Les nouveaux commerçants
C’est dit, c’est plié, c’est voté par le parlement depuis le 1er août, les universités françaises sont engagées dans le mouvement de réforme devant conduire à rien moins que la « révolution culturelle » (selon les termes de la ministre Valérie Pécresse). Celle-ci consiste, expliquait précédemment le député UMP Claude Goasguen, à « mettre l’université à l’heure de la mondialisation et de la compétitivité internationale », et à passer « de la société à l’économie performante du savoir », en intégrant « bien sûr massivement le secteur économique privé » à sa refondation. On est bien content : nos facultés vénérables, où planait encore il y a peu l’odeur de l’engagement de l’Etat, jugée presque aussi moisie que le fantôme de Siger de Brabant, vont enfin se fondre dans la modernité marchande.
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Rafraîchies par un grand vent frais de scolarité, redorées aux couleurs de riches sponsors, autonomes comme de grandes filles majeures libres de se vendre au plus offrant, émancipées de leur tuteur tatillon et néanmoins radin - le vieux machin qu’on appelle plus souvent « contribuables » qu’« Etat » quand on est de droite, et le contraire quand on est de gauche -, qui leur comptait habituellement la pécune au plus juste, elles rêveront désormais de tutoyer d’un peu plus près les opulentes et ploutocratiques Américaines sur le palmarès interplanétaire de l’efficacité universitaire : le fameux classement Jiao Tong, établi depuis 2003 par l’université du même nom à Shanghai, qui place trois institutions françaises dans le top 100.
Peu importe que ses créateurs eux-mêmes aient prévenu qu’il comportait des biais très importants, car il était structurellement défavorable, excusez du peu, aux sciences humaines et sociales, aux pays non anglophones, aux publications livresques, et à la notion de qualité des formations. Peu nous chaut que « ce type de classement ne convien[ne] pas à la structuration de l’enseignement supérieur en France, où la recherche est en partie dissociée du monde universitaire, contrairement aux autres pays », comme l’expliquait le président de l’UNEF Bruno Julliard. Bagatelle que l’on puisse douter « que la valeur d’une université découle exclusivement de la visibilité internationale d’une fraction très minoritaire de ses enseignants-chercheurs » (Le Monde diplomatique, septembre 2007), sur laquelle repose pourtant l’essentiel de ce classement, voire plus généralement d’une mise en concurrence des institutions du savoir décalquée sur le mode compétitif propre aux échanges commerciaux... L’essentiel est que cette hiérarchisation des plus imparfaites se plie à loisir au sensationnalisme médiatique et à l’instrumentalisation politique. Nicolas Sarkozy a pu ainsi hisser le classement Jiao Tong au rang de « crise » et de « choc sans précédent » pour l’université et la recherche françaises, à égalité avec le conflit entre les chercheurs et le gouvernement et le rejet du CPE...
La manie de la cotation a d’ailleurs saisi les instances universitaires à l’échelon international : « [elles] ont compris qu’on pouvait manipuler sa place dans les classements. Elles orientent leur politique de manière à améliorer le "score" de leurs établissements », explique Christophe Charle, professeur à Paris I, dans l’article précité, pratique depuis longtemps en œuvre dans les universités américaines les plus en vues, et copiée par les établissements de nombreux pays. Notons que les Allemands viennent de lancer un programme de restructuration dit « Excellenz-Initiativ », à savoir un « fédéralisme de la concurrence » qui finance les universités sur la base d’un classement concurrentiel. Mais tant qu’à classer, pourquoi ne pas hiérarchiser aussi les ressources allouées aux universités ? C’est pour le coup où nous n’aurions vraiment pas de quoi nous tailler des palmes académiques : si un tel classement devait être établi, « la France serait certainement en queue de peloton », estimait Bruno Julliard.
Mais il n’y a plus à s’inquiéter. Quoi qu’il tombe dorénavant, plume ou plomb, de l’escarcelle étatique, nos futures entreprises académiques pourront désormais marcher beaucoup plus librement sur la voie ouverte déjà par quelques-unes, et profiter du « philanthropisme » des investisseurs privés, comme le définissait M. Sarkozy dans le discours précité en lien... Sauf que philanthropisme rime ici avec euphémisme ; la directrice de la communication du groupe Veolia, en négociation avec l’université de Marne-la-Vallée pour la sponsorisation d’une chaire « Ingénierie des services à l’environnement », expliquait dans Le Monde (13/12/06) qu’il s’agit plutôt de « donnant-donnant ». L’investissement doit être rentable. Et de fait, pour un coût modéré (ces financements, considérés comme des donations puisqu’ils transitent toujours par des « fondations », bénéficient d’une exonération fiscale de 60 %), le package universitaire offre à l’entreprise nombre d’avantages commodes : « créateur de richesse », il facilite « les recrutements et la recherche ».
