Morin s’égare sur la voie d’un positivisme de la complexité pour intellos bobos
Ces temps-ci, les journaux, radios et télés offrent une tribune à notre éco-globo penseur mondialement connu, docteur honoris causa de 24, pardon, 25 universités, comme l’a rectifié l’intéressé chez Frédéric Taddéi. Les interlocuteurs écoutent ce vieil homme comme s’il était un sage venu délivrer quelques oracles et autres pistes de salut pour un monde qu’il juge en perdition, au bord d’un naufrage dont ni la forme, ni la date ne sont précisés et du reste, ne peuvent l’être. C’est probable et c’est tout ! Est-ce le grand âge d’Edgar Morin ou bien son verbe et sa notoriété qui expliquent cette écoute toute religieuse des journalistes et cette dévotion presque cultuelle des médias ? Nul ne songerait à envoyer dans les cordes cette pensée qui pourtant, pèche par bien des approximations et même des égarements. Qui aura suffisamment d’audace mécréante pour signaler l’étrange paradoxe d’une pensée qui s’égare et pourtant, se nomme Voie, référence facétieuse à la philosophie confucéenne dont Morin se réclame en filigrane lorsqu’il suggère de recruter les enseignants et les juges selon leurs capacités d’empathie envers autrui. Une idée à soumettre dans l’instant aux énarques. Gageons que dans les cinq ans qui suivent, les jurys des concours seront composés en incluant un empathologue directement formé à l’école nationale supérieure d’empathologie et qu’une épreuve d’empathie sera proposée aux futurs entrants dans la justice et l’éducation. Ce n’est que de l’ironie mais méfions-nous quand même, il y a à l’Elysée un empathique de premier plan, soucieux des victimes, qui pourrait bien reprendre l’idée à son compte.
Ces remarques ironiques ne peuvent résumer les propos bien construits de Morin mais juste servir de tonalité pour pointer les failles d’une pensée qui prétend éclairer mais qui paraît nous perdre dans un dédale de considérations réformistes spécifiques dont l’addition accompagnée de synergie est présentée comme une voie de salut pour l’humanité. Doit-on y voir une sagesse héritée de l’Antiquité ou bien un nouveau phantasme d’homme nouveau et de communisme de la complexité, bref, le pendant contemporain des lubies bâties au début du 20ème siècle dont on a vu les résultats en terme d’expérience collective, que ce soit en Allemagne ou en Russie ? Je porte un jugement négatif et brise le consensus médiatique et intellectuel accordé à Edgar Morin, un consensus qui, comme d’autres, trahit en vérité le marasme de notre société et la crise de civilisation conduisant les élites et les lettrés à s’en remettre à une planche de salut dès lors qu’elle se réclame de la notoriété planétaire et d’une sage originalité qui en filigrane, se révèle comme un savant égarement dans les entrelacs d’une pensée systémique héritée du dernier 20ème siècle et parvenue à une impasse. Déjà identifiée lors du fameux colloque de Cerisy consacré en 1981 à l’auto-organisation. En une formule, le fondement paraît plus simple que le fondé qui lui est complexe. Bref, c’est toute une pensée qui s’est effondrée, celle de la science, illustrée par une autre formule, celle de Jean Perrin, découvreur de l’atome, qui voulait substituer au visible compliqué de l’invisible simple. En fait, l’invisible est plus compliqué que le visible, si l’on veut bien interpréter les conséquences ontologiques de la théorie quantique des champs.
Laissons les particules où « elles sont et ne sont pas » pour examiner quelques propos de Morin, auteur dont la pensée m’apporta des ouvertures d’esprit dans les années 1980, avec notamment deux tomes de la Méthode proposant une pensée systémique incluant le côté interactif et synergique, bref, dans l’esprit même des théoriciens de Palo Alto, eux aussi champions du combat contre la pensée binaire et manichéenne, ainsi que des simplismes dans l’analyse des causalités. Mais une fois la messe du tiers inclus énoncée, il faut aller plus loin. J’ai le sentiment que Morin s’est laissé porter par l’ivresse du succès de ses œuvres originales. Il n’a pas démérité et toutes ses interventions sont parsemées de petites perles instructives mais aussi de constats quelque peu simplistes ou arbitraires sur le cours du monde. Bref, comme chez beaucoup de ses confrères, on trouve des réflexions pertinentes, des thèses à discuter et parfois des analyses simplistes. Néanmoins, méfions-nous des aberrations médiatiques car bien souvent, les intellectuels y vont de quelques slogans ajustés au format rétréci de la lucarne et sont condamnés à déclamer des formules de prêt à penser dont raffole le maître de cérémonie sur le plateau de télévision.
