Les inconsistances de Périco Légasse
Célèbre critique gastronomique connu pour ses saillies contre l’industrie agroalimentaire, Périco Légasse vient une fois encore, dans un article du journal Marianne, de dénoncer les accointances entre cette industrie et le monde de la gastronomie. Pourtant, comme nous allons nous forcer de le démontrer dans cet article, ce dernier ne montre, une fois de plus, qu’une petite partie du vrai problème…
Dans cet article – qui reprend en substance ses autres articles sur le même sujet – il attaque avec virulence et raison le bruit médiatique fait autour du guide The World’s 50 Best Restaurant de Nestlé et de sa mise en avant de la cuisine moléculaire. Il dénonce également le projet INICON « qui subventionne la recherche moléculaire pour le compte de l’industrie agroalimentaire de pointe avec des fonds distribués par la Commission de Bruxelles » et dont les grands chefs adeptes de la cuisine moléculaire ont été les faire-valoir ces dernières décennies.
Périco Légasse saute ainsi sur l’occasion présentée par un énième scandale sanitaire dans le monde de la gastronomie et qui a jusqu’à présent touché seulement des restaurants étoilés pratiquant la cuisine moléculaire et que les médias et les communicants des grands chefs en question nous présentent comme une simple introduction de novovirus ayant contaminé la cuisine suite « à la négligence d’un employé qui n’avait pas bien lu les consignes d’hygiène remises au personnel à leur embauche ».
Il est évident que les grands chefs concernés préfèrent mettre le tord sur l’éventuelle maladresse de leurs employés – et jouer ainsi la carte de « l’erreur est humaine » – plutôt que de se remettre eux-mêmes en question en se demandant s’il n’y aurait pas un lien entre ces scandales sanitaires survenus ces dernières années dans leurs restaurants et les ingrédients nécessaires pour ce style culinaire étrangement similaires à ceux que l’ont trouve dans les produits de nos rayons de supermarché tels que « l’alginate E401, le cellulose méthylée E461, l’amidon transformé E1142, le monoglutamate de sodium E621, le polysaccharides E407, le stabilisant E450, le xantana E415, le si précieux carraghénane et de l’azote liquide ».
Pour Périco Légasse, mais également pour son confrère Jörg Zipprick auteur de l’excellent livre « les dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire », le monde de la gastronomie se divise en deux catégories :
-Dans la première catégorie se trouve donc les chefs adeptes de la cuisine moléculaire, qui travaillent à l’introduction de substances dangereuses dans le sacro-saint monde de la gastronomie, qui collaborent sans scrupules avec des grands groupes agroalimentaires afin d’aider ces derniers à mieux nous empoisonner…
-Dans la deuxième catégorie, au contraire, se trouve des chefs bons, justes, habités par des qualités humanistes évidentes, souvent évidement français (selon Legasse), quant à eux défenseurs de la cuisine classique, respectueux des produits, des artisans et des paysans, et qui parfois collaborent avec cette même industrie de manière à faire progresser cette dernière vers plus de moralité, de qualité…
Pourtant, contrairement à ce que tendrait à nous faire croire la prose de Légasse, non seulement cet antagonisme est assez fantasmé, mais lorsqu’il s’agit de collaborer avec l’industrie agroalimentaire, ce sont nos « bons » chefs pratiquant la cuisine classique qui ont été il y a longtemps déjà à l’avant-garde de cette même collaboration, souvent d’ailleurs à des niveaux bien plus supérieurs et plus subtiles que ceux employés par les chefs de la cuisine moléculaire…
D’ailleurs, Nestlé ne s’y trompe pas puisque bien que ce groupe, pour des raisons idéologiques évidentes, montre un intérêt particulier pour la bande à Ferran Adria, il est pour autant loin de mépriser nos « vertueux » grands chefs. Pour preuve, le guide Nestlé The World’s 50 Best Restaurant que vomit tant Légasse a décerné en 2013 sa plus haute distinction, le « Lifetime Achievement Awards », à Alain Ducasse dont Légasse ne cesse de nous louer les qualités éthiques. Hors, si comme il nous l’explique à longueur d’articles, Nestlé par l’intermédiaire de son guide remercie les chefs qui collaborent avec lui, que doit-on penser de ce titre honorifique attribué à Ducasse ?
