Made in Tina
Pour achever de transformer les ressources humaines planétaires en vaste supermarché discount, il est un principe sacré qu’il convient de bien marteler au fond des crânes, pour les en tapisser telle une membrane étanche : le monde n’est pas ce qu’on en fait, mais ce qu’il est. Point... Il n’y a pas à se tortiller la conscience ni l’intellect pour remettre en cause les dogmes de la realpolitik. Tout est écrit...
Les derniers grands singes sont enterrés sous les parquets de salles de bains tronçonnés dans les dernières forêts tropicales, les derniers socialistes authentiques jetés dans la gueule climatiquement réchauffée du Moloch néolibéral. Le destin commun est scellé : les Chinois restent les ouvriers asservis du monde, la mondialisation est moulée en entonnoir à gaver les fonds spéculatifs... et le Parti socialiste français se voit condamné à démonter un de ses clignotants - devinez lequel. Si un certain nombre de voix s’élève pour replacer ces préceptes dans le débat public et sommer leurs bénéficiaires de les justifier, il est submergé par la puissance soporifique de l’idéologie « Tina » - le « There Is No Alternative » de Margaret Thatcher coulant dans l’airain la soi-disant inéluctabilité du capitalisme néolibéral -, Valium instillé en injections médiatiques par l’industrie de la finance et de la communication pour contrôler l’opinion publique de nos démocraties.
Toute pensée contraire à ces paradigmes ne peut en effet qu’être reléguée, aux dires de la sphère politico-médiatique dominante, dans la cave moisie des invraisemblances irréalisables... Tautologie ? Pas depuis puisqu’on a vu se matérialiser certaines contradictions : la Chine justement, dont l’imaginatif gouvernement s’est résolu à faire une chimère improbable, un gigantesque oxymore, greffant à une tyrannie communiste une économie capitaliste dans sa version la plus sauvage. Infortunés Chinois... Du vieux débat entre égalité et liberté, où s’affrontent traditionnellement les idéologies gauchistes et droitières et entre lesquels les démocraties ont recherché un subtil équilibre, à l’heure actuelle ils ressortent nus : ils ne sont plus égaux - difficile de se prétendre encore collectiviste quand 1 % de la population possède 40 % des richesses du pays -, mais ils ne sont pas plus libres.
Comme quoi, pour faire travailler les gens sans moufter à des cadences infernales, en les payant trois queues de cerise et bien souvent dans le mépris de leur intégrité, le totalitarisme, y compris le modèle écarlate à col Mao, s’avère finalement ce qui se fait de mieux. C’est un habit seyant, en solde toute l’année : bien coupé dans le tissu de la marchandisation du monde, il vous habille commodément la silhouette empâtée du profit roi. En prime, est offert un jouet aux vives couleurs et à l’assourdissant tintement, utile pour imposer à la population des pays importateurs un moyen de contrôle universellement efficace : la peur.
Voilà donc ces terrifiants Chinois, Indiens et autres bosseurs asiatiques invétérés, si entièrement voués à doper leur PIB qu’on les croirait nés sur une chaîne de montage, qui « se dressent devant nous avec tout le poids de leurs certitudes, tandis que nous voguons sur nos états d’âme », avertissait Tina sous les traits de la ministre Lagarde dans son discours du 10 juillet à l’Assemblée nationale - inoubliable bourre-mou déjà partiellement déconstruit en ces pages mais dont on ne peut si vite épuiser le sel. Craignez donc, peuple salarié français, l’ouvrier chinois dressé sur les échasses de sa colossale croissance (11,1 % pour 2006), qui sème les délocalisations à chacune de ses enjambées, traînant les multinationales après lui comme le joueur de flûte de Hameln les rats subjugués. Inclinez-vous devant ses certitudes stakhanovistes : l’exploitation est son credo ; il aime de tout son cœur son labeur à bas coût ; le droit du travail n’habite pas son âme sans état. Pour éloigner de vous le spectre effrayant du chômage et de la précarisation, vous n’avez donc pas d’autre choix que de mettre vos pas dans les siens et entrer « de plain-pied dans la course à la mondialisation »...