Selon Morin, le regain intense du religieux, avec ses expressions paroxystiques ajoutées aux excès redoutables du capitalisme financier débridé, serait dû à l’effondrement du bloc soviétique et des utopies collectives qu’il incarnait. Mais l’enchaînement causal peut tout aussi bien être inversé. L’effondrement de l’économie planifiée communiste fut plutôt causée par l’efficacité d’une industrie conquérante fondée sur la libre entreprise et la circulation des biens et monnaies, avec également le religieux qui on le sait, avec la figure de Jean-Paul II, pape providentiel s’il en est, a été un facteur déclenchant supplémentaire dans la chute du mur. Le bloc de l’Est a été une menace idéologique pour le capitalisme l’espace de deux décennies à partir de la guerre froide en 1948. Par la suite, le tigre idéologique s’est dégonflé progressivement et le bloc de l’Est ne fut qu’une puissance géopolitique dont le sort fut également déterminé par l’enlisement en Afghanistan. Lorsqu’un penseur prétend livrer des voies pour l’avenir, la moindre des choses est qu’il analyse correctement le passé or, force est de constater que Morin s’avère simplificateur quant aux ressorts du capitalisme et du religieux. D’ailleurs, le religieux n’a pas attendu la chute du mur pour prospérer et même se maintenir dans les contrées occidentales, comme l’a expliqué Ellul, penseur bien plus lucide sur ces points. Les explications sont donc plus contrastées, comme du reste pour la crise de 1974 qu’on impute abusivement au seul choc pétrolier, comme s’il fallait trouver une explication simple et définitive que l’on sert à l’opinion.
On ne saurait réduire la pensée de Morin à ses interventions médiatiques. En lisant ses propos, on reste perplexe et l’on se demande si l’analyse des crises multiples ne finit pas par desservir la compréhension des ressorts et des trois ou quatre questions fondamentales déterminant le monde et ses bifurcations. Pour Morin, tout est crise. Partout, il y a de la crise. Pas un recoin du monde qui ne soit atteint de cette crise, comme si nous avions là une nouvelle métaphysique hérétique dans laquelle le monde industriel et technologique se serait substitué au monde naturel et charnel que les cathares jugeaient comme mauvais. La crise, c’est la figure du problème, sorte de démon idéel inhérent au monde complexe contemporain. Mais la Modernité ayant imprégné les esprits, le fatalisme n’est plus d’actualité. Si au 18ème siècle, quand tout était à inventer, l’idéologie du progrès était prisée, au 21ème siècle, quand tout a été inventé, l’idéologie de la voie nous est proposée pour réorienter le progrès vers une direction plus acceptable permettant d’éviter un hypothétique collapse de civilisation. Avant, une seule direction, le progrès. Maintenant, deux directions, le lent puis appuyé naufrage planétaire ou bien le salut collectif par la voie. Encore faut-il des analyses claires. Voici un extrait d’un texte préfigurant le dernier ouvrage de Morin « Le développement du développement développe la crise du développement et conduit l'humanité vers de probables catastrophes en chaînes. Le vaisseau spatial terre est propulsé par quatre moteurs incontrôlés : la science, la technique, l'économie, le profit (…) L'économie a produit non seulement des richesses inouïes mais aussi des misères inouïes, et son manque de régulation laisse libre cours au profit lui-même propulsé et propulseur d'un capitalisme déchaîné hors de tout contrôle, ce qui contribue a la course vers l'abîme. » Quel est l’intérêt d’utiliser cette image du vaisseau spatial terre, comme si le locuteur s’adressait à des écoliers. Quant aux quatre moteurs, sont-ils réellement des ressorts et sont-ils aussi incontrôlés que Morin le dit ? Ce n’est pas évident. Quant à l’économie qui produit de la misère, c’est une image trompeuse dont on croyait l’usage réservé à un Besancenot ou un Mélenchon.
