Otan en emporte la bombe
Il est des rapports médiatisés et d’autres plus confidentiels, comme celui de ces militaires de haut rang, anciens généraux de l’Otan, qui ont réfléchi en profondeur à la sécurisation du monde occidental. Pourtant, tout est officiel puisque ce rapport est accessible sur le net, si bien que la confidentialité n’est que relative, ne dépendant que de l’attention portée par les médias devenus les dépositaires de ce dont il faut parler et de ce qui à leurs yeux n’a pas d’incidence ou d’importance. Ce qui nous intéresse ici, c’est ce texte rédigé et conçu par cinq hauts responsables dans les affaires géopolitiques de l’Occident. Un document qui n’a pas échappé à la vigilance des observateurs médiatiques, Guardian, Monde, Rue89 avec un point essentiel ayant justifié cet intérêt. Ces cinq responsables n’excluent plus l’usage de l’arme nucléaire dans le cadre de frappes préemptives, c’est-à-dire sans qu’il y ait eu une agression à laquelle il faut répliquer ; mais une menace qui, avec les risques pesés, nécessite cet emploi très spécifique de la bombe nucléaire. Sans les nommer explicitement, les nations pouvant faire l’objet de telle frappe sont celles qui, dans un contexte d’instabilité politique et de terrorisme international, n’hésitent pas à se doter de l’arme nucléaire. Ainsi se dessine une rupture avec l’époque où la frappe nucléaire était censée n’avoir qu’un usage dissuasif. Autrement dit, c’était une arme dont l’utilité suppose que l’on ne s’en serve pas. Mais plus maintenant.
Cette nouvelle doctrine dans l’usage de l’arme nucléaire n’est qu’un élément du nouveau dispositif de défense imaginé dans ce document. On a évoqué des lignes politiques ayant bougé à l’occasion de nos présidentielles de 2007 et la création du Modem. Cet événement semble bien provincial eu égard aux nouvelles lignes géopolitiques que ces cinq généraux veulent faire bouger pour provoquer une véritable tectonique dans le dispositif de défense avec des recompositions et une nouvelle alliance transatlantique. L’intitulé du rapport parle de lui-même : vers une grande stratégie dans un monde incertain. Et un décryptage nécessaire, car la grande stratégie concerne une grande alliance, transatlantique, occidentale, entre Europe et Etats-Unis ; alors que le monde incertain, c’est en premier l’Orient ou, du moins, quelques zones sensibles que les événements récents permettent d’aisément identifier.
Les cinq conclusions de ce rapport, qu’on lira page 116, servent de pilier à ce nouveau dispositif dont le principe est exposé dans le premier constat. L’Occident est appelé à se redéfinir, non pas tant dans les valeurs qu’il défend, celles-ci étant acquises depuis le temps, mais d’un point de vue territorial. Ces cinq généraux nous incitent, citoyens et surtout dirigeants, à intégrer dans notre tête une nouvelle carte du monde comprenant un Occident élargi dans ses desseins et ses alliances, incluant l’Amérique et l’Europe. Ces deux ensembles étant considérés comme une seule entité devant coopérer pour assurer sa défense et ses prérogatives dans un monde devenu incertain. Il faut abandonner la vision de deux piliers indépendants et unis dans une défense commune aux contours négociables. C’est donc l’abandon d’une conception dite multipolaire, celle que défend un Hubert Védrine et qui se situe dans l’héritage gaullien. Voilà un point qui n’est pas de détail, justifiant, si notre démocratie fonctionne correctement, que les Députés examinent ce rapport, quitte à poser quelque question à Hervé Morin ou Bernard Kouchner, non pas pour une réponse immédiate, mais pour faire remonter la question au directeur des affaires internationales qui loge à l’Elysée.
Ainsi, ces généraux préconisent un espace démocratique commun allant de l’Alaska à la Finlande, avec à la clé une coopération sans faille entre trois instances, Etats-Unis, Europe et Otan. Encore un décryptage. Le message, c’est que l’Europe doit cesser de faire obstruction à une étroite coopération entre Etats-Unis et Otan. Ce qui, pour un européiste pur jus, signifie que la Communauté européenne devient vassale de l’Amérique. Autre point essentiel, la limite orientale de cet ensemble, située à la frontière finlandaise, marque bien la place réservée à une Russie qui risque de se voir quelque peu rejetée avec les conséquences que l’on sait. Abandonner un monde multipolaire n’est pas sans conséquences.
