Lettre publique à M. Laurent Fabius, Président du Conseil Constitutionnel
Lettre publique à M. Laurent Fabius, Président du Conseil Constitutionnel
Monsieur le Président du Conseil Constitutionnel,
Je vous écris aujourd'hui pour vous exprimer ma préoccupation quant à la réforme des retraites en France et vous demander de déclarer cette réforme inconstitutionnelle. En tant que Président du Conseil Constitutionnel, vous avez le pouvoir et la responsabilité de garantir le respect de la Constitution française et des droits fondamentaux qui y sont consacrés.
Il est de plus en plus clair que la réforme des retraites telle qu'elle a été présentée par le gouvernement actuel viole les principes constitutionnels liés non seulement à la démocratie sociale, mais également à la démocratie politique, dénaturant l’esprit voulu pour nos institutions par leurs inspirateurs de la quatrième et de la cinquième République, qu’ils soient gaullistes, communistes ou socialistes.
La grandeur de ce qu’ont construit les hommes du Conseil National de la Résistance, non pas ex-nihilo, mais notamment sur la base de réflexions menées par de grands hommes comme Jaurès, Blum ou De Gaulle est remise en cause, ce qui ébranle le destin de notre démocratie politique et sociale.
Avec les autres membres du Conseil Constitutionnel, vous avez la possibilité, sur des bases purement juridiques, de restaurer cette grandeur et de redonner un nouveau souffle à notre démocratie politique et sociale, à son destin et au destin de la France.
La réforme des retraites qui vous est proposée est inconstitutionnelle et peut être rejetée en bloc pour de nombreux motifs. Le texte qui suit en recense un certain nombre de manière non exhaustive, sans même faire état d’autres griefs possibles, également nombreux, mais à mon sens secondaires, car n’aboutissant qu’à un rejet très partiel.
Les interprétations qui sont les miennes sont juridiquement cohérentes, même si elles peuvent parfois paraître « audacieuses » : je pense que ce n’est qu’au prix d’une telle audace qu’un nouveau souffle peut être donné à notre démocratie et à des institutions qui ont fait leur preuve, sans qu’il soit nécessaire de les modifier.
Ce texte est une bouteille à la mer qui ne vous parviendra vraisemblablement pas. Mais cette lettre étant publique, d’autres pourront s’en emparer et mieux comprendre la conception affligeante qu’ont nos actuels gouvernants de la démocratie politique et sociale et au-delà, leur vision médiocre et étriquée de l’avenir de la France.
Introduction
Le système de prestations sociales issu du Conseil National de la Résistance (CNR) est un élément majeur de l'histoire sociale, politique et économique de la France. Il a été créé en 1945, dans un contexte de sortie de guerre, de forte instabilité politique, où la France était confrontée à une situation économique extrêmement difficile. Le pays avait été largement dévasté par la guerre, l'industrie était à l'arrêt, le chômage était élevé, la production agricole avait diminué et les infrastructures étaient endommagées.
Cette situation économique était bien pire et sans comparaison avec celle que nous connaissons aujourd'hui. C’est pourtant dans ce contexte que les membres du CNR ont estimé qu'il était indispensable de mettre en place un système de protection sociale solide pour aider les citoyens à faire face aux difficultés économiques et sociales. Ce système devait être financé par les cotisations sociales et les impôts et offrir une sécurité sociale à tous les travailleurs et leurs familles. Cette sécurité sociale devait inclure une assurance maladie, une assurance vieillesse, une assurance invalidité, une assurance chômage et une assurance familiale.
Ce système visait à garantir des pensions de retraite pour assurer un niveau de vie décent aux personnes âgées. Le Préambule de la Constitution de 1946, confirmé par l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958, a donné une valeur constitutionnelle à un principe : celui de la démocratie sociale. Consécutivement, le droit à une protection sociale a été reconnu comme un droit fondamental, en cohérence avec les principes d'égalité et de solidarité (Conseil constitutionnel, décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971).
La mise en place d’un modèle social de cette envergure dans le contexte d’un pays dévasté permet de souligner la vision de long terme que pouvaient avoir les hommes de la Libération, dans une seule optique : celle de construire un modèle digne de la grandeur de la France. La volonté politique et la capacité à se projeter l’avaient alors emporté sur la réalité du chaos économique.
