Où allons-nous avec Macron et les gilets jaunes : chaos ou communauté ?
Macron restera dans l’Histoire comme l’idiot utile d’une révolution sociale qui était en gestation depuis des décennies de néolibéralisme. Une révolution sociale entièrement non-violente, comme le mouvement des droits civiques pour les Noirs américains des années 60, et qui plus est pour le bénéfice démocratique de toute la communauté nationale : une première dans l'Histoire.
« Les gens en situation de difficulté on va davantage les responsabiliser car il y en a qui font bien et il y en a qui déconnent. »
Emmanuel Macron, le 16 janvier 2019
« Le Président de la République ne peut être destitué qu'en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat. La destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour. »
Article 68 de la Constitution
On doit le plus grand respect aux maires qui sont à la base de notre système républicain et qui ont été depuis le début du quinquennat, à l’instar de tous les corps intermédiaires, systématiquement ignorés et méprisés. Mais force est de constater que, lors de l’Acte II du prétendu « Grand Débat National » en cours, les bons maires d’Occitanie n’ont été que les figurants d’une pièce qui ne fut qu’une tragi-comédie de démocratie participative. Il y eut bien quelques remarques qui se sont fait l’écho feutré de la vaste et légitime colère sociale qui secoue notre pays. Mais dans l’ensemble cet acte interminable comme un discours fleuve de dictateur ne fut, au regard des attentes du peuple français, qu’une micro-discussion de café du commerce entre technocrates parisiens et honnêtes notables, où ne furent discutés que des questions purement techniques de gestion municipale : à des années-lumière des enjeux. On se serait cru à un quiz de droit administratif à Science Po ou à un oral vicieux d’un concours d’attaché territorial. Cela ne mérite pas le nom de démocratie. La seule mesure « impopulaire » réellement remise en question par le Président soi-même fut la limitation de vitesse à 80km/h, dont tout le monde se fiche aujourd’hui éperdument. C’est dire à quel point Macron continue d’être totalement déconnecté du pays réel, qu’il entraine à vive allure en chauffard ivre de pouvoir tout droit sur une route départementale vers un grand platane aux proportions hexagonales : autrement dit tout droit vers le chaos. A moins qu’un gendarme ne l’arrête dans sa mortelle randonnée.
Where do we go from here : chaos or community ? (« Où allons-nous à partir d’ici : chaos ou communauté ? ») est un ouvrage majeur de Martin Luther King, où l’une des grandes figures non-violentes des droits civiques des Noirs américains (assassiné en 1968) revient sur dix années de lutte sociale antiraciste et fait un point sur l’état d’une nation américaine en pleine crise, mais aussi porteuse d’espoirs. Une lecture éclairante qu’il est bon de faire aujourd’hui, car il y a beaucoup de choses qui rapprochent le mouvement actuel des gilets jaunes de celui des Noirs américains pour leurs droits civiques il y a 50 ans, certainement bien plus que mai 68.
Comme j’avais eu l’occasion de le commenter récemment, les gilets jaunes représentent fondamentalement les classes populaires qui (sur)vivent dans la précarité – le « précariat » - qui représente aujourd’hui environ 40% de la population. Un précariat qui a désormais, dans le contexte du mouvement des gilets jaunes, fait son entrée dans l’Histoire comme nouvelle classe sociale (enfin) consciente d’elle-même. Tout comme les Noirs américains des années 50-60, le précariat français est tout au fond de la pyramide sociale et n’a – de fait – strictement aucun droit politique. Aucun membre du précariat, malgré son importance statistique, n’occupe le moindre mandat politique dans la République. Il est impossible pour les membres du précariat de voter pour un parti qui représente et défende ses intérêts de classe bien compris (d’où le rejet par le mouvement des gilets jaunes de l’ensemble de la classe politique) ; de plus les deux grand partis aux extrémités du spectre politique qui se disent, à tort ou à raison, représenter leurs intérêts sont des partis hautement diabolisés, n’ayant aucune chance d’être au pouvoir et n’ont pratiquement pas de représentation parlementaire malgré leurs scores électoraux élevés.
