Opération Bagration, Jour-J et D-Day. Trous de mémoire ou mémoire sélective ? l’Histoire éborgnée du Président Macron
[…] Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués.
Paul Ricœur (1913-2005), La mémoire, l’histoire, l’oubli, Éditions du Seuil, Paris, 2000
« Notre histoire nous dépasse… nos vétérans nous obligent », a déclaré le chef de l’Etat, M.Emmanuel Macron, ce jeudi 6 juin 2019, lors de l’inauguration du mémorial britannique de Ver-sur-Mer.
Effectivement. Surtout lorsque cette histoire est soigneusement édulcorée au même titre que ses vétérans sont soigneusement sélectionnés.
Sans doute M. Macron serait-il inspiré de lire ou relire les propos de son mentor qui lui auront probablement échappé eu égard à son récent comportement qui, une fois encore, donne une triste image de la France.
Avec les cérémonies de commémoration du 75è anniversaire du Débarquement, voilà que le chef de l’Etat nous offre en effet des développements inédits sur la notion de « contre-récit » ou d’histoire alternative en science politique, relations internationales, relecture ou occultation de faits historiques.
Maria Zakharova, la porte-parole de la diplomatie russe, n’a d’ailleurs pas manqué de dénoncer à cette occasion une « réécriture catastrophique de l’Histoire ».
Comment en effet passer sous silence les 27 millions de morts russes de la « Grande Guerre Patriotique » qui se sont sacrifiés après 1941 pour lutter contre l’Allemagne nazie ? 27 millions de morts qui n’ont été représentés par personne dans ces cérémonies du Débarquement, M. Emmanuel Macron ayant jugé bon de ne pas inviter Vladimir Poutine.
Comment continuer à méconnaître le fait que sans le sacrifice soviétique qui a permis de fixer les troupes allemandes sur le front de l’Est, le Débarquement allié n’aurait pas pu réussir ?
Comment ne pas comprendre, en tant que chef de l’Etat, que ne pas honorer cette mémoire relève à la fois de la contre-vérité historique, de la faute et de l’insulte diplomatiques, d’une manipulation opportuniste et pour dire les choses franchement, d'un comportement pathétique qui ne sont pas à la hauteur de la dignité requise pour célébrer un tel événement ?
Dans le même ordre de parti pris désastreux et cette fois-ci intellectuellement malhonnête, on aura noté de quelle manière la lecture publique par le chef de l’Etat à Portsmouth de la lettre d’Henri Fertet, ce jeune lycéen résistant de 16 ans fusillé par les Allemands en 1943, aura là encore été présentée d'une manière volontairement biaisée, sciemment faussée, privée de certains passages dont certains n’étaient pas anodins pour comprendre la démarche spirituelle et engagée, sacrificielle, du jeune héros, profondément patriote, chrétien, Français.
Ainsi, les références à la « France éternelle » ainsi que les aspects chrétiens de foi ardente d’Henri Fertet ont-ils « disparu » de la lettre lue par Emmanuel Macron. La mention « Dites-leur ma confiance en la France éternelle », phrase qui est tout sauf anodine, a tout simplement été supprimée. Caviardés eux aussi les adieux poignants du jeune condamné à mort à son curé, à son évêque, l’exhortation confiante « nous nous retrouverons tous les quatre, bientôt au Ciel », et, encore plus troublante, l'oblitération des derniers mots de sa lettre, ceux qui la signent, et qui sont donc, à ce titre, les derniers que le jeune homme a voulu laisser de son passage sur terre : « Henri Fertet. Au Ciel. Près de Dieu. »
Disparus. Effacés. Foi chrétienne, patriotisme, aux oubliettes ! Vite ! Il fallait passer à autre chose. Au spectaculaire, au sport, par exemple, avec la remise de la Légion d'Honneur à une équipe de jeunes gens, cérémonie assortie d'une allocution, avec considérations (incomprises par les récipiendaires) sur le caractère "taciturne" d'un de leurs collègue, ignare mais décoré, et sans désemparer, passage à une tribune consacrée aux maires futurs Macron—compatibles à l’occasion des prochaines municipales, et voilà que la fuite en avant continue. Combler le vide, éviter toute réflexion.Du sensationnel et du sordide https://www.bfmtv.com/societe/780-tonnes-de-steaks-haches-frauduleux-distribues-a-des-associations-d-aide-aux-plus-demunis-1707311.html
Et l'Histoire dans tout cela ? Nul doute qu'elle réapparaît soigneusement déchiquetée et reformatée.