Aujourd'hui, le recul de l'âge de la retraite à 64 ans est une mesure présentée comme prétendument incontournable, pour assurer la pérennité du système de retraite : si tel n’est pas le cas, cette réforme est en revanche injuste et inconstitutionnelle. En effet, cette mesure remet en cause le droit à la retraite qui est un droit social garanti par la Constitution. De plus, le caractère impérieux et urgent de cette mesure est clairement contestable. En effet, la situation économique actuelle est bien différente de celle d'après-guerre : la France est désormais l'une des principales puissances économiques mondiales, ce qui rend difficilement justifiable la remise en cause de droits et d’acquis sociaux durement obtenus. Cette réforme traduit clairement une absence de vision politique au profit de la médiocrité d’une vision purement comptable et financière, destinée à satisfaire les instances européennes, les marchés financiers et les agences de notation. Cette réforme traduit également la volonté de cloner notre politique sociale sur celles d’autres états européens, en renonçant à un modèle social unique au monde…
De Gaulle l’aurait sans doute affirmé : on ne peut comparer la France qu’à elle-même, au risque d’altérer sa grandeur !
I. Une nécessité et une proportionnalité, un caractère impérieux et une urgence infondés de la mesure du recul d’âge,
Le Conseil constitutionnel a rappelé à plusieurs reprises que le droit à la retraite et le droit à une retraite adéquate faisaient partie des droits sociaux garantis par la Constitution. Il a également souligné que ce droit ne pouvait être remis en cause de manière brutale ou injustifiée et devait être concilié avec les impératifs économiques et financiers du pays. (Décision n° 2010-605 DC du 9 novembre 2010, Décision n° 2010-625 DC du 20 janvier 2011). Or, le recul de l'âge de la retraite à 64 ans remet en cause ce droit, sans qu'il y ait une justification suffisante pour une telle mesure, y compris et de manière manifeste en ce qui concerne les impératifs financiers.
De manière plus générale, en dehors d’un équilibre justifiable permettant la conciliation du droit à la retraite avec des impératifs financiers, force est de constater que la jurisprudence constitutionnelle et européenne a régulièrement rappelé que la justification financière ne peut pas être utilisée pour motiver une atteinte aux droits fondamentaux (CEDH, Affaire Stec et autres c. Royaume-Uni, 12 avril 2006, Décision n° 2011-631 DC du 9 novembre 2011, CEDH, Affaire Alassini et autres, 6 novembre 2018).
S’il est vrai que dans de nombreux pays européens, l'âge de départ à la retraite est plus tardif qu'en France, cela ne signifie pas que le recul de l'âge de départ à la retraite à 64 ans est automatiquement constitutionnel : ils ne pourraient l’être qu’au motif d’impératifs financiers factuels et manifestes.
En effet, chaque pays a ses propres spécificités économiques, sociales et démographiques, qui doivent être prises en compte dans l'élaboration des politiques publiques, y compris en matière de retraite. De plus, la jurisprudence du Conseil constitutionnel reconnaît que la Constitution française ne peut être interprétée à la lumière du droit étranger, même si elle doit tenir compte des engagements internationaux de la France (décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971). Enfin, le modèle social français, tel qu’issu, entre autres, des réflexions du CNR, est original et unique en Europe.
Concernant les droits acquis des travailleurs qui ont cotisé en vue de leur retraite, le Conseil Constitutionnel considère qu’ils doivent être pris en compte et que tout recul de l'âge de la retraite doit être proportionné et justifié, en respectant les droits acquis des travailleurs. Les travailleurs ont droit à une certaine stabilité et prévisibilité en matière de retraite et une réforme brutale et inconstitutionnelle pourrait porter atteinte à ces droits (Décision n° 2010-605 DC du 9 novembre 2010, Décision n° 2010-59 QPC du 13 janvier 2011, Décision n° 2010-71 QPC du 28 janvier 2011, Décision n° 2015-727 DC du 5 mars 2015, Décision n° 2021-905/906 QPC du 3 juin 2021).