C’est ainsi qu’à Paris-Dauphine, Axa finance désormais la chaire « Risques majeurs », EDF et Calyon « Finance quantitative et développement durable », Groupama « Les particuliers face au risque », et AGF « Le risque santé », tandis que le Collège de France est flanqué d’une chaire « d’Innovation technologique » sponsorisée par L’Oréal, qui s’est offert également une chaire « Diversité et Performance » à l’ESSEC, nos fringantes grandes écoles étant déjà plutôt familières de la mise aux enchères de la formation des cerveaux. La toute nouvelle Ecole d’Economie de Paris, par exemple, à la fondation de laquelle Axa, Exane et American Foundation ont participé, intègre ses partenaires privés à sa « gouvernance d’ensemble » et lui fournit « un accès privilégié aux chercheurs, étudiants et programmes ».
On
ne prétendra pas qu’une épée de vertu infranchissable doit être
dogmatiquement plantée entre l’université et l’entreprise. Mais à
partir du moment où comme les fondateurs de cette école, cités - et
approuvés, turlupinade Jiao Tong à l’appui - par Le Nouvel Obs (26/07/07), on considère que l’éducation est « un marché mondial » où « les universités s’affrontent »,
la mainmise du secteur privé sur ce marché convoité qu’est devenu
l’enseignement supérieur ne trouve plus aucun obstacle pratique ni
éthique. Phagocytose illustrée par le fait que
l’initiative pédagogique ne revient même plus à l’établissement, mais à
l’entreprise. On apprend par exemple qu’en juin dernier, « à
l’initiative de Carlos Ghosn la Fondation Renault a mis en oeuvre une
chaire sur le thème du management de la diversité culturelle avec
l’Ecole Polytechnique et l’Ecole des Hautes Etudes Commerciales. Cette
chaire fonctionne en collaboration avec des institutions étrangères
prestigieuses où Renault a un intérêt stratégique ».
Que la thématique choisie puisse avoir un quelconque intérêt général ne
fait donc pas débat. Les projets de recherche seront menés « en toute indépendance ». Evidemment.
Indépendance que Richard Descoing, directeur de Sciences-Po Paris, assure conserver ; il a déclaré en effet au Canard enchaîné (15/08/07) avoir refusé l’obole du groupe Vinci pour sa chaire de développement durable car le bétonneur entendait influer sur les enseignements. Mais il a accepté celle de BNP Paribas, décidée à financer une chaire consacrée à la Turquie. Ce qui lui a valu les protestations du Conseil de Coordination des organisations arméniennes de France : si l’on en croit le journal turc Radikal (07/06/07), le premier à médiatiser l’information, Pierre Mariani, un des grands patrons de la BNP, aurait en effet confié à des journalistes turcs vouloir par la création de cette chaire corriger l’image de la Turquie, « perçue par certains Français comme un pays qui persécute les pauvres Kurdes », la communauté turque en France n’étant pas assez organisée, contrairement au « lobby arménien très puissant ». Si ces propos ont été ultérieurement démentis dans un courrier adressé au CCAF, la raison de l’intérêt de la BNP pour cette chaire ne fait pas mystère : depuis 2005 elle possède 50 % de TEB Mali, propriétaire de la principale banque du pays. Sciences-Po sert donc ses intérêts au plus juste. Un beau catalogue de sponsoring, d’ailleurs, que cet IEP censé former la crème de la fonction publique et de la politologie. Les chaires y sont pourvues d’autres partenaires de poids, comme par exemple Sanofi Aventis pour la Santé, Arcelor pour le Mercosur, l’énorme cabinet d’avocats d’affaires Lathams & Watkins pour la Régulation, plus un certain nombre de banques.
C’est chouette : flanquée de tels parrains, c’est sûrement toute une génération d’esprits critiques qui va se lever... Parlons clair : celui qui nous regarderait dans le blanc des yeux en jurant sur son scalp que toutes ces firmes, se promenant comme au supermarché dans les établissements d’enseignement supérieur, n’orienteront jamais le contenu des cours à leur profit, ne s’emploieront jamais à censurer des travaux dont les conclusions leur déplairaient, s’appellerait Simplet ou Tartuffe.