Il suffit. Ras le couvercle de ces boniments. Qu’on finisse de nous prendre pour de la chair à manipulation. Qu’on cesse de tordre le vocabulaire, d’appauvrir les concepts, d’inventer un langage artificiel qui évide le réel comme un pamplemousse et nous raconte l’histoire à l’envers... L’ouvrier chinois de l’industrie manufacturière ne se dresse pas plus devant nous comme un fier conquérant que le patron de Nike est un humaniste. Avec son salaire moyen de 1 041 yuans (environ 100 €) par mois (source OIT), il survit simplement du mieux qu’il peut, tandis qu’une élite prospère sur les quelque 2 600 milliards de dollars (tantôt le troisième PIB mondial) tirés de sa sueur et de son silence, et qui, pour réduire encore les coûts, s’adonne parfois à l’esclavagisme.
De ce système, les entreprises occidentales sont demanderesses, non passives victimes : près de 60 % des exportations, principal moteur de l’économie du pays, sont le fait des firmes étrangères, situation qui inquiète même désormais le gouvernement. Si elles investissent si massivement en Chine (60 milliards de dollars par an), déshabillent le salarié français ou américain d’un emploi pour rhabiller son homologue asiatique d’un sous-emploi, c’est bien pour y faire plus de profit et gonfler la manne actionnariale. « L’essentiel des gains de productivité de l’économie américaine résulte de l’importation de biens de consommations à bas prix. [...] Les groupes américains sont en première ligne pour alimenter la chaudière chinoise et accélérer, si cela est encore possible, la croissance de son industrie », expliquait le chef d’entreprise Christian Mégrélis dans Libération (06/08/07). Chaudière dangereusement emballée : plusieurs secteurs industriels sont actuellement en surproduction, et faillites et pertes d’emploi se profilent à l’horizon.
Peu importe en outre qu’on contribue ainsi au maintien d’une dictature : Tina n’est pas étouffée par les scrupules moraux, la nature même du régime étant dans son optique une précieuse opportunité. Dans un pays où le syndicalisme - en dehors de la centrale reliée au Parti qui encadre les travailleurs bien plus qu’elle ne les défend - vaut la prison, où les manifestations sont encore réprimées dans le sang, où le salaire minimum légal n’existe pas, donneurs d’ordre occidentaux et sous-traitants locaux se gobergent en immobilisant la masse ouvrière au XIXe siècle, et en contribuant à faire de son environnement une géhenne invivable. Nos propres décideurs économiques orchestrent donc son exploitation et son asphyxie, comme la compétition létale que font les produits qu’elle fabrique à leurs équivalents occidentaux. Concurrence bien utile pour casser en toute tranquillité notre Code du travail, puisqu’à ce processus présenté comme inéluctable, on nous intime de nous adapter.
Le but ultime du salarié chinois, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, n’est donc pas de nous gober tout cru, mais comme chacun de nous de mener une vie décente et de faire de son passage sur Terre un moment empli de plus de satisfactions que de frustrations et de souffrances. Qui pourrait nier que notre modèle social et politique soit à cet égard un progrès par rapport au sien ? Notre responsabilité historique consiste donc à le tirer peu à peu vers celui-ci, et non pas à le rejoindre dans le nivellement par le bas des conditions de travail. Les prémices d’une évolution un tant soit peu favorable en Chine sont d’ailleurs perceptibles, même si les disparités se creusent sévèrement entre les villes et les campagnes : de nos jours, les mouvements sociaux s’amplifient et les revendications salariales s’affichent.
Mais c’est également en usant du renversement habile du langage et du filtrage de l’information que dans nos démocraties, les chantres du néolibéralisme et du néoconservatisme présentent le progrès social comme une idéologie rétrograde, et ses tentatives de dépeçage comme des présupposés de modernité. C’est ce que le linguiste et philosophe Noam Chomsky appelle « la fabrique du consentement » : intériorisation de l’orthodoxie dominante, traitement stéréotypé des pensées alternatives, évitement des questions essentielles et réductionnisme des idéaux politiques, se conjuguent pour parfaire le contrôle des esprits, paramétré à tous les niveaux de communication médiatique pour nous convaincre de l’impuissance du politique face au capitalisme fou.