Au regard de ce qui précède, les scénarios sur l'évolution de la situation économique ne permettent manifestement pas au plan juridique de justifier une réforme prévoyant un nouveau recul de l’âge de départ, alors, entre autres, que le régime des retraites est en excédent et que les déficits, bien qu’imminents, ne le mettent pas en péril selon les conclusions même du Conseil d’Orientation des Retraites. Selon ce même Conseil, après les actuels excédents, le déficit prévu jusqu’à l’horizon 2030 oscillerait entre 0,5 et 0,8 % du PIB suivant les scénarios (COR, Projections financières du système de retraite, septembre 2022).
Mieux, nous aurions selon le COR atteint un pic pour assurer l’équilibre de notre système de retraite concernant les dépenses nécessaires exprimées en % du PIB, quels que soient les scenarios et ce, jusqu’en … 2070 !!!
Force est tout d’abord de constater le caractère limité des déficits annoncés par le COR au regard du total de la dette française qui frôlait les 3 000 milliards (soit environ 98% du PIB) fin 2022, selon les chiffres de l’INSEE.
Ajoutons à cela que l’évolution des dépenses nécessaires pour assurer l’équilibre en pourcentage du PIB, y compris dans le pire des scenarios, montre que cette réforme n'est ni impérieuse, ni urgente, contrairement à ce que font valoir ses initiateurs.
Enfin, l’existence de possibilités de financement autres que le recul d’âge achève de démontrer que la réforme des retraite n’est manifestement ni impérieuse, ni urgente, ni nécessaire et proportionnelle au regard des atteintes qu’elle engendre aux droits des personnes et aux principes constitutionnels liés à la démocratie politique et sociale.
La situation démographique impose en tout état de cause de manière évidente de sortir impérativement de la seule logique actifs / inactifs dans laquelle on nous « enferme » et de se tourner vers d’autres sources de financement pour assurer l’équilibre du régime des retraites.
Ainsi, selon une étude de l'Institut Montaigne (Sécuriser les retraites : 10 propositions pour réformer en profondeur notre système, juin 2019), une augmentation très modérée des cotisations sociales pourrait contribuer à renforcer le système de retraite. Par exemple, une hausse de 0,1 point de pourcentage des cotisations sociales sur les salaires pourrait générer à elle seule environ 3 milliards d'euros de recettes supplémentaires pour le régime général de retraite (Institut Montaigne, "Sécuriser les retraites : 10 propositions pour réformer en profondeur notre système", juin 2019). Selon un sondage IFOP de janvier 2023, 59% des français seraient d’ailleurs favorables à une telle option.
De plus, l'étude montre que les politiques visant à faciliter l'emploi des seniors pourraient permettre d'accroître les recettes de la sécurité sociale et de réduire les dépenses de chômage. En effet, selon les chiffres de l'INSEE, une hausse de 1 % du taux d'emploi des seniors pourrait entraîner une augmentation du PIB de 0,2 % et une baisse de 0,05 point de pourcentage du taux de chômage (INSEE, "Les seniors sur le marché du travail", juin 2020).
L’étude soulignait qu’une augmentation de 0,2 % du PIB représenterait une augmentation significative des recettes de la sécurité sociale en se basant sur le PIB de 2021. Si on actualise les chiffres avec le PIB de 2022 (environ 3 150 milliards), cela représenterait plus de 6 milliards.
De surcroît, l'étude indique que cette augmentation du taux d'emploi des seniors pourrait également entraîner une baisse de 0,05 point de pourcentage du taux de chômage. En 2021, le taux de chômage en France était d'environ 8 % (INSEE). Ainsi, une baisse de 0,05 point de pourcentage représenterait une baisse d'environ 125 000 chômeurs.
En prenant en compte les économies réalisées par la réduction du nombre de chômeurs et les recettes supplémentaires générées par l'augmentation du PIB, on pourrait estimer les bénéfices pour la sécurité sociale à plusieurs milliards d'euros. Le chiffre exact dépendrait de nombreux facteurs tels que la durée de l'emploi des seniors, le niveau de rémunération, etc. Cependant, en prenant en compte les économies réalisées par la réduction du nombre de chômeurs et les recettes supplémentaires générées par l'augmentation du PIB, on peut aboutir aux estimations suivantes (source : Les seniors et l'emploi : enjeux et perspectives pour la protection sociale, IPS, octobre 2016) :
- environ 600 millions d’économies en dépenses d’assurance chômage,
- environ 1 milliard de recettes supplémentaires pour la sécurité sociale.
