Les technologies nous ont dépassés
Plus qu'un changement de mode de gouvernance, nous avons besoin d'un changement des fondements utopiques1 de la société. La gauche n'est pas impuissante faute de volonté ou, pire, paralysée par de simples intérêts personnels, elle demeure impuissante car elle articule ses idées autour de principes d'autres siècles. Ce n'est pas un choix effectué par une élite, seulement l'application du principe de réalité, en effet nous, simples citoyens, articulons nous aussi nos idées et nos revendications sur ces principes devenus inadéquats par la force des choses.
Les plus problématiques de ces principes concernent notre relation au travail, sa centralité dans l'intégration à la société, ainsi que la manière dont il est distribué et rétribué. Tout ceci est effectué selon plusieurs constructions mentales présentées comme des données objectives, de cette confusion découle les plus importantes limites à l'établissement d'une société réellement juste, aussi avant de proposer quoi que se soit il nous faut montrer l'invalidité de ces affirmations.
« Nous n'avons pas affaire à la crise de la modernité, nous avons affaire à la nécessité de moderniser les présupposés sur lesquels la modernité est fondée. »
André GORZ Les métamorphoses du travail
Nous sommes encore en train de défendre nos intérêts de travailleurs, qui en exigeant le droit à des heures supplémentaires, qui en exigeant l'assurance d'un repos hebdomadaire, qui en exigeant la revalorisation du SMIC, alors que la seule véritable manière de défendre les intérêts populaires est de répartir équitablement les machines, le peu de travail qu'elles n'effectuent pas et tous les fruits que nous ramassons.
Nous avons des outils qui permettent de creuser plusieurs kilomètres de tunnel en quelques jours, nous avons des outils qui permettent à un unique agriculteur de retourner plusieurs hectares en quelques heures, nous avons des outils qui permettent à un ingénieur d'envoyer ses études à l'autre bout de la planète en quelques secondes, nous avons tous ces outils et bien d'autres, tous ont en commun de libérer de la force de travail tout en augmentant la productivité.
Nous devons prendre cette réalité en considération et, par conséquent, remettre en cause les fondements même de l'économie qui, rappelons le, repose sur le principe d'un marché de l'emploi où les individus reçoivent leurs rétributions non seulement selon leurs mérites mais aussi et surtout selon l'offre et la demande ; or, comme nous venons de le voir, les progrès technologiques réduisent le besoin de main d’œuvre sans diminuer la production, ce qui aboutit, lors de l'application stricte de la « loi » de l'offre et de la demande, à la situation paradoxale que nous vivons :
Une cité (au sens de groupe humain) peut produire plus tout en laissant plus de ses membres dans l'indigence, ceux-ci étant la frange n'étant pas essentielle à la production.
Ajoutons que cette part de la population est toujours grandissante de par les progrès technologiques qui s'étendent à tous les domaines et nous voyons les limites des grilles de lectures comptables de la société : chaque progrès des connaissances y entraîne de l'exclusion lorsqu'il est mis en œuvre car grâce à lui il faut moins de temps et de sueur pour réaliser une même tâche, ou pour parler clairement, il faut moins d'interventions humaines pour atteindre un même but.
À moins de rejeter tous les progrès technologiques et scientifiques nous devons admettre que nous n'aurons plus jamais besoin de tous les bras de l'Humanité au même moment2 et que malgré cela nous pourrons encore vivre d'une façon décente si ce n'est luxueuse.
Pensez que le XXIéme siècle est à la fois celui où le plus de nourriture finit à la décharge et celui où la proportion de paysans dans la population est la plus faible3. Ou encore qu'il n'y a jamais eut autant de véhicules individuels inutilisés, qu'ils soient sur les parkings de leurs constructeurs ou dans des casses, et que,dans le même temps, il y a aussi plus que jamais sur les routes. Ce paradoxe se retrouve pour tous les objets du quotidien, du portable au médicament : nous sommes tellement capables de produire que le problème est plus d'écouler que de fabriquer un produit.