Comme l’écrit le chercheur Valérie Rosoux à propos du travail de mémoire que Paul Ricoeur propose de substituer au devoir de mémoire ("devoir" que je considère pour ma part comme une brocante conceptuelle ouverte à tous les vents dès lors que tout le monde entreprend désormais de revisiter l’Histoire au nom de ce qu’il faut désormais considérer comme une sorte de « savoir parallèle » correspondant aux sensibilités de chacun), « Pour Paul Ricœur, le travail de mémoire apparaît comme le seul moyen de rouvrir la mémoire sans pour autant susciter le ressentiment et le désir de vengeance. Plutôt que de nourrir une cicatrice incicatrisable, il rompt avec la logique de revanche, comme il rompt avec celle de l’oubli. Loin d’oublier le passé, il intervient dans celui-ci. Il tente de le modifier en lui donnant une autre signification. Non pas en faisant, comme par magie, que ce qui est arrivé ne se soit pas produit. Mais en révélant d’autres avenirs possibles du passé. Il permet de vivre avec le souvenir, plutôt que de vivre sans lui, ou contre lui ».
Rosoux, Valérie-Barbara, Les usages de la mémoire dans les relations internationales, in https://www.academia.edu/5487360/Les_usages_de_la_m%C3%A9moire_dans_les_relations_internationales
« Lorsque la notion de mémoire collective refait surface à la fin des années 1970, poursuit Valérie Rosoux, ce n’est plus sous l’impulsion de sociologues, mais d’historiens. Issue d’une réflexion sur la nature du travail historique, l’histoire de la mémoire collective devient progressivement un objet en soi. "
C’est ainsi, précise-t-elle encore, que « Pierre Nora souligne, dès 1978, le caractère fécond de ce concept. La définition qu’il en donne insiste sur la gamme infinie des composantes depuis les souvenirs d'événements directement transmis ou même mythifiés, jusqu’aux mémoires officielles ou, au contraire, clandestines.
Il ajoute que la mémoire collective est ce qui reste du passé dans le vécu des groupes ou mieux, ce que ces groupes font du passé."
Pierre NORA, « Mémoire collective », in Jacques LE GOFF, Roger CHARLIER et Jacques REVEL (dir.), La nouvelle histoire, Paris, C.E.P.L., 1978, pp. 398-401. Cité par Valérie-Barbara Rosoux
Ce que ces groupes font du passé est désormais très simple : ils l’ignorent (soit qu’ils n’en ont aucune idée, soit qu’ils l’écartent de leur champ intellectuel et mémoriel, parce que gênant ou insusceptible de « coller » avec leur propre représentation du monde), ou ils le reconstruisent en ne privilégiant que les aspects qui les rassurent ou viennent consolider leur « zone de confort », dans ses aspects intellectuel, psychologique, social, politique.
Et voilà pourquoi « chaque société humaine développe (ainsi) des configurations de mémoire caractéristiques, des perceptions fondamentales propres (qu’il s’agisse de légendes, de croyances ou encore de commémorations) qui façonnent une représentation d’elle-même, largement partagée par ses membres. Il paraît difficile de nier purement et simplement l’existence de transmissions communautaires, l’influence de l’éducation familiale, religieuse, civique, ou le partage de certains signes de reconnaissance. L’étude des relations internationales fait sans cesse apparaître les manifestations d’idées ou d’émotions collectives au sein d’une communauté dont les membres se sentent unis par une solidarité d'intérêts et de traditions."
Soit, mais encore faudrait-il éviter de « tordre la réalité » comme la vérité des faits et se garder d’accepter toute restitution ou représentation officielle d’une réalité qui est soit tronquée, soit tout simplement ignorée malgré les évidences.
Avec Emmanuel Macron, voilà que la France apparaît en effet comme l’un des cas les plus emblématiques concernant l’usage politique du passé. Spécialiste s’il en est, Pierre Nora considère que « la surdétermination mémorielle fait l’originalité du modèle français ».
