Nietzsche ou La vie éblouissante
La philosophie de Nietzsche c’est la fulgurance de la vie, c’est l’exagération absolue. C’est l’homme à son paroxysme, l’homme qui se dépasse et qui surpasse soudainement la réalité, qui se réapproprie la réalité qui l’entoure. On ne peut résumer la philosophie de Nietzsche à un seul concept et il faut oublier tous les égarements de supériorité et de force qui n’étaient que les délires de sa sœur, adepte des thèses du parti national-socialiste allemand. La volonté de puissance c’est avant tout une volonté de contrôle et de maîtrise. Chacun des aphorismes de Nietzsche n’est qu’un moyen pour reprendre en main son destin et ne pas être le jouet des événements, des aléas et des hasards de la vie. Décider de sa vie, aller au-delà de sa condition humaine, se surpasser en tant qu’homme, se redéfinir, voilà quelle était la vision de Nietzsche. Cela ne veut pas dire écraser les autres. Plutôt pouvoir se passer des autres. Trouver soi-même et seul son chemin.
Il y a un aspect bouddhique important dans sa philosophie. Car il conçoit ce qui est étranger à l’homme, ce que l’homme incorpore du dehors, comme une forme de souffrance. Le monde qui entoure l’homme est perçu comme une forme d’agression perpétuelle, qu’il doit pouvoir surmonter. Et c’est en fait plus une vision de l’extérieur comme un élément détournant l’homme de sa volonté intérieure. C’est de manière sous-jacente le conservatisme de la société, la masse extérieure écrasante, le milieu social perçu comme une barrière pour l’existence. C’est uniquement par l’action, par sa volonté, par son courage, et non par la connaissance que l’homme peut s’extraire du médiocre, du vulgaire, du conforme, de la norme. Et l’art est un élément important pour y parvenir. L’art que l’on découvre et l’art que l’on conçoit. Car l’acte créateur est l’élément central de cette élévation. Être en dehors du système, c’est l’acte premier de la philosophie de Nietzsche. Et avant cela prendre conscience que l’on est inclus dans un système. Lui-même s’était désengagé de toute participation active à la société. Sans pour autant être asocial, il s’était mis en retrait de la société dans une forme de retraite monastique.
On est quelque peu surpris parfois par les contradictions internes dans la philosophie de Nietzsche. Mais la vie en elle-même est contradictoire et changeante. Et sa philosophie n’était que le reflet de sa vie. Il était en cela un véritable philosophe car il vivait sa philosophie en actes. Il s’est voulu surhomme, voulant dépasser les limites humaines, inventer de nouvelles limites. Mais tel Icare, qui s’étant trop approché du soleil, a perdu ses ailes maintenues par de la cire et a fini par s’écraser dans la mer, il a passé les 11 dernières années de sa vie dans un état végétatif. Mais avant cela, il a fracassé toutes les philosophies antérieures, celle de Descartes et de son ‘je’ absolu mais au final flou et indistinct, celle de Kant et de ses catégories mentales et intellectuelles claires et bien ordonnées, qui ne reposent au final que sur du sable.
Car il a bien démontré, suivant en cela Hegel, que l’Histoire façonne les hommes et que chaque génération est façonnée moralement et socialement par son époque et par les idées qui y sont existantes, de sorte que toute notion philosophique est fluctuante et relative, que seul le flux, le changement est permanent. Ironique notion d’une permanence du changement. D’où son adoration pour Hérodote et pour les penseurs grecs, qu’il avait étudiés en tant que philologue. Dans un monde où le changement est permanent, où déjà à son époque les avancées technologiques comme le télégraphe modifient les sociétés et notre façon de vivre et de voir le monde, où trouver la stabilité de l’homme ? Comment ne pas être absorbé dans le flux permanent qui nous entoure ? Comment conserver notre être profond ?
“La civilisation n’est qu’une mince pellicule au-dessus d’un chaos brûlant.”
Derrière chaque idée, derrière chaque morale, chaque philosophie, règnent les pulsions, les désirs, l’inconscient, la volonté de dominer. Toute la chair est derrière chacune de nos idées.
Pour Nietzsche, la vie se situe avant tout et la joie est première, quel que soit notre destin. Amor fati. Nous devons non seulement accepter notre destin mais le faire nôtre et l’accueillir tel qu’il nous apparaît car nous n’avons qu’une vie. Il nous faut dépasser les souffrances et le poids du christianisme, nous extraire du poids des religions, réinventer notre vie, lui donner nous-même une direction. Les hommes doivent agir, ils doivent s’extraire de la réaction, de leur tendance naturelle à réagir. L’action est la seule manière d’imposer sa volonté alors que la réaction n’est qu’une expression de la passivité de l’homme. Agir dans sa vie, c’est montrer que l’on existe, que l’on n’est pas un mouton qui suit la tendance. L’idée philosophique de Nietzsche est donc axée sur l’action. Mais cette action peut au final être une forme de non-action, une action qui irait en sens inverse du flux existant, une tentative de s’extraire du courant dominant. Par sa philosophie, Nietzsche remet en cause l’ensemble des philosophies existantes car il démontre qu’elles sont bâties sur les désirs et l’idéologie des philosophes qui les ont créées. Ce sont des structures humaines avec tous les défauts des humains. Ce ne sont souvent que des châteaux de cartes. Et Nietzsche les a bien au final dynamités, comme il l’avait lui-même annoncé.