Hélas les sociétés « modernes » étant obnubilées par le commerce de biens et de services, cette faculté à créer n'est jamais utilisée pour l'intérêt général, parfois elle le rencontre mais par hasard.
L'histoire des plastiques est édifiante sur ce point : très peu couteux et facile à fabriquer ces produits ont permis de rendre courants des objets qui autrefois étaient un luxe (jouets, vaisselle, linge, etc), désormais ils servent à fabriquer des objets destinés à être jeter (rasoirs, stylos, emballages, etc) et immédiatement remplacés par le même produit.
Plutôt que d'utiliser ces matières premières imputrescibles pour réaliser des égouts là où l'hygiène est un problème, des maisons là où les bidonvilles fleurissent ou quoi que ce soit d'autre de durable et d'utile, l'homo economicus, en tant qu’espèce pas comme individu, a préféré s'en servir pour faire des bénéfices, pas seulement par avarice, aussi parce que cet accaparement des richesses s'inscrit dans une logique qu'il pense bénéfique à tous, le culte de la croissance et du progrès linéaire.
J'insiste sur ce point pour une raison trop peu évidente : les ouvriers, les prolétaires et tous ceux qui souffrent de ce système y adhérent inconsciemment par leur glorification de l'effort, du mérite et leur rejet de ceux et celles qui sont expulsés du système productif. En effet la méritocratie est ce qu'il me faut bien appelé un processus de rationalisation, c'est à dire un phénomène poussant les individus à accepter l'injustice (ici que d'autres individus soient privé de subsistance alors que la production augmente) et même à se convaincre que la situation ne pourrait être plus juste (ici l'espoir de la récompense aux efforts joue un rôle essentiel, tant pour motiver chacun à redoubler d'effort pour sortir de la précarité que pour stigmatise ceux qui sont exclus du processus productif, ceux ci devenant des « gens qui ne font pas d'effort » pour trouver un emploi, voire des « parasites »4)
En conclusion :
En se focalisant sur l'effort individuel les grilles de lectures comptables de la société occultent l'effort collectif et, surtout, sa matérialisation la plus tangible, la technologie. Au contraire, dans l'optique économique, la technologie devient un problème qui scinde la société entre ceux dont l'effort à la production est rémunérée et ceux dont la production se passe désormais, sans en souffrir notons le, sinon l'innovation ne serait pas adopter bien entendu.
Elles occultent le fait qu'une machine est un condensé de recherches et de travaux, elles résument ces merveilles de science et d'industrie à l'acte d'achat ce qui entraîne, si j'ose dire, naturellement l'exclusion de toute la population, l'acheteur mis à part, du droit à la jouissance de ce qui constitue pourtant nos héritages les plus précieux, le savoir et les savoir-faire.
Sortir de cette conception mathématique de la société est une nécessité, hélas, avant de pouvoir pleinement la réaliser par le partage du temps de travail, nous devrons également sortir de la glorification du travail et du travailleur, ceci est le premier défi auquel nous devons faire face.
1Utopie au sens que lui donne la philosophie contemporaine : « la vision d'un futur sur laquelle une civilisation règle ses projets, fonde ses buts idéaux et ses espérances. » Métamorphoses du travail p25 Dans ce sens l'utopie occidentale se caractérise par la foi dans le progrès linéaire, où progrès technique et progrès social sont confondus. La poursuite de l'un y entraînant nécessairement l'autre, cette utopie tend à tout espérer des progrès de la science et à mettre de côté toute réflexion sur elle même, rejetant l'auto-critique et l'auto-correction par la promesse d'un âge d'or inévitable car technologique. (cf Le sens du progrès par Taguieff)
2Surtout si nous condamnons l'obsolescence programmée et le renouvellement purement commercial des normes techniques (d'un ipod à un autre par exemple)
3De 900 millions sur 3 500 en 1968 à 1350 millions sur 6 500 en 2005 http://www.populationdata.net/demographie/population-mondiale-2005.php
4« On a jamais que ce que l'on mérite » prétend la sagesse populaire rejoignant celle de la ploutocratie
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