Pierre NORA, « La loi de la mémoire », in Le Débat, n° 78, janvier - février 1994, p. 191
Je serais tenté de dire qu’avec le même Emmanuel Macron, cette originalité vient plutôt ternir l’usage politique du passé en lui faisant jouer un rôle qui n’est pas le sien, contribuant à dénaturer les propos dont il se sert, avec de première part le cas de la lecture de la lumineuse et poignante lettre d’Henri Fertet, dont on trouvera ci-après le beau commentaire sous la plume de l’universitaire Claude Rochet, entre autres,
https://claude-rochet.fr/henri-fertet/
mais aussi, de seconde part, la méconnaissance sinon l’évacuation volontaire du rôle joué par l’URSS dans la réussite du Débarquement à l’ouest de l’Europe grâce aux batailles de Stalingrad, Koursk et à l’offensive Opération Bagration, véritable « Opération Barbarossa » à l’envers, pour citer ici l’expression de Jacques Sapir dans un article que j’invite les lecteurs à lire attentivement.
https://claude-rochet.fr/mensonge-et-propagande/
Si les historiens occidentaux, comme l’explique l’éminent historien spécialiste de la question Jean Lopez, ne se sont jamais hâtés pour traiter l’opération à tiroirs et à conséquences multiples que les Soviétiques déclenchent, la baptisant de surcroît du nom d’un adversaire de Napoléon : Bagration…rien n’obligeait le chef de l’Etat à occulter un événement historique majeur en écartant son principal artisan : la Russie et ses dirigeants politiques actuels.
L’étude de cas fournit la base d’une analyse non plus diachronique mais thématique. La mise en parallèle de deux récits historiques, mais aussi sa simple évocation, dirais-je, est évidemment plus limitée que celle d’un nombre élevé de cas. Mais le choix de deux cas offre néanmoins l’avantage d’une confrontation détaillée des réalités observées sur une période relativement longue. Il permet de faire apparaître les traits saillants de chaque situation et de s’interroger sur les raisons qui expliquent que ce qui est de règle dans une situation n’advienne pas dans l’autre ou, à l’inverse, que les mêmes mécanismes soient mis en place dans deux situations, pourtant dissemblables à maints égards. La mise en parallèle des deux cas permet ainsi d’analyser l’effet que des contextes totalement différents peuvent avoir sur la gestion et la représentation du passé. Le questionnement qui guide l’analyse peut être schématiquement repris dans une triple interpellation : qui parle, à qui, de quoi et pour quoi ?
Qui parle ?
La lecture officielle du passé dépend dans une certaine mesure du locuteur. Il importe donc d’observer l’effet d’un changement concernant les tenants de mémoire officielle. Outre le projet politique du représentant officiel, son expérience personnelle mérite également d’être prise en considération.
A qui s’adresse-t-on ?
N’étant ni purement gratuits, ni simplement informatifs, les discours politiques reposent sur une certaine volonté de convaincre. Il est par conséquent nécessaire de se demander quel est l’impact des références officielles au passé sur les souvenirs partagés par la population.
De quel passé et pour quoi ? (ou pourquoi ?)
L’analyse des références historiques qui émaillent les discours officiels doit permettre de déterminer dans quelles circonstances et dans quel but tel ou tel passé est évoqué ou au contraire omis. Ce questionnement fournit la base d’une réflexion sur la dialectique du passé et du présent dans le cadre de la politique étrangère. Le mouvement qui relie ces deux moments part-il du présent ou du passé ? La première perspective signifie que la politique étrangère détermine une certaine vision du passé en fonction des préoccupations d’aujourd’hui. On peut parler à cet égard du choix du passé. La seconde rappelle que cette politique est elle-même façonnée par le passé. On peut ici parler du poids du passé. Il n’est alors plus question des évocations du passé, mais de son influence, de ses traces.
Cette distinction permet de déterminer la portée et les limites de l’utilisation politique du passé. Pour cerner sa portée, l’examen des caractères et du fonctionnement de la mémoire officielle s’impose. Pour indiquer ses limites, il est utile de se pencher sur les éventuelles résistances rencontrées par l’interprétation officielle du passé.