L’élément primordial de sa philosophie c’est son désir absolu de liberté, de vivre pleinement selon ses propres principes, en dehors de tout système défini, par delà le bien et le mal, sans ignorer pour autant le bien et le mal, mais en façonnant sa propre morale. Il a éliminé la problématique de la vérité car toute vérité n’est qu’humaine et par là-même incomplète et partielle. Il faudrait vivre à l’extérieur du monde pour appréhender la vérité. Dès lors que nous sommes dans le monde, nous ne pouvons connaître la vérité du monde. C’est pourquoi Dieu est mort car il est inatteignable. Si Dieu se présentait devant nous, nous serions incapables de le reconnaître, ni même de le voir. Dostoïevski l’a bien compris dans sa digression sur le retour du Christ dans notre monde qui figure dans son roman ‘Les frères Karamazov’. Cette digression est d’ailleurs le cœur du roman car elle permet de comprendre la place de chacun des frères dans le récit et en donne aussi la clé.
L’homme s’est extrait de sa condition animale, il n’est pas seulement plus qu’un animal, il est autre, il est dans une autre dimension. Pour Nietzsche, nous devons nous extraire de notre condition humaine, non pas seulement aller au-delà de nos capacités mais franchir un seuil, devenir des surhommes. Pour lui, le temps est venu pour l’homme de passer une étape, de s’extraire de sa condition d’homme, de dépasser les limites morales et intellectuelles, non pas seulement de se surpasser mais de se réinventer, d’inventer une nouvelle condition humaine.
Nietzsche avait comme regret de ne pas avoir fait d’études scientifiques. Il s’est beaucoup intéressé à la théorie darwinienne de l’évolution et certains ont vu dans ses propos une continuation de la théorie de l’évolution alors même qu’il l’a beaucoup critiquée notamment sur l’aspect tout puissant de la nature qui agirait sur des êtres totalement passif. Beaucoup résume la théorie de Darwin à la loi du plus fort sur le plus faible alors qu’il s’agit en fait de la loi du plus apte par rapport à un milieu donné. Ce sont les plus aptes qui survivent et pas les plus forts. Et si le milieu change brutalement, les plus aptes peuvent s’éteindre rapidement car les conditions de leur existence auront soudainement disparu. La nature permet alors à ceux qui étaient moins aptes de pouvoir prendre leur place. Pour Nietzsche, la nature ne saurait être toute puissante pour déterminer quel animal est le plus apte. Il y a une action de la nature et une réaction de l’animal et cette réaction qui apparaît comme passive est en fait selon lui déterminante et constitue en quelque sorte ce qu’il avait dénommé la volonté de puissance. Il ne s’agit donc pas dans ce cas d’une volonté propre mais plutôt d’une volonté sous-jacente qui s’étend et se manifeste en réaction aux conditions naturelles.
Pour Nietzsche, l’homme doit se dépasser et non pas se surpasser. Le surhomme est un homme qui, tout en gardant toutes ses ambiguïtés humaines, réinvente sa manière d’exister. Le surhomme n’est pas un homme plus fort, c’est un homme différent qui prend conscience de toutes ses faiblesses et les transcende, non pas seulement pour s’améliorer mais se réinventer. Ce nouvel homme prend soudain conscience de son inconscience, de tous les éléments qui le façonnent et le dirigent de manière silencieuse et souterraine. C’est un homme plus conscient et en cela plus humain. L’homme doit selon Nietzsche pouvoir se façonner de l’intérieur, être son propre concepteur. Loin de tout conformisme social. Sans se couper de la société, il doit s’isoler et analyser sa propre conscience. Imaginer de nouveaux concepts. Loin de la foule, il doit créer une nouvelle image de lui-même. C’est ce que tente Nietzsche sur lui-même, et toute cette recherche a été la matière de ses réflexions et de ses livres.
Mais le 3 janvier 1889 à Turin, Nietzsche se précipite au cou d’un cheval que son cocher est en train de battre. Puis il tombe sans connaissance. C’en est fini de lui. Il plongera bientôt dans un mutisme profond. Il mourra 11 ans plus tard en 1900, le 25 août, sans avoir recouvré sa raison.
“Solitaires d’aujourd’hui, vous qui vivez à part, vous serez un jour un peuple. Vous qui vous êtes élus vous-même, vous formerez un jour un peuple élu - et c’est de ce peuple que surgira le surhomme.”
“Dans l’idéal, il faut pouvoir aimer les choses telles qu’elles sont. Le bien ne peut exister qu’en acceptant de prendre en considération le mal.”