Tout comme le mouvement des droits civiques des Noirs américains des années 50-60, le mouvement des gilets jaunes est fondamentalement pacifique, avec à sa toute extrême périphérie quelques tentations émeutières tout à fait marginales. Les manifestations de ce weekend ont bien confirmé cette dimension profondément non-violente des gilets jaunes. King – comme tous les porte-paroles des gilets jaunes – avait fait un gros effort intellectuel et moral pour canaliser la colère des Noirs américains et, dans l’ouvrage précédemment cité, montre à quel point la violence ou son apologie (comme le faisait par exemple le Black Power) sont des impasses. King avait aussi beaucoup d’efforts pour que les Blancs sympathisants soient bien accueillis dans un mouvement majoritairement de Noirs, et l’on ne peut que constater que le même souci de mixité sociale s’exprime spontanément chez les gilets jaunes. En effet se sont ralliés à la cause ceux qui sont théoriquement les ennemis de classe (selon la logique de lutte des classes marxiste), à savoir beaucoup de petits patrons et entrepreneurs.
King note aussi dans son ouvrage le décalage entre le relatif petit nombre des activistes sur le terrain de la lutte pour les droits civiques comparé aux millions qui soutiennent le mouvement devant leurs écrans de télévision. Ils n’étaient pas plus que des dizaines de milliers dans les manifestations et son grand discours prophétique (I have dream, « je fais un rêve ») ne fut suivi à Washington que par 250.000 personnes. De même ce qui compte aujourd’hui ce n’est pas le nombre exact des dizaines de milliers qui se mobilisent chaque weekend en gilet jaune sur le pavé, mais le fait qu’une large majorité de Français soutient le mouvement.
Un autre parallèle qui s’impose est la question du racisme. Car aujourd’hui on ne peut plus parler de « mépris de classe » de la part de Macron mais véritablement de racisme de classe puisqu’il fait lui-même des pauvres une espèce de race à part (comme on dit, qu’il « essentialise ») sur laquelle il colle les pires préjugés possibles et imaginables. Fainéants, illettrés, des gens qui ne sont rien et qui n’ont qu’à traverser la rue pour trouver un boulot, fouteurs de bordel (aux salariés de GM&S victimes d’un abus de bien social par des patrons voyous), Gaulois réfractaires qui coûtent un pognon de dingue, etc. etc. Ces propos sont indignes d’un Président de la République qui est censé être le garant de l’unité nationale et gouverner pour tous les Français. Lui qui se prétend un « philosophe roi » pour reprendre en toute modestie l’image de Platon, s’exprime comme le dernier des beaufs nouveaux riches. De tels propos dans le monde de l’entreprise, dont il prétend importer en politique les « bonnes pratiques », lui auraient valu un renvoi pour faute lourde en harcèlement moral. Si nous avions un Parlement réellement démocratique, cela lui vaudrait normalement une procédure de destitution au titre de l’Article 68 de la Constitution, car nous sommes là très clairement dans un cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat.
« Les gens en situation de difficulté on va davantage les responsabiliser car il y en a qui font bien et il y en a qui déconnent. » C’est avec cette petite phrase dont il a le mortifère secret, alors que le pays est dans un grave état de crise, qu’il décide de lancer son « Grand Débat National ». Cet individu est manifestement excessivement dangereux pour la paix et la cohésion sociale. C’est lui le vrai casseur. Le casseur des codes moraux à la plus haute fonction de l’Etat qui devrait être exemplaire, et il en est très fier en plus, en s’assumant pleinement comme « transgressif ». En somme un voyou fier de lui. Un voyou en col blanc, les pires. Pas étonnant qu’il ait mis un autre voyou en col blanc sans envergure comme Richard Ferrand à la tête de l’Assemblée nationale.
Quelle honte pour la nation, quelle honte pour la Vème République qui ne s'en remettra peut-être pas. C’est tout à fait pathétique d’écouter les contorsions de langue de bois (dans le « Nouveau Monde » on appelle ça des éléments de langage) des figurants politiques de LREM nous expliquer qu’ils trouvent ça ma foi très bien cette façon « franche et directe » de s’exprimer. Il n’y a pas délit constitué en démophobie, mais ces sorties à répétition savamment mises en scène (une manière parfaitement anti-démocratique de s’exprimer pour un Président) sont d’un goût aussi douteux et condamnables que les blagues racistes et antisémites d’un Jean-Marie Le Pen d’antan. Dans l’histoire de France, même sous l’Ancien régime, aucun chef de l’Etat ne se sera illustré publiquement de la sorte pas tant de racisme et de haine de classe. Même le « S'ils n'ont pas de pain, qu'ils mangent de la brioche ! » attribué à Marie-Antoinette est vraisemblablement une légende.