Au total, les recettes et les économies de dépenses induites par une politique axée sur l’emploi des seniors s’élèveraient donc plus de 7,5 milliards…
Par rapport au caractère urgent et impérieux de la réforme des retraites et dans le contexte économique actuel, une réforme de la politique d’emploi des seniors aurait dû manifestement s’imposer prioritairement, avant d’envisager de manière incohérente des mesures de recul d’âge. Selon la DARES et l’UNEDIC, le taux de chômage des seniors oscille entre 5 et 6%. Mais l’étude de l’UNEDIC de mars 2023 montre l’importance du nombre de licenciements et de ruptures conventionnelles concernant les salariés âgés et plus encore, met en exergue l’augmentation des ruptures conventionnelles en fonction de l’âge, tout particulièrement à partir de 59 ans !
En outre, l'étude de l'Institut Montaigne. souligne également qu'une modeste baisse des aides accordées aux entreprises pourrait contribuer à renforcer le système de retraite. Selon les calculs de l'Institut, une réduction de 2,5 % des aides publiques aux entreprises pourrait permettre de dégager près de 1 milliards d'euros de recettes supplémentaires pour le régime général de retraite.
Or, selon un rapport de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES, octobre 2022), les aides publiques aux entreprises représentent environ 156 milliards d’euros par an, il faut le préciser sur la période de l’avant COVID, soit 25% de la masse salariale du secteur privé, ce qui équivaut au double du budget de l’Éducation nationale ; ce serait le premier poste budgétaire de l’État si ces aides étaient comptabilisés comme telles. Le soutien aux entreprises a été multiplié par quinze depuis 1980, alors que la richesse produite n’a été multipliée que par quatre au cours de la même période.
Tout ce qui précède montre que le régime des retraites est aisément finançable avec plusieurs options possibles pouvant ou non se cumuler, autres que le recul d’âge qui n’est manifestement, ni urgent, ni nécessaire, ni proportionnel au regard des droits et principes auquel il porte gravement atteinte.
II- L’atteinte au droit à la retraite au regard de l’espérance de vie en bonne santé et de la dignité des salariés.
Les arguments juridiques développés dans la première partie doivent être mis en perspectives non seulement avec l’espérance de vie, mais plus particulièrement avec l’espérance de vie en bonne santé.
En France, si l'espérance de vie à la naissance est de 85 ans pour les femmes et de 79 ans pour les hommes (chiffres de l'Insee pour l'année 2021), l'espérance de vie en bonne santé diminue et se situe à 64,4 ans pour les femmes et 63,2 ans pour les hommes (chiffres de l'Insee pour l'année 2021).
Ainsi, conserver l’âge légal de départ à 60 ans aurait permis 3 à 4 ans d’espérance de vie en bonne santé. Conserver l’âge légal de départ à 62 ans, 1 an et demi à 2 ans et demi. Porter l’âge de départ à 64 ans signifie qu’en moyenne, les salariés partiront en retraite avec des soucis de santé, nonobstant le fait que le travail des seniors est souvent marqué par une pénibilité accrue, qui peut avoir des répercussions sur leur santé physique et / ou psychique. Allonger la durée du travail des seniors aura donc des conséquences négatives sur leur santé.
Au regard de ce qui précède, il faut souligner que le Conseil constitutionnel a considéré dans la décision n° 2007-557 DC du 14 décembre 2007 que le droit à la protection de la santé découlait de la notion de dignité de la personne humaine, qui est un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
Le droit à la santé est par ailleurs un droit fondamental reconnu par de nombreuses conventions internationales, notamment la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 et la Charte sociale européenne de 1961. Ce droit implique que chaque individu a le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible.
Ajoutons que la réforme des retraites pourrait également être considérée comme contraire au principe constitutionnel d'assurance des conditions nécessaires au développement de l'individu et de la famille.
Ainsi, au regard des arguments développés dans la première partie comme dans la seconde, outre qu’il peut apparaître comme n’étant pas nécessaire, le nouveau recul de l’âge de la retraite à 64 ans constitue une atteinte disproportionnée au droit à la protection de la santé et à la dignité des salariés.