Nietzsche a vécu la philosophie qu’il a exprimée de même que les philosophes grecs de l’antiquité dont il a étudié et analysé les textes. Le but d’une philosophie n’est pas seulement de développer une pensée, une explication, c’est de vivre ses idées. Beaucoup de grands philosophes contemporains n’ont fait que développer un système qu’ils ont créé de toutes pièces à partir de leur propre état d’esprit qui ne peut être que très relatif. Nietzsche a essayé de s’éloigner des systèmes fabriqués qui ne sont que l’expression d’un ressenti personnel, d’une construction individuelle, presque autarcique et renfermée sur elle-même. Il a tenté, en revenant aux principes premiers de la philosophie, de ‘dynamiter’ tous les systèmes antérieurs, mis à part ceux des grecs anciens, de bâtir une philosophie impersonnelle, universelle et intemporelle.
Pourquoi la philosophie de Nietzsche est-elle devenue si actuelle ?
Pourquoi cette résonance soudaine avec notre époque ?
Car sa philosophie a un fort lien avec l’idéologie transhumaniste qui se développe actuellement. Et qui est la conséquence de notre société de plus en plus axée sur la technologie, une technologie de plus en plus proche de l’homme. On retient seulement en effet, à tort, dans sa philosophie le dépassement de l’homme en tant qu’homme, la volonté d’être plus qu’un homme, de dépasser sa condition d’homme. C’est ce que nous promettent de plus en plus les différentes avancées scientifiques aussi bien au niveau du corps que de l’esprit. C’est une forme de rejet des limites physiques, morales et intellectuelles de l’homme. Car l’idéal transhumaniste est d’aller au-delà de l’homme avec toutes les dérives que l’on peut imaginer et notamment l’idée de se sentir supérieur aux autres hommes parce qu’on se sentirait meilleur, plus intelligent et plus évolué qu’eux. On retrouve là toutes les notions douteuses liées à l’homme civilisé occidental face aux peuples primaires considérés comme intellectuellement et physiquement sous-développés.
Finalement ceux qui ont critiqué Nietzsche ont peut-être entre-aperçu toutes les conséquences de ses aphorismes si élevés et purs. A ceux qui ne pourront pas être des surhommes, il ne restera donc qu’à être des sous-hommes tout juste bons à servir les nouveaux seigneurs. Ce n’est donc pas un hasard si la philosophie de Nietzche et le personnage en lui-même sont si souvent cités et mis en exergue à l’heure d’aujourd’hui. L’air du temps est au transhumanisme, à la technologie débridée et sans limite, au développement de l’intelligence artificielle et des ordinateurs quantiques qui pourront décupler nos possibilités et pourquoi pas même nous transformer en nous ‘augmentant’. Nous sommes de plus en plus connectés à nos mobiles et il est fort probable qu’ils soient bientôt en connexion directe avec nous (via un système bluetooth ? un casque ? une montre ?), directement connecté à notre système nerveux). Il n’y aura alors plus de séparation entre notre esprit et les machines. Nous deviendrons à moitié humain et à moitié machine, un hybride de chair et de silicium.
Nietzsche malgré ses problèmes récurrents de santé était un être profondément corporel ce qui va à l’encontre du rattachement que l’on fait de sa pensée avec les idées transhumanistes. Le rapport au corps et à la terre est essentiel dans sa philosophie. C’est la base de sa condition d’homme. Il acceptait en totalité son corps défaillant, son esprit vacillant, toutes les exigences d’un corps, toutes les limites d’un esprit enfermé dans un corps. Il exalte le corps et ses souffrances, il ancre ainsi sa philosophie dans le corps et la chair connectés à la terre. Pour Nietzsche, tout le corps pense. Son dieu s’il en avait un serait Dionysos, dieu de la fête et de la vie, le dieu de l’exubérance, de la danse, de l’ivresse, de l’enfance, de la création, de la spontanéité. Dans l’acceptation d’un corps pesant, puant et claudiquant. Il pensait pouvoir s’élever à l’égal des dieux, que sa pensée puisse englober tout le savoir. Par là-même, il méprisait les hommes ordinaires qu’il trouvait médiocre et petit. Sa philosophie en cela était aristocratique et élitiste…..
Il n’avait cependant pas compris que la beauté et la dignité de l’homme, c’est d’être tel qu’il est avec ses limites et ses imperfections. Si nous souhaitons aller au-delà, nous y perdrons notre âme et notre humanité. A l’opposé de son idéal anticonformiste et libertaire, nous ne serons plus que les pièces d’un ensemble qui nous écrasera par sa logique et sa puissance. Nous deviendrons des fourmis, ordonnées et organisées mais incapable d’évoluer, d’imaginer, d’inventer. A trop vouloir se démarquer, on finit par re-créer un système encore plus cohérent, lisse et uniforme. Ce sera alors l’ère des robots sans vie, accomplissant leur tâche sans s’interroger, sans pensée propre, sans volonté interne, sans souffle intérieur.
Nietzsche est devenu fou à la fin de sa vie car son idéal démesuré et abyssal a dépassé sa raison, a noyé sa personnalité, a détruit, déconstruit et finalement pulvérisé son esprit.
Soyons attentif à cet avertissement.
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