Si Nestlé n’est intéressé que par la cuisine moléculaire, comment explique-t-on que le monde de la gastronomie classique « vertueux » soit quasiment entièrement financé par cette même marque ? En effet, le Bocuse d’Or, Euro-toques, l’ensemble des associations culinaires, des concours et nombres de grands chefs « classiques » ainsi que certaines écoles hôtelières sont en liens étroits avec cette marque…
En fait, la politique « antifrançaise » et anti-cuisine classique de Nestlé cette dernière décennie et la mise en avant de chefs espagnols partisans de la cuisine moléculaire ne peut pas seulement s’expliquer par « l’introduction de produits chimiques dans les grands restaurants », même si cette raison économique d’extension du marché est évidente. Une autre raison, moins discutée et plus politique, est que l’Espagne est le pays européen le plus en avance au niveau des cultures d’OGM que Nestlé rêve de finalement introduire en Europe. La France étant le mauvais élève européen de la firme, il est « normal » que ce dernier ait de façon stratégique mis en place une « diabolisation » et une ringardisation de la France et de ses traditions…
Pourtant, nos grands chefs français qui étaient il y a encore 10 ans très anti-OGM – et qui explique peut être alors l’intérêt de Nestlé pour l’Espagne avec des chefs plus discrets sur la question ? – sont maintenant de plus en plus évasifs sur la question. N’est ce pas Alain Ducasse – mais aussi Paul Bocuse – qui a déclaré en 2007 :
« Je suis incapable de faire la différence entre une soupe de maïs naturel et une soupe de maïs transgénique. Pendant la crise de la vache folle en France, j’ouvrais mon restaurant de New York. J’ai découvert un bœuf extraordinaire… j’ai demandé à mon boucher un certificat m’assurant que ces animaux ne recevaient pas d’hormones. Il m’a ri au nez… En Amérique du Nord, il n’y a pas un animal à quatre pattes qui n’ait pas été boosté aux hormones. Que je sache, le consommateur local n’est pas en danger de mort ! C’est aux scientifiques de nous éclairer sur les risques des produits génétiquement modifiés. »
On comprend assez facilement pourquoi, malgré le fait qu’Alain Ducasse ne soit pas un défenseur de la cuisine moléculaire, Nestlé n’a pas hésité à le récompenser de sa plus haute distinction. Nestlé n’a aucuns problèmes avec les grands chefs de la cuisine classique avec qui il collabore depuis les années 70, Nestlé a simplement un problème avec les gens et les États qui s’opposent de façon trop ferme contre sa vision du monde.
De son coté, Légasse est très ferme envers les grands chefs qui collaborent avec l’industrie agroalimentaire lorsque ces derniers se trouvent être des partisans de la cuisine moléculaire tels que Ferran Adria, Heston Blumenthal, mais est étrangement silencieux lorsque celle-ci concerne des chefs français… Pourtant, la collaboration de grands chefs avec Nestlé (entre autres) est largement antérieure à l’existence même de cette cuisine. Lorsque Michel Guérard démarra dans les années 70 son travail pour le compte de Nestlé, la cuisine moléculaire n’était probablement qu’une idée sur un papier ou dans des laboratoires scientifiques. Plus proche de nous, lors du dernier scandale impliquant Findus et la viande de cheval, ce n’était pas un chef proche de la mouvance d’Adria qui collaborait avait cette société mais bien Cyril Lignac, un chef français proche des réseaux de Ducasse, qui prêche à la télé l’importance de la qualité des produits dans les cantines de nos enfants.