C’est là le cœur du problème, le mur auquel se heurte le chef de l’Etat.
Le passé et l’histoire le gênent dans la mesure où il se trouve confronté à l’obligation, pense-t-il, de privilégier un passé au profit d’un autre pour tenter de privilégier un acteur plutôt qu’un autre.
De fondamentale, l’erreur devient alors historiquement et politiquement funeste car, tout à son souci de plaire au supposé « Ami Américain » qui n’a que mépris pour l’Europe en général, la France en particulier et principalement la personne de son dirigeant actuel, triste feudataire d’un suzerain prêt à l’écrabouiller, M. Macron néglige l’existence d’un véritable allié, la Russie, fidèle amie ( il suffit de parler avec les Russes pour comprendre leur profond attachement à la France) qui, par-delà les rebuffades et vexations qui lui sont injustement infligées par un mirliflore et l'équipe de pignoufs qui l'entoure, vexations et rebuffades auxquelles la France ne saurait sérieusement s’associer, attend poliment et patiemment la fin d’un intermède que pareil comportement rend chaque jour de plus en plus pénible et insupportable.
Notes et sources :
RICOEUR, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Éditions du Seuil, Paris, 2000
Sur la notion de « contre-récit » ou d’histoire alternative en science politique, voir effectivement le remarquable ouvrage de Emery Roe.
ROE, Emery, Narrative Policy Analysis. Durham, Duke University Press, 1994, 200 p. Cet ouvrage essentiel de l’analyse des politiques publiques américaines est semble-t-il, sauf erreur, encore inconnu en France.
https://www.dukeupress.edu/narrative-policy-analysis
ROSOUX, Valérie-Barbara, Les usages de la mémoire dans les relations internationales : le recours au passé dans la politique étrangère de la France à l’égard de l’Allemagne et de l’Algérie de 1962 à nos jours, Bruxelles, Éditions Bruylant, 2002, 403 p.
NORA, Pierre, « Mémoire collective », in Jacques LE GOFF, Roger CHARLIER et Jacques REVEL (dir.), La nouvelle histoire, Paris, C.E.P.L., 1978, pp. 398-401. Cité par Valérie-Barbara Rosoux
NORA, Pierre, « La loi de la mémoire », in Le Débat, n° 78, janvier - février 1994, p. 191
Henri FERTET
https://claude-rochet.fr/henri-fertet/
6 juin 1944 – 6 juin 2019
https://www.les-crises.fr/6-juin-1944/
Pyotr BAGRATION
Le personnage
https://www.napoleon-empire.net/personnages/bagration.php
https://data.cerl.org/thesaurus/cnp00539308
https://russiapedia.rt.com/prominent-russians/military/pyotr-bagration/
L’Opération BAGRATION (Операция Багратио́н, Operatsiya Bagration)
Situation stratégique
https://www.secondeguerre.net/articles/evenements/es/44/ev_opbagration.html
Excellente émission radiophonique
https://www.franceinter.fr/emissions/la-marche-de-l-histoire/la-marche-de-l-histoire-06-juin-2014
Bibliographie de l’historien Jean Lopez
https://clio-cr.clionautes.org/operation-bagration-ete-1944-la-revanche-de-staline.html
https://www.amazon.fr/Op%C3%A9ration-bagration-revanche-Staline-1944/dp/2717866752
- Joukov. L'homme qui a vaincu Hitler écrit par Jean Lopez(Perrin)
- Carnets de guerre. De Moscou à Berlin : 1941 - 1945 écrit par Vassili Grossman(Calmann-Levy)
- Terres de sang. L'Europe entre Hitler et Staline écrit par Timothy Snyder(Gallimard)
- Années de guerre écrit par Vassili Grossman(Autrement)
- Le ghetto de Wilno : 1941 - 1944 écrit par Avrom Sutzkever(Tallandier)
- Grandeur et misère de l'Armée rouge. Témoignages inédits : 1941 - 1945 écrit par Jean Lopez(Editions du Seuil)
- Opération Bagration. La revanche de Staline (été 44) écrit par Jean Lopez(Economica)
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