroniques quotidiennes des commentaires les plus avisés. Mais si j’ose me livrer ici à pareil exercice, c’est que c’est un drame humain, bien plus qu’un exploit sportif, qui a retenu, en l’occurrence, mon attention.
Ce douloureux fait, je le formulerai, sous forme d’interrogation, de la manière suivante : pourquoi les frères Schleck (Franck et Andy), qui sont intrinsèquement les plus forts depuis quelques années, perdent systématiquement, que ce soit face à un Alberto Contador hier ou à un Cadel Evans aujourd’hui, ce qui est unanimement considéré comme la plus grande course cycliste du monde ?
A cette énigme, j’y vois, pour ma part, une explication fondamentale, que personne – y compris les commentateurs sportifs, concentrés essentiellement sur les aspects techniques de la chose – n’a encore fourni jusqu’ici. Et la raison de cette défaite, je l’exposerai, quant à elle, de la façon suivante : ce qui, au départ, était conçu comme un avantage – courir toujours ensemble, à deux, en se liguant contre un adversaire commun – devient, à la fin, un handicap. Car le fait est que ce lien est à ce point fusionnel, entre ces deux frères, que l’un n’ose jamais prendre véritablement le dessus sur l’autre : c'est-à-dire, en termes sportifs, le battre, aussi cruel cela soit-il pour le vaincu, purement et simplement.
Certes, ce type de comportement, chez les deux luxembourgeois, s’avère-t-il noble sur le plan moral, sinon existentiel. Mais il se révèle, surtout, désastreux, pour eux-mêmes tout d’abord, au niveau de leur carrière sportive et palmarès respectif. Car que se passe-t-il en réalité, ainsi qu’on la trop souvent vu, lors de ce dernier Tour de France, dans les étapes de montagne (pyrénéennes notamment), là où, en tant que grimpeurs, ils se devaient d’attaquer (comme ils l’ont fait, mais trop tard, dans le Galibier) pour pouvoir faire la différence dans les ascensions et, donc, y gagner, à la seule force des jambes et sans autre forme de calcul pseudo-stratégique, cette course ? C’est qu’ils ne cessent, même lorsque l’un des deux se sent en condition physique de devancer temporellement ses rivaux, de s’attendre l’un autre, puis de se parler parfois nonchalamment, perdant ainsi chacun à tour de rôle, alternativement, de précieuses minutes quant au classement général et, pis, finissant même ensuite, sans le vouloir, par se neutraliser, sinon se piéger, mutuellement.
Conséquence ? Tragique, tel le plus pervers des effets boomerang, pour eux : ce sont leurs adversaires, ceux-là mêmes qu’ils croyaient affaiblir par ce genre de complicité, qui, face à cette aubaine inespérée – une erreur tactique aussi magistrale qu’absurde – en profitent alors pour tirer subrepticement, en fin de parcours, les marrons du feu… gagner, précisément !
Morale de l’histoire ? Ce n’est pas tant Cadel Evans qui, malgré ses indéniables mérites, a gagné ce Tour de France ; ce sont surtout les frères Schleck qui, n’ayant manifestement pas sa science en matière de course, l’ont, ensemble, perdus ! La psychanalyse freudienne, pour laquelle l’inconscient s’avère le plus fécond des sujets d’étude, appelle ce genre de « ratage », quelque peu pathétique, un « acte manqué » : une sorte, comme l’indique la « psychopathologie de la vie quotidienne » de « lapsus » répétitif qui, s’ignorant a priori, ne dit jamais son nom.
Eddy Merckx, qui gagna cinq fois la « Grande Boucle » et cinq cents autres courses à travers l’Europe, l’a par ailleurs sous-entendu lors de l’une de ses dernières interventions à la télévision belge : tant que les frères Schleck n’auront pas établi de véritable et claire hiérarchie entre eux – rapport de force impliquant fatalement, comme pour tout équipier, le sacrifice de l’un pour l’autre –, ils seront incapables de gagner un grand tour, du moins le Tour de France.
Pis : il paraît légitime, en d’aussi déroutantes conditions, de se demander si, de ces deux frères Schleck, binôme apparemment indissociable, il y en a vraiment un qui désire gagner, forcément au détriment de l’autre, cette course. Et si, davantage encore, cet ultime et incompréhensible podium, avec Andy deuxième et Franck troisième, ne se révèle pas finalement pour eux, paradoxalement, idéal… comme si, tout compte fait, il valait mieux perdre ensemble plutôt que de gagner seul, surtout lorsque, pour cela, l’un doit nécessairement l’emporter sur l’autre. C’est ce type d’attitude, doublée de ce consternant résultat, que je nommerai désormais, quant à moi, « le syndrome Schleck ». Car, on le sait, il n’existe là, à l’instar de toute compétition individuelle (comme c’est le cas pour le cyclisme), qu’un unique gagnant, même pour des frères jumeaux… à moins que l’on ne soit, fait hautement improbable et même cliniquement impossible en matière de sport, d’inséparables frères siamois !
Cette infrangible réalité, aussi dure soit-elle pour une fratrie pratiquant le même sport, les deux sœurs Williams (Venus et Serena) l’ont, par ailleurs, parfaitement comprise : motif pour lequel elles sont justement devenues, quant à elles, de vraies championnes. Car, sur un terrain de tennis, dès qu’un match les voit s’affronter, s’opposer même publiquement face à leurs parents, elles oublient aussitôt, certes provisoirement, qu’elles sont sœurs ; elles sont alors là, avant tout, d’intraitables mais authentiques rivales, sans état d’âme (sinon celui de la victoire), qui se renvoient, parfois avec une déconcertante agressivité, coups pour coups, jusqu’à ce que l’une batte, effectivement, l’autre. C’est cela, que les trop sentimentaux frères Schleck le veuillent ou non, l’impérieuse, impitoyable mais universelle, loi du sport : tout le reste, comme l’a jadis dit un philosophe épris de rigueur, n’est que littérature.
Mais, à propos de littérature, s’étonnera-t-on vraiment que Cadel Evans, porteur d’une tenue de couleur rouge et noire avant que d’endosser le définitif maillot jaune, ait gagné ce dernier Tour de France, dans le contre-la-montre de Grenoble, lorsque l’on sait que c’est là la ville natale de Stendhal, qui écrivit naguère un historique roman intitulé, précisément, « Le Rouge et Le Noir » ? Comme quoi la littérature peut mener à tout, parfois même à d’impénétrables voies cyclables !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Ecrivain, professeur de philosophie de l’art à l’Ecole Supérieure de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège et professeur invité au « Collège Belgique », sous l’égide de l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique et le parrainage du Collège de France.
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