III. Les procédures législatives utilisées
Les procédures législatives utilisées pour faire passer la réforme peuvent également être contestées. En effet, le recours aux procédures des articles 47-1 et au vote bloqué ont limité le temps de débat et de concertation sur la réforme. Ces procédures sont d'autant plus problématiques que le recul de l'âge de la retraite est une mesure qui remet en cause les droits fondamentaux des salariés et touche aux principes de la démocratie sociale, au-delà de la démocratie politique.
Le Gouvernement a mis en œuvre l’article 47-1 concernant uniquement les lois de financement de la sécurité sociale et stipulant que « si l'Assemblée nationale ne s'est pas prononcée en première lecture dans le délai de vingt jours après le dépôt d'un projet, le Gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours. Il est ensuite procédé dans les conditions prévues à l'article 45 ».
Notons qu’il est très discutable de ne pas avoir utilisé dès le départ la procédure de l’article 45, une réforme des retraites n’étant pas une loi de financement de la sécurité sociale et encore moins une loi rectificative de financement de la sécurité sociale.
La procédure accélérée prévue par l'article 45 de la Constitution avait été utilisée de façon « normale » (hors 47-1) par M. Edouard Philippe lors du précédent projet de réforme des retraites voulu par M. Macron. Il est d’emblée important de relever que cette procédure, qui permet de limiter le temps de débat et de consultation sur un projet de loi en vue d'accélérer son adoption a été validée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, qui a toutefois a également souligné qu’elle devait être utilisée de manière exceptionnelle et motivée par des raisons d'intérêt général.
A fortiori, l’utilisation de l’article 47-1 pose encore plus question au regard de ce qui précède et semble clairement inconstitutionnelle.
Pire, tout particulièrement dans ce contexte, paraît également inconstitutionnelle l’utilisation par le gouvernement de l’article 44 alinéas 2 et 3, lui permettant de s’opposer à l’examen de tout amendement non soumis antérieurement à la commission et de contraindre à un vote unique, sur le texte avec les seuls amendements admis par lui… Cumulativement avec ce qui précède, l'adoption d'une réforme des retraites via le vote bloqué pourrait également être considérée comme contraire au principe constitutionnel de participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation (décision n° 85-191 DC du 25 juillet 1985, décision n° 89-259 DC du 29 décembre 1989), en limitant cumulativement avec les autres procédures la possibilité pour les députés d'amender et de débattre du texte de la réforme.
Enfin et toujours cumulativement avec ce qui précède et au contexte inédit ainsi créé, l’utilisation de l’article 49-3 de la constitution normalement légitime, paraît ici devoir exceptionnellement être considérée comme inconstitutionnelle.
En somme, il est possible d'avancer que l'adoption d'une réforme des retraites via l'utilisation de l’article 47-1 isolément, puis de cet article et cumulativement des articles 44 alinéas 2, 44 alinéa 3 et 49-3 est inconstitutionnelle.
Elle porte atteinte aux principes de de sincérité des débats parlementaires, de participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation et au-delà aux droits du Parlement muselé par le cumul d’un détournement de procédure substantiel, du vote bloqué et de la question de confiance, l’ensemble constituant une atteinte grave et inédite sous cette forme à la démocratie politique socle de notre République.
Ajoutons que ces procédures ont été mises en œuvre au nom d’une urgence infondée : le caractère urgent et impérieux du texte, sa nécessité et sa proportionnalité par rapport aux droits en cause sont en effet inconstitutionnels, comme évoqué plus haut.
Au-delà même de ce qui précède, les droits des salariés et les principes de la démocratie sociale sont mis en cause, justifiant que l’intégralité du texte soit censurée, la question des cavaliers législatifs paraissant bien accessoire au regard du reste…
IV. Le non-respect de la démocratie sociale
Quatre principes fondamentaux caractérisent la République française : elle est indivisible, laïque, démocratique et sociale (article 1er de la Constitution de 1958).
En conséquence, la démocratie sociale ne doit en aucun cas être réduite à une insertion stylistique dans la Constitution. Au-delà d’un principe à valeur constitutionnelle, elle constitue un des piliers constitutionnels de la République qui figure symboliquement à l’article 1er du texte suprême.
