Logos héraclitéen et Logos johannique
René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, recherches avec J.M. Oughourlian et Guy Lefort, 1978, Editions Grasset et Fasquelle et en Livre de Poche (Biblio essais)
Dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (Livre II, L'Ecriture judéo-chrétienne, chapitre IV "Le logos d'Heraclite et le Logos de Jean"), Jean-Michel Oughourlian interroge René Girard à propos du mot "Logos".
Le mot "Logos" se trouve au début de l'Evangile de Jean : "Au commencement était le Verbe", le mot "Verbe" étant la traduction latine du mot "Logos".
Il se trouve également dans des "fragments" datant de la fin du sixième siècle avant Jésus Christ, attribués à Héraclite d'Ephèse.
Le problème est de savoir si le mot Logos recouvre, dans les deux cas, le même sens.
"C'est avec Héraclite, explique René Girard, que le mot Logos devient un terme essentiel de la philosophie. Au-delà du langage proprement dit, ce terme désigne l'objet même que vise le discours philosophique. Si ce discours pouvait s'achever, il serait identique au Logos, c'est-à-dire au principe divin, rationnel et logique, selon lequel le monde est organisé."
La présence du mot "Logos" au début de l'Evangile de Jean a fait considérer ce texte comme le plus "grec" des quatre Evangiles. Il désigne, explique René Girard, le Christ en tant que Rédempteur et sauveur du monde, en tant qu'il est étroitement associé à l'oeuvre créatrice et comme Dieu lui-même.
Avec l'apparition d'une philosophie chrétienne, le rapprochement entre le Logos d'Héraclite et le Logos de l'Evangile de Jean s'effectue. L'idée d'une parenté paraît toujours plus évidente. Les philosophes grecs passent pour des précurseurs de la pensée johannique.
Le rationnalisme moderne s'insurge contre cette conception : le Logos de Jean ne serait qu'une pâle copie de la seule pensée originale, qui est grecque.
Pour les penseurs chrétiens, les philosophes grecs sont des théologiens qui s'ignorent, pour les post-chrétiens, au contraire, l'idée d'un Logos spécifiquement chrétien est une falsification impudente qui recouvre une imitation grossière de la philosophie.
D'un bout à l'autre de la pensée occidentale, explique René Girard, personne n'a jamais songé à distinguer les deux Logos. Chrétiens et antichrétiens sont également persuadés que le mot Logos doit toujours recouvrir le même signifié.
Martin Heidegger est le premier à rejeter l'idée que les deux Logos ne font qu'un, mais il s'acharne à découvrir dans le Logos johannique l'expresssion d'un autoritarisme divin qui serait caractéristique de la Bible, les rapports entre Dieu et l'homme reproduisant le schème hégélien du "maître" et de "l'esclave".
Heidegger a raison, selon René Girard, de distinguer entre les deux Logos, mais il a tort d'assimiler le Nouveau Testament à l'interprétation hégélienne de l'Ancien (ce que Hegel n'aurait jamais fait).
Mais là où il est intéressant, pour René Girard, c'est quand il définit le Logos grec :
a) en insistant sur l'idée de "recueillir ensemble", de "rassembler"
b) en insistant sur le fait que les deux entités rassemblées par le Logos sont des opposés et que le Logos les rassemble non sans violence.
René Girard estime que Heidegger a raison de définir le Logos grec comme cette violence - le sacré - qui maintient les doubles ensemble, qui les empêche de s'entre-détruire, mais qu'il s'aveugle, en revanche, à la réalité du Logos johannique.
Pour Heidegger, héritier de la pensée de Nietzsche qui définit le judéo-christianisme comme une morale d'esclaves, il y a une différence dans la violence : la violence du Logos grec est une violence d'hommes libres, alors que la violence johannique est celle que subissent les esclaves.
Girard montre que si l'on définit la philosophie occidentale par l'assimilation de deux Logos, le Logos héraclitéen et le Logos johannique, Heidegger s'inscrit encore dans cette tradition et qu'il ne peut conclure, comme il le souhaite, cette philosophie puisqu'il ne peut pas montrer de différence réelle entre les deux Logos.
Pour René Girard, il y a une différence essentielle entre le Logos grec et le Logos chrétien : "le Nouveau Testament défait les transferts de la victime émissaire et se déprend peu à peu de la violence sacrée. Loin de rester sous la dépendance du sacré violent, l'Ancien Testament s'en écarte, mais lui reste assez attaché dans ses parties les plus primitives, pour qu'on puisse lui reprocher d'être violent sans invraisemblances excessive, comme le fait Hegel."
"Ce qui nous apparaît comme violence extrême chez Yahvé, c'est en réalité l'effort de tout l'Ancien Testament pour dévoiler la réciprocité violente des doubles. Dans les Evangiles, ce processus arrive à son terme." :
- Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
- Elle était au commencement avec Dieu.
- Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.
- En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
- La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue.
- Il y eut un homme envoyé de Dieu : son nom était Jean.
- Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui.
- Il n’était pas la lumière, mais il parut pour rendre témoignage à la lumière.
- Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme.
- Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue.
- Elle est venue chez les siens, et les siens ne l’ont point reçue.
Le Logos Johannique ne peut pas être identique au Logos heraclitéen "qui maintient non sans violence les opposés", en d'autres termes, le processus sacrificiel en tant que structure stabilisatrice qui empêche les doubles de s'entredétruire (le sacré) puisqu' :
a) Il est explicitement décrit comme essentiellement différent du mécanisme stabilisateur : "La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l'on point reçue."
b) il a été expulsé : "Elle est venue chez les siens, et les siens ne l'ont pas reçue."
Le Logos johannique est donc bien la Parole de Dieu, associée "depuis la fondation du monde" (en archè) à son oeuvre créatrice, elle est Dieu, mais elle se révèle dans le début de l'Evangile de Jean comme n'ayant aucune part à la violence qui fonde la culture humaine.
N'ayant aucune part à cette violence et ne voulant pas y prendre part, il est inévitable qu'il se fasse "expulser" et qu'il devienne la victime de cette violence, qu'il périsse sur la croix.
Comme le montre René Girard, le Nouveau Testament et déjà l'Ancien dans l'épisode de Caïn et Abel ou l'histoire de Joseph vendu par ses frères, loin de cautionner la valeur culturelle de la violence, la dénonce, la révèle et se refuse à la sacraliser, contrairement à la mythologie dont Heraclite reste proche.
Il y a donc deux Logos : un Logos de la violence et un Logos de l'amour.
"Le Logos de l'amour laisse faire ; il se laisse toujours expulser par le Logos de la violence, mais son expulsion est de mieux en mieux révélée, révélant avec elle ce Logos de la violence comme celui qui n'existe qu'en expulsant le vrai Logos et d'une certaine façon en le parasitant."
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