Le second point de conclusion justifie la création de ce super-directoire axé autour de l’Otan. Avec à la base le constat d’une impuissance des ONG, des nations, des institutions financières, dans le contrôle des événements. Autrement dit, dans la sécurisation d’un monde pacifié et dans le développement des démocraties. C’est carrément un virage à 180 degrés par rapports à tout ce qui a été espéré et tenté dans les années 1990, après la chute du mur. La démocratie ne sera pas mondiale, ainsi en ont jugé les généraux et, donc, autant prendre la disposition commune et réunir un puissant bloc démocratique, avec une puissance de frappe et comme message aux autres nations, ne venez pas nous chercher ! Les points trois et quatre ne font que détailler les motifs essentiels justifiant ces nouveaux dispositifs de défense. Sont évoqués le déclin des champs d’intervention de la Banque mondiale et du FMI, sans bien évidemment que soit posée la question-clé. Ces institutions ont-elles eu les moyens nécessaires pour accomplir leur mission ? C’est un peu facile de se défausser ainsi quand on a dépensé en pure perte des centaines de milliards de dollars pour une guerre en Irak mal préparée et pensée par des stratèges ignorant tout des spécificités communautaires et religieuses de cette nation. Mais le mal est fait et sur le fond, la crainte de la prolifération nucléaire, liée entre autres à ce contexte, est avérée, ce qui motive le point quatre, bien articulé aux précédents, à avoir la création de nouveaux outils de défense sur fond de super-directoire occidental.
Le fin mot de l’histoire, consigné dans le point cinq, c’est le constat d’un Occident auparavant triomphant, mais maintenant menacé, pas seulement par le terrorisme et la prolifération nucléaire, mais aussi par la gestion de ressources naturelles dans un contexte économique de forte demande. Il est dit explicitement que l’Occident ne peut pas être gagnant s’il laisse faire en se contentant de répliquer quand il faut et, donc, il faut agir dans l’urgence et se prémunir contre la montée des nationalismes et des menaces contre l’axe démocratique. C’est la position de l’affrontement qui est choisie et non pas celle du dialogue entre civilisations. Et cela nous regarde, en tant que citoyens du monde. Car si ce rapport est suivi par les dirigeants, il engagera la géopolitique dans une voie qui n’est pas la seule concevable.
Un modeste clin d’œil philosophique pour finir. Le principe qui inspire ce rapport semble être de prime abord celui de la souveraineté absolue et donc unilatérale d’un Occident élargi et porteur des valeurs démocratique. Et qui, pour survivre, doit faire valoir sa position. L’auto-conservation de l’Occident (guaranties that Western nations will emerge as winner, dit le rapport page 117) doit s’effectuer par une action qui prouve sa souveraineté et en l’occurrence, la mise en place de cette nouvelle alliance assortie d’un dispositif adéquat avec des instruments nouveaux. Cela sous-entend aussi une vision politique manichéenne, définie par une relation ami-ennemi, autrement dit, entre l’Occident et les nationalismes et terrorismes qui le menacent. L’inspirateur de cette politique paraît être Carl Schmitt. Mais en parcourant l’ensemble du rapport, l’affaire semble plus contrastée, voire ambiguë sur certains points. Rappelons l’alternative fondamentale, basée sur le doublet Schmitt-Kant, entre l’absolutisme unilatéral justifiant la force ou bien l’internationalisme multipolaire lié à la négociation sous l’égide d’instances supranationales comme l’ONU, instance qui devrait jouer les premiers rôles en matière de sécurisation du monde. Même si un super-directoire se met en place entre les Etats-Unis, l’UE et l’Otan, il est impossible de mettre de côté l’ONU dont le rôle de légitimation n’est pas contesté.
L’Organisation des Nations unies est évoquée page 71 à travers quelques succès d’estime, mais aussi fortement critiquée car, selon les auteurs de ce rapport, si elle a vocation effectivement à exercer un rôle décisif dans le maintient de la sécurité, elle ne le peut pas en raison de nombreuses limitations et notamment un manque de consensus au sein du conseil de sécurité, alors que l’Assemblée pèche par une influence trop importante des nations non démocratiques. De plus, il est reproché à l’ONU son incapacité à traiter des opérations militaires jugées plus complexes comme celles déployées en Bosnie ou en Somalie. Un satisfecit est cependant accordé à des associations émanées de l’ONU comme le HCR, institutions dont le rôle est jugé indispensable. Le vrai problème de l’ONU est d’ordre politique et militaire disent les responsables de l’Otan. D’où, page 121, quelques propositions pour modifier le fonctionnement de l’ONU et faire en sorte qu’elle soit plus efficiente, à l’image d’une courroie de transmission capable de relayer des décisions importantes en matière d’urgence à traiter des questions de défense. Puis, page 123, une main offerte à la Russie et les républiques issues du bloc soviétique, qui n’appartiennent pas à l’Otan. Histoire de rassurer Moscou et de ne pas mettre à l’écart ce qui reste quand même une grande puissance, encore dotée d’ogives nucléaires. D’où un rôle accordé à l’OSCE.
Il n’y a pas que la crise financière qui pose problème. Souhaitons que ces questions d’ordre géopolitique puissent être aussi débattues sur la place publique. L’ordre du monde étant une affaire trop importante pour être confiée uniquement aux militaires.
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