Plus qu’un héritage du CNR, qu’un compromis entre la gauche et les gaullistes, cette notion a auparavant été promue par Jean Jaurès et Léon Blum qui en synthétisait déjà l’essentiel, alors qu’il était emprisonné : « La démocratie politique ne sera pas viable si elle ne s’épanouit pas en démocratie sociale ; la démocratie sociale ne serait ni réelle ni stable si elle ne se fondait pas sur une démocratie politique. » (À l’échelle humaine, publié en 1945).
Bien avant encore, Louis Blanc pensait nécessaire une « République sociale », les droits formels et libéraux hérités de 1789 ne pouvant suffire à garantir l’égalité entre les citoyens sans un certain nombre de droits sociaux (L’organisation du travail, 1839).
Pour bien caractériser l’inconstitutionnalité de la réforme des retraites, il convient de recenser ce que recouvre pour l’essentiel le principe de démocratie sociale.
Tout d’abord, dans la droite ligne de ce qui précède, le Préambule de la Constitution de 1946 a consacré d’importants droits sociaux, comme ayant une valeur constitutionnelle et constituant des éléments clés de la démocratie sociale, à savoir, entre autres, le droit de grève, la liberté syndicale et le droit de négociation collective…
La Constitution du 4 octobre 1958 reconnaît elle-même le rôle des partenaires sociaux, c'est-à-dire des organisations syndicales et patronales, dans la vie économique et sociale de la nation (article 1er reprenant à cet égard le Préambule de la Constitution de 1946 : "La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales").
Le dialogue social est ainsi une pratique institutionnalisée qui s'appuie sur des mécanismes de concertation et de négociation entre les partenaires sociaux, c'est-à-dire les organisations syndicales, patronales et le gouvernement. Si le dialogue social n'a pas une valeur constitutionnelle en soi, il est reconnu comme un élément essentiel de la démocratie sociale et de la vie sociale et économique de la Nation. Bien qu’ayant une valeur législative, le dialogue social, s’il est vidé de sa substance, voit ainsi la démocratie sociale vidée d’une part essentielle de la sienne.
Ce dialogue social repose entre autres sur les partenaires sociaux, à savoir les syndicats de salariés et d’employeurs et l’État. Il est considéré comme un instrument de régulation de la vie sociale et économique permettant de construire des compromis et de favoriser la concertation entre les différents acteurs de la société. En associant les partenaires sociaux aux décisions économiques et sociales, la démocratie sociale permet de prendre en compte les intérêts et les besoins des différents acteurs sociaux, et donc de construire des politiques plus justes et plus efficaces.
Il découle de ce qui précède que les principes mis en avant par les constituants de 1946 comme de 1958 permettent d’insister sur l’effectivité réduite de la démocratie politique et les atteintes à la constitution que constitueraient une absence ou une carence importante de démocratie sociale liée à une carence de dialogue social.
En l’absence d’utilisation de l’outil référendaire, l’expression populaire ne saurait se réduire à la simple élection d’un Président et d’une assemblée tous les cinq ans…Car l’article 3 de la Constitution, que certains constitutionnalistes jugent ambigu sur la distinction entre souveraineté nationale et populaire, ne l’est pas et n’est pas un « accident de rédaction » mêlant les deux notions : « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».
En cumulant l’article 3 à l’article 1er de la Constitution, il serait loin d’être infondé juridiquement de soutenir que le Peuple peut non seulement exercer sa souveraineté par le biais du referendum, mais également par celui de la démocratie sociale et des corps intermédiaires. Cette interprétation est celle qui paraît devoir être retenue au regard des liens mis en place par les constituants de 1946 et 1958 entre démocratie politique et démocratie sociale.
Ainsi, faisant de la démocratie sociale un pilier constitutionnel de notre République, l’article 1er de la Constitution implique non seulement l’exercice d’un pouvoir issu d’une légitimité politique s’exprimant via les élections, mais également, l’exercice d’une autorité en cours de mandat, liée à une légitimité sociale fondée sur la reconnaissance du corps social, via entre autres le dialogue avec les corps intermédiaires et les citoyens. La plupart des psychologues et sociologues qui travaillent sur les groupes sociaux opèrent d’ailleurs une distinction claire entre le pouvoir légitimé par la norme d’une part et l’autorité d’autre part, qui ne peut être légitimée que par une adhésion du corps social.