Quand au club Nespresso, appartenant aussi à Nestlé, il est loin d’être intolérant envers les chefs de la cuisine classique puisque ce dernier a en son sein des chefs de toutes mouvances et compte parmi ses plus importants propagandistes Yannick Alleno qui est pourtant loin d’être un admirateur enthousiaste des éprouvettes…
Périco Légasse qui est un fervent opposant à l’impérialisme américain – et qui aime dénoncer les réseaux de Ferran Adria ainsi que ses financements – est pourtant très discret quand aux liens de son ami Alain Ducasse avec des Think Tanks tels que la French American Foundation et du Clinton Global Initiative tous deux promoteurs du marché transatlantique et œuvrant en faveur des OGM. Il n’a pas l’air non plus troublé que Ducasse se fasse le défenseur de la glocalisation, concept popularisé par les anglo-saxons qui est simplement la forme économique du mondialisme et la stratégie commerciale des grands groupes de l’agroalimentaire ces dernières décennies.
Même s’il apparait de plus en plus comme une évidence que des chefs comme Ferran Adria et Heston Blumenthal doivent plus leur carrière à leur collaboration avec l’industrie qu’à leur seul talent, est-ce que cette situation est intrinsèquement différente pour Ducasse dont les liens avec des groupes comme Nestlé, Lactalis, Danone, Brake, Unilever, Sogeres et d’autres font passer Adria pour un petit joueur en terme de collaboration et de dépendance à l’industrie agroalimentaire ?
Légasse qui s’est en partie fait aimer du grand public par l’intermédiaire du documentaire Ces fromages qu’on assassine dans lequel il tire à boulet rouge sur Lactalis et sa tentative de mise à mort du lait cru, est-il au courant que ce n’est pas Adria ou Blumenthal qui font aujourd’hui la promotion et développent des gammes professionnelles pour ce groupe mais bien des chefs français dont il nous vante pourtant les qualités culinaires et éthiques à longueur de temps ?
De façon surprenante, le seul français qu’il se permet de vraiment critiquer, n’est pas Thierry Marx, le spécialiste de la cuisine moléculaire en France, mais Jean-Pierre Coffe pour sa collaboration avec Leader Price. Pourtant, dans son énervement théâtral, il aurait tout aussi bien pu parler des partenariats entre Michel Troisgros et casino, Joël Robuchon et Anne-Sophie Pic chez Carrefour et bien d’autres. La nature de ces collaborations est-elle si différente de celle de Coffe avec Leader Price ?
Nous touchons ici la limite de la pertinence de la critique gastronomique lorsque celle-ci ne se contente plus de juger la qualité gustative et esthétique d’un travail artisanal mais essaye de rentrer dans le politique.
Périco Légasse montre du doigt le lien entre le monde gastronomique et l’industrie agroalimentaire qu’il combat mais seulement dans sa phase la plus visible et la plus spectaculaire : la gastronomie moléculaire. L’industrie agroalimentaire est le moteur financier du monde de la gastronomie, sans elle, plus rien de ce qui constitue l’identité de nos grands chefs (les concours, les clubs les associations, les distinctions… et les micros qui leurs sont tendus) ne leur serait accessible.
Par conséquent, il est fort probable qu’il n’existe pas de grands chefs spécialement plus vertueux que d’autres. Étant donné que l’identité même des grands chefs est façonnée par cette industrie, il est par conséquent naturel que si ces derniers veulent continuer à rester dans le jeu, ils doivent faire en sorte de respecter le cahier des charges de leurs financiers.
Si des cuisiniers et même des critiques gastronomiques sont intéressés par des questions éthiques, ils devraient questionner ce qui dans la catégorie du grand chef transforme de simples artisans de talents en relais de la domination anglo-saxonne. Il se pourrait même que certains d’entre eux abandonnent cette catégorie exclusive.
Romain R
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