On aimerait par conséquent entendre dans la classe politique française des voix puissantes, influentes et tiens, pourquoi pas,... socialistes, pour proposer une autre vision du monde. Loin de moi l’envie facile de céder à la posture à la mode et de hurler vae victis avec les loups sur un parti démocratique, non caporaliste, qui a largement apporté sa contribution au débat d’idées. Mais où sont en ce moment les idéologues inspirés que le seul parti de gauche capable de constituer une alternance gouvernementale nous offre pour défendre la moralisation décisive de l’économie par la politique, dénoncer le profit excessif et oligarchique comme une pathologie sociale, prôner une mondialisation du droit du travail et plus généralement des droits universels de l’être humain ? A n’en pas douter, j’ai dû rater des discours et interventions médiatiques marquants... Bizarrement, j’ai plutôt retenu la séduction que semble exercer la perverse Tina sur certains responsables étiquetés de gauche qui préconisent également la « modernisation » par la droite. Il y a même des masochistes pour se jeter de la cendre sur la tête et estimer qu’un parti socialiste ne doit plus s’appeler Parti socialiste... Voilà qui laisse perplexe. Socialiste serait donc devenu un gros mot ? Dans ce cas, en voici une grosse bordée, éloignez les chastes yeux : Sécurité sociale, redistribution des richesses, solidarité, service public, régulation des profits, partage de l’emploi, et même, tenez, mai 68... Quel plaisir de transgresser !... On rigole, mais on se désole : les mots étant le véhicule des valeurs, lorsqu’on supprime les premiers, on égare les secondes.
Heureusement ai-je déniché pour me rassurer une mise en exergue des idéaux socialistes fondamentaux : « le véritable socialisme consiste dans l’étude des problèmes sociaux, des rapports des individus entre eux, de leurs intérêts, des meilleurs principes économiques à introduire dans la gestion de leurs affaires, et particulièrement dans l’organisation du travail et de ses rapports avec le capital. » Ce fervent théoricien n’est pas un révolutionnaire, mais un patron. Il est dommage qu’il soit seulement un peu décédé : il s’agit de l’industriel Jean-Baptiste André Godin (1817-1888).
Certes, on trouve aussi sous sa plume des préoccupations paternalistes et certains préjugés de son temps, mais sur les questions qui nous occupent, il a encore de fortes paroles : « la propriété ou le capital est un des instruments nécessaires à la production ; [...] il est donc juste qu’il lui soit assuré une part dans ces ressources. Mais le travail est-il moins utile que le capital ? Son intervention dans la production est-elle moins nécessaire ? N’est-il pas évident au contraire que dans la production c’est le travail qui remplit le rôle actif, tandis que le capital n’a qu’un rôle passif ? Le capital n’est qu’un travail déjà fait et mis en réserve ; le travail, au contraire, c’est l’activité de l’homme, la force et l’intelligence agissantes, créant et enfantant le capital lui-même. [...] Le travail a droit à des garanties ; il faut les lui donner. Elles lui sont dues au nom de la morale qui nous prescrit d’accorder aux autres ce que nous désirons pour nous-mêmes ; elles lui sont dues au nom de l’intérêt que nous devons porter à la vie humaine dans la personne de nos frères ; elles lui sont dues, car la justice nous montre qu’accorder ces garanties nécessaires, c’est remplir un devoir social. [...] Il faut organiser le travail sur des bases équitables de répartition, il faut introduire la justice dans le partage des bénéfices. [...] Avisons à ce qu’il donne à ceux qui l’exécutent une part proportionnelle au bénéfice qu’il a créé ».
En voilà un qui semblait bien persuadé qu’il existait des alternatives, et qui les a d’ailleurs expérimenté au sein de sa firme. Nul doute que Godin eut flanqué Tina dans un de ses poêles à bois.
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