A l’étranger, l’effacement de la mission de service public, l’écrasement des objectifs humanistes initiaux de l’université et de l’intérêt général de la recherche ont déjà produit leurs effets délétères. Plusieurs affaires de financements obscurs et de pressions, particulièrement aux Etats-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, résumées dans un excellent dossier du Courrier de l’Unesco, ont exacerbé un malaise pressant. « Depuis la naissance des premières universités, voilà huit siècles », peut-on en outre y lire, « les intellectuels ont défendu leur droit à enrichir et critiquer le savoir sans subir de contraintes extérieures. Ce droit précieux - les libertés académiques - est, aujourd’hui encore, remis en cause sur plusieurs fronts. (...) Le rôle de l’université dans la société démocratique est menacé. Aucune autre institution n’a de mission équivalente : la recherche sans entrave de la vérité et du savoir et leur diffusion auprès du public. Elle sert l’intérêt général en se vouant à l’analyse informée et à la connaissance critique et en maintenant une conception intransigeante de l’intégrité intellectuelle. La remise en cause des idées reçues, qu’elle résulte de l’enseignement, de la recherche ou d’autres services auprès du public, menace les pouvoirs établis, intéressés au maintien du statu quo. A toutes les époques, des universitaires qui prenaient leur mission au sérieux se sont heurtés aux institutions religieuses, aux gouvernements ou aux puissances économiques. L’implication croissante des entreprises dans la vie universitaire constitue aujourd’hui la principale source d’inquiétude. Les réductions budgétaires du secteur public ont amené les universités à chercher des ressources privées et à accepter des formes de collaboration jusqu’ici impensables. (...) Les accords qui en résultent favorisent, le plus souvent, les résultats à court terme, au détriment des sciences humaines et de la recherche fondamentale ».
« La pensée scientifique est une pensée révolutionnaire », disait Gaston Bachelard. Mais il ne comptait sans doute pas sur l’attitude rebelle de chercheurs domestiqués, soumis à des impératifs de rentabilité rapide sur des thématiques imposées et à « une adhésion sans réserve aux principes et aux valeurs qui fondent la vision du donateur » (accord de 1997 entre la Fondation Rotman et l’université de Toronto)... Quant aux sciences humaines ou à la littérature, sont-elles encore bien utiles à notre monde d’étourdissante déconstruction socio-culturelle ? Ce ne semble pas en tout cas être l’avis de notre actuel chef d’Etat, qui dans le journal 20 minutes (16/04/07), expliquait que « vous avez le droit de faire de la littérature ancienne, mais le contribuable n’a pas forcément à payer vos études de littérature ancienne si au bout il y a 1 000 étudiants pour deux places. Les universités auront davantage d’argent pour créer des filières dans l’informatique, dans les mathématiques, dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable, mais l’État doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes ». C’est on ne peut plus clair : la culture et ses joies épanouissantes pour une petite minorité de riches privilégiés, une université-ANPE pour les autres, fournissant clé en main des hordes de techniciens souples et incultes, dont les connaissances ont été fixées par le marché. « Mais un monde social qui n’aurait pour seule ambition que d’être économiquement efficace serait un monde profondément désespérant », se récriait le professeur à l’Ecole Normale Supérieure Bernard Lahire (L’Humanité, 05/05/07).
Qu’il se rassure un peu. Il y a au moins une avanie que les professeurs et étudiants de littérature éviteront : celle de voir les multinationales se bousculer pour sponsoriser leurs cathèdres. Mais ils peuvent par contre craindre de disparaître. Perspective qui ne provoquera qu’un haussement d’épaules chez les partisans du darwinisme universitaire, saboteurs convaincus des missions étatiques d’éducation publique et de transmission du patrimoine. Ils n’ont pas compris qu’on apprend mieux à vivre et à comprendre l’homme chez Montaigne que dans « comment l’intégration de la diversité dans les pratiques de management peut être un vecteur de performance » (L’Oréal/ESSEC), ce qui en définitive revient également à mieux accomplir sa tâche. Mais c’est bien connu : Simplet n’est qu’un idiot, et Tartuffe un profiteur. Les deux ont le front bas et la vue courte. Le réformiste éclairé, quant à lui, déciderait par exemple d’intégrer littérature et philosophie dans toutes les filières après le bac. Une véritable révolution. « Veille, étudie, lis, pour que ce doute qui te reste t’excite à étudier et à lire, puisque vivre éloignés des lettres est, pour l’homme, mort et sépulture vile », disait un professeur à l’université de Paris, condamné pour subversion par la hiérarchie de son temps : pas si moisi que ça, l’esprit de Siger de Brabant.
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