De fait, le gouvernement lui-même n’invoque, dans le cadre de la réforme des retraites, qu’une légitimité politique, normative et procédurale, se plaçant en déconnexion avec le réel et une portion massive du corps social. Le déficit de démocratie sociale aboutit à un pays administré plus que gouverné, ce qui affaiblit et affecte la démocratie politique. Or, la démocratie sociale « à la française » implique qu’entre deux élections, des dirigeants « experts » ne se coupent pas de citoyens cantonnés à un rôle passif, ni de corps intermédiaires contribuant indirectement à leur expression.
Elle implique également non seulement d’entendre, mais d’écouter les mouvements massifs exprimant une colère sociale quasiment globalisée.
Or, la mise en place de la réforme a été entachée d'un non-respect de la démocratie sociale. En effet, le dialogue social avec les syndicats a factuellement et manifestement été réduit à sa plus simple expression. Après l’adoption de la réforme, devant l’ampleur atteinte par la crise sociale, le refus du Président de la République de recevoir les partenaires sociaux pour se consacrer aux problèmes de l’eau n’est qu’une des très récentes illustrations de son attitude tout au long de le genèse de la réforme. Avant cela, une participation des partenaires sociaux à l'élaboration de la réforme et une large concertation dans le temps étaient pourtant indispensables, en vertu du principe constitutionnel de démocratie sociale. Au contraire, les pistes évoquées par lesdits partenaires, plutôt qu’être analysées, négociées et débattues, ont été écartées d’emblée au profit de la seule mesure de recul d’âge à 64 ans... Le tout dans l’urgence et la précipitation, de même qu’en ce qui concerne le débat parlementaire.
Bien qu’infondée, l’urgence est le leitmotiv du gouvernement depuis l’origine de la réforme, qu’il s’agisse de la phase de concertation avec les partenaires sociaux réduite à sa plus simple expression ou même du débat parlementaire, lui-même réduit à peau de chagrin.
Ce déni caractérisé de démocratie sociale porte atteinte aux droits des travailleurs en matière de détermination collective des conditions de travail (décision n° 82-146 DC du 16 juillet 1982), sans qu’ils aient été manifestement suffisamment associés à la prise de décision via les corps intermédiaires censés les représenter.
S’il n'existe pas de dispositions constitutionnelles ou légales imposant de manière générale la consultation des syndicats lors de l'élaboration d'une réforme, y compris celle des retraites, la jurisprudence du Conseil constitutionnel (décision n° 82-146 DC du 16 juillet 1982) et les engagements internationaux de la France (article 6 de la Charte sociale européenne) ont établi le principe de la participation des travailleurs à la prise de décision à la détermination de leurs conditions de travail, nonobstant celle plus large des citoyens (articles 1 et 3 de la Constitution).
Cela permet de considérer l’ensemble du texte comme inconstitutionnel et, entre autres, contraire aux article 1er et 3 de de Constitution.
V. Conclusion
En conclusion, le recul de l'âge de la retraite à 64 ans soulève de graves questions de constitutionnalité.
Cette mesure remet en cause le droit à la retraite, sans qu'il y ait une justification suffisante d’une telle mesure, ni de son caractère impérieux et urgent.
Son prétendu caractère impérieux et urgent ne peut d’ailleurs justifier les carences manifestes subies par la démocratie sociale, ni le cumul de procédures législatives en partie inadaptées venant porter atteinte aux droits du Parlement.
Il ressort enfin de la jurisprudence constitutionnelle et européenne que la justification financière de la réforme, manifestement infondée ou à tout le moins discutable, ne peut pas servir de prétexte pour violer le principe de démocratie sociale, les droits sociaux protégés par la Constitution française et les engagements internationaux de la France. S’il appartient au législateur et au gouvernement de trouver un équilibre entre les impératifs économiques et les droits fondamentaux, en respectant les principes constitutionnels et les engagements internationaux de la France, l’équilibre proposé est manifestement disproportionné au regard des atteintes graves recensées aux droits des personnes, à la démocratie sociale et au final à la démocratie politique.
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