Le Nouveau Monde c’est pas Macron. Il est le chant du cygne et la grossière caricature d’une idéologie – le néolibéralisme – qui date des années quarante et qui se construisit par détestation de l’idée d’Etat-Providence qui vint pour remédier à la crise de 1929, la montée du fascisme et aux dévastations de la Seconde guerre mondiale. En idolâtrant le marché, le néolibéralisme promettait la prospérité pour tous ceux « qui feraient des efforts » et de sanctionner durement les « fainéants ». Cette idéologie a échoué sur toute la ligne. Elle a échoué par la grande crise financière de 2008 dont nous ne nous sommes toujours pas remis, et qui fut une crise de fraude systémique perpétrée en toute impunité par des milliers de petits et grands Ferrands de par le monde opaque de la finance mondialisée. Elle a échoué devant l’incapacité intrinsèque du marché à penser au-delà du court terme privé pour résoudre des problèmes cruciaux comme le désastre environnemental dans lequel nous sommes, et dont il est largement responsable par son productivisme sans limite.
Surtout le néolibéralisme a échoué dans sa promesse méritocratique : ce que montrent les gilets jaunes c’est que même ceux qui font « des efforts » ne s’en sortent plus. Expérimenté il faut le rappeler dans le Chili de Pinochet, le néolibéralisme postule que la citoyenneté s’exprime essentiellement par l’acte d’achat sur un marché supposé libre. Ce qui veut dire que sans « pouvoir d’achat » vous n’êtes pas un citoyen à part entière : dans les termes mêmes du néolibéralisme, le précariat n’a aujourd’hui aucun droit civique et politique.
Le Nouveau Monde, en réalité, ce sont les gilets jaunes qui le portent et c’est le livre de King qui permet d’en prendre pleine conscience. Le combat de King était à la fois pour des droits civiques – le parallèle avec les gilets jaunes est leur exigence pour plus de démocratie réelle – et, peut-être surtout, contre la grande pauvreté aussi bien pour les Blancs que pour les Noirs. King nous dit qu’il y avait en son temps deux fois plus de pauvres Blancs que Noirs (en nombre total, pas en proportion bien sûr) mais qu’il n’y a aucun intérêt à être égaux dans la misère. La solution envisagée par King pour attaquer directement la grande pauvreté était l’instauration d’un revenu de base, aussi dit revenu universel. Et en toute logique les gilets jaunes devraient faire émerger cette revendication pour un vrai revenu de base, universel et inconditionnel, garanti à un niveau significatif d’au moins 1000 euros comme le propose Génération.s.
Qu’ils la portent ou non, ce sera leur choix souverain. Mais dans tous les cas ce qui est certain, comme le prophétisait King, c’est que l’issue de la crise actuelle ne peut être que plus de droits civiques pour le précariat et « en même temps » un véritable guerre déclarée contre la grande pauvreté dans ce pays. Ce qui est en train de se jouer est beaucoup plus fondamental que la question de personne sur Macron, aussi dramatique soit-elle. Engagé et survendu par l’oligarchie pour un job consistant à faire passer en France une révolution néolibérale ultra-violente tout en douceur et tout sourire de façade, Macron aura commis par son incompétence et son hubris une faute professionnelle lourde à l’égard de ses commanditaires. Mais fondamentalement il restera dans l’Histoire comme l’idiot utile d’une révolution sociale qui était en gestation depuis des décennies de néolibéralisme. Une révolution sociale entièrement non-violente, comme le mouvement des droits civiques pour les Noirs américains des années 60, et qui plus est pour le bénéfice démocratique de toute la communauté nationale au-delà d’intérêts de classe particuliers : d’une manière autrement plus réjouissante que les improbables insultes d’un chef de l’Etat à son peuple, une première dans l’Histoire.
Photo : Le Révérend Martin Luther King le 4 avril 1968, juste avant de faire son dernier speech devant des travailleurs en grève à Memphis. Il sera assassiné plus tard dans la journée.
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