Le texte préfigurant La voie me paraît très décevant mais il saura flatter ceux qui attendent des pistes de réflexion pour croire en une utopie encadrée par une idéologie poly-réformiste d’inspiration « écolo et sagesses en vrac ». En fait, Morin pense à la surface des choses, pratiquant des simplifications et usant de généralités comme si l’humain était fait d’un même bloc avec les mêmes défauts et perfectibilités. Autrement dit, on n’est pas loin d’une sorte de scientisme systémique qui croit aux remèdes formels et se complait dans des analogies peu heureuses avec le vivant. Notamment l’idée d’une métamorphose sociale calquée sur celle de la chenille. Les processus de civilisation sont irréductibles à ceux du vivant et même si l’on peut tracer quelque parallélisme entre le monde technique et la vie, le sort des civilisations repose sur des dispositifs anthropologiques transgressant les lois du vivant. Une rapide lecture de La voie confirme ce que je pressentais. Morin nous propose un positivisme de la réforme ancré dans la complexité. Les lois reliant les faits tant prisées par Auguste Comte ont été supplantées par le pouvoir magique de la complexité qui organise les faits et les pensées. « Ordre et progrès » était la devise du positivisme classique, alors que « Réforme et voie » semble être la formule derrière laquelle se range ce néo-positivisme de la complexité qui, comme son ancêtre érigé par Comte, inclut une sorte de religion, celle du l’humanité pour Comte, celle de la terre-patrie pour Morin qui nous ressert l’éthique du genre humain une fois de plus.
Au bout du compte, le peuple lettré de France sera flatté par les pirouettes et autres poncifs réinventés dont regorge le texte de Morin qui ressemble à un catéchisme pour bobos des villes et intellos des champs. Un catéchisme parsemé de petites réformes qui, entrelacées par la magie de la complexité, fournissent la voie comme en d’autres temps, les dames catéchèses enseignaient ce qu’il faut faire pour obtenir le salut du Père. Et du Fils et du Saint-Esprit, amen. L’époque est étrange. Elle traque les bourdes prononcées par BHL mais aucun analyste n’examinera scrupuleusement les affirmations approximatives, voire tronquées, dont regorge le livre de Morin. Penseur dont le mérite est de dévoiler l’égarement d’une société parvenue à la fin d’un processus de civilisation et qui ne parvient plus à avancer vers le progrès. Alors, cette société sacrifie aux catastrophismes et autres millénarismes tout en cherchant le salut dans une pensée magique où la complexité des réformes est censée fournir un prêt à penser l’action et la direction. La question de la voie est essentielle. Mais sans doute est-elle mal ficelée et semble clore l’odyssée d’un intellectuel en vogue dont la philosophie ne semble pas trempée dans un marbre pouvant résister à l’épreuve du temps. Mettre de la voie, de la réforme, de la complexité et de la crise partout, cela dilue l’esprit et rend inopérant l’action politique, au même titre qu’un traité de Lisbonne ou un programme du parti socialiste. Il faut autre chose. Proposer une pensée politique puissante, de même calibre que Hobbes ou Kant mais avec les connaissances anthropologiques contemporaines, non un coup d’audace et un pari sur les incroyables capacités de l’humain qui n’a pas forcément besoin de mentors pour saisir sa voie et comprendre dans quel monde il habite.
On se demande parfois si la France n’est pas un pays culturellement miné par des siècles de rationalisme, de positivisme, de scientisme, aveuglé par une foi stupide dans des normes. A croire que le destin des civilisations est d’aller vers une idiotie savante, parfois décadente, comme si l’humain avait comme destin la perversion. Le dernier Courier international offre un autre point de vue sur le monde, celui de Zygmunt Bauman qui, contrairement à Morin, tente de comprendre le monde avec lucidité sans prétendre donner des pistes et autres voies de réforme pour le transformer. Bauman mise plus sur la capacité de l’homme à changer en se servant de sa conscience. C’est plus sage. La réforme pouvant s’avérer être un problème plutôt qu’une solution. Pour finir ce billet provocateur, un constat. Dans les pays arabes se fait jour un désir de charia. En France, il y a un désir de voie. C’est à peu près du même acabit même si c’est d’un niveau différent. Les individus sont paumés, où qu’ils se situent dans le monde. La Voie, un savant livre pour des paumés qui le resteront mais auront l’illusion de ne plus l’être en dévorant ces quelques pages insipides.
24 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON