Où commence l’extrême droite ?
Pourquoi l’opposition publique semble-t-elle désemparée face aux discours et aux projets ouvertement nationalistes et répressifs de Nicolas Sarkozy ? Au-delà du débat particulier sur un douteux ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, pourquoi cette menace de politique générale n’est-elle pas dite assez clairement, et rationnellement, dans notre alarmante campagne présidentielle ?
"Le nationalisme n’est rien d’autre qu’une idéologie politique, une idéologie envisageant une union étroite de la nation et de l’Etat. Et il est courant que dans le cadre de cette union, la démocratie n’ait plus qu’une place réduite. Parce que le nationalisme vise à détruire toutes les différences qui existent au sein d’une communauté. Et l’expression des différences lui bouche toute perspective." (Levent Köker ).
Certes, Nicolas Sarkozy, candidat de l’Union pour un Mouvement Populaire, n’est pas fasciste. Pas plus que Jean-Marie Le Pen, d’ailleurs - candidat du Front national. Ces candidats restent républicains et n’ont jamais remis en cause le pluralisme démocratique. De telles attaques, trop expéditives - et rares au moins pour le premier - leur servent bien trop... Nicolas Sarkozy n’a donc pas manqué, le 15 avril sur TF1, de renvoyer ces insultes virtuelles au "ridicule" de leur virtualité en s’autoproclamant prétentieusement "favori" - virtuel... - des élections.
Il n’est donc pas fasciste mais il est nationaliste - au moins. Il n’en est donc pas moins dangereux... Pourquoi ? Parce que son respect - politique - du pluralisme démocratique ne doit pas masquer sa tendance - culturelle - à l’uniformisation nationale, c’est-à-dire au refus des différences internes propres à la culture de la France - surtout à notre époque multiethnique et pluri-onfessionnelle.
Par ses discours volontaristes sur la supériorité culturelle de la France, par son projet d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale et surtout par sa traque permanente des immigrés les plus précaires, le programme du candidat de l’UMP est en effet devenu, en quelques semaines, définitivement idéologique, nationaliste, répressif et violent, presque au même titre que celui du Front national - malgré leurs différences de principes et sans doute d’intensité. Mais pourquoi ce danger n’est-il pas encore assez clair ? Pourquoi les candidats et les médias continuent-ils à alimenter les débats politiques uniquement selon le clivage "gauche-droite" classique, avec des élucubrations confuses et maladroites, alors que cette campagne, au moins par son quatuor surmédiatisé Sarkozy-Le Pen / Royal-Bayrou fonctionne d’ores et déjà, pour de nombreux électeurs, sur le mode réactif et clairvoyant du second tour de la campagne de 2002 ? Par ses manifestations populaires, ce mémorable second tour avait en effet exacerbé et stigmatisé - avec inquiétude, spontanéité, générosité et une certaine lucidité (sauf vis-à-vis du gagnant) - le clivage entre un nationalisme répressif et un humanisme tolérant et métissé, dans les limites des valeurs républicaines et libérales. Cet "extrémisme" nationaliste était alors autant rejeté que cette "modération" métissée était exaltée, étant représentés respectivement par la candidature de Jean-Marie Le Pen, candidat du FN, et par celle de Jacques Chirac, candidat des débuts de l’UMP. C’est aussi pour cette raison que ce dernier, notre actuel président, fut le "grand" mais très ambigu vainqueur de ces élections avec le recueil de plus de 80% des voix.
La situation des élections de 2007 semble à ce jour similaire... mais beaucoup plus menaçante - car elle est désormais plus confuse à tous les niveaux, plus silencieuse dans l’opinion publique et les médias, et désormais bien moins avantageuse pour les idéaux et les réalités de la tolérance et de l’accueil de la République française. En effet, en cinq ans, du point de vue de ce clivage, complet fut le revirement des esprits politiques, notamment et surtout du parti de l’UMP : de façon aussi spectaculaire qu’insidieuse, son nouveau représentant, Nicolas Sarkozy, a ainsi réussi à faire basculer son parti du côté "tolérant et métissé" presque entièrement du côté "nationaliste et répressif", avec cette fois un crédit d’environ 50% d’intentions de vote au second tour dans les sondages !... Du libéralisme de l’économie de marché jusqu’à l’ultralibéralisme de l’emprise financière, s’est récemment ajouté, en plus de la fièvre "sécuritaire" et "nettoyante" ("la racaille" à "nettoyer au Kärcher", selon les propres termes de son candidat) , une soif manifeste d’épuration nationale. De représentant (sincère ?) des tendances modérées des Français en 2002, avec la candidature de Jacques Chirac, ce parti est donc devenu en 2007 le représentant le plus insidieux (cynique ?) des tendances extrémistes avec la candidature de Nicolas Sarkozy. Avec pour seule constance : ce parti est resté à droite, mais passée de modérée... à extrême. Avec pour achever la confusion le tardif mais décisif soutien du président Chirac lui-même, l’ancien "représentant" (décidément trompeur) des valeurs "humanistes et métissées". Mais en suivant et en soutenant Sarkozy toutes les personnalités liées ou ralliés à l’UMP sont donc passées de la droite à l’extrême droite - fût-ce là encore à leur corps défendant et contre leurs idées propres ! -, bien trop soucieuses sans doute de leur "union" comme de leur "majorité" et qu’elles soient convaincues, sans scrupules ou aveuglées.
Du point de vue de la définition, quelle est donc la limite entre une droite "dure" et une extrême droite "douce", c’est-à-dire républicaine et non fasciste, telle que le FN n’a jamais cessé de le clamer ? Jusqu’où va la droite ? Où commence l’extrême droite ? Les frontières anciennes et nouvelles de l’extrême droite semblent en effet beaucoup trop nébuleuses, selon une autre grave confusion que ne cessent d’alimenter leurs représentants - et pour cause : l’idéologie nationaliste, même non fasciste, est-elle (re)devenue si populaire ? C’est très loin d’être sûr actuellement... Mais si l’on respecte le sens du nom et des propos du plus célèbre parti contemporain d’extrême droite, le Front national, il devient clair que celle-ci en France ou en Europe ne commence pas avec le fascisme ou avec la dictature (sur lesquels elle peut déboucher et auxquels on tend donc à l’assimiler spontanément) : elle commence de façon républicaine et avec le nationalisme. Il ne s’agit pas d’un nationalisme "dominé" et émancipateur, à délivrer d’une oppression extérieure - comme par exemple celui des colonies à la conquête de leur indépendance - mais du contraire : un nationalisme "dominant" et intolérant, expansif à l’extérieur de ses frontières et oppressif à l’intérieur, avec repli et fermeture identitaires dans les limites d’un territoire déjà conquis. Or il est clair également que derrière ses discours faussement idéalistes et vraiment globalisants, tantôt "dynamiques" et tantôt mièvres, les interventions et les propositions les plus neuves de Nicolas Sarkozy sont républicaines, nationalistes, dominantes, intolérantes et oppressives : création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale (en une formulation déjà glaçante...), fermeture des frontières (au niveau national et européen), intensification des expulsions, répression policière (sous couvert de "sécurité"), "tolérance zéro", arrogance économique, "immigration choisie", etc.
Cette idée d’ "immigration choisie", par exemple, est une proposition sarkozienne assez proche de la "préférence nationale" chère au Front national (qui fut pour cette raison plus décriée) : le territoire français n’y est plus considéré comme "terre d’accueil" possible - ouverte - mais comme terre à protéger - sélective et fermée. Ainsi, même si le nationalisme de Sarkozy reste différent de celui de Le Pen, plus ouvertement agressif et xénophobe, rarement orientation politique ne fut aussi ouvertement "nationale-répressive" - et par conséquent à l’extrême droite. La limite entre droite et extrême droite est nettement franchie.
Les idéaux et les valeurs profondes du vote républicain s’en trouvent déboussolés : un malaise et une confusion idéologiques s’en dégagent ; pour beaucoup, des repères essentiels peuvent être sinon perdus, au moins fragilisés ; des oppositions sociales et morales s’accentuent jusqu’au déséquilibre ; une angoisse et surtout une rage, sensibles et sourdes, et fort assourdies, grondent dans une grande partie de la population - surtout pauvre et immigrée mais pas seulement. Enfin, la violence de ce revirement et de ses matraquages - policiers et médiatiques - s’avère "couronnée", au moins sur la question nationale, d’un manque flagrant d’opposition à gauche comme à droite, quand il ne s’agit pas de complicités ou d’appropriations maladroites. Pourquoi cette trompeuse et terrible glaciation, cinq ans seulement après l’inquiétude et l’euphorie dynamiques de l’élection présidentielle de 2002 ?
Avouons que la situation actuelle, contrairement à 2002, manque cette fois cruellement de clarté : c’est même cette confusion généralisée, à la fois formelle, conjoncturelle et idéologique (et alimentée à droite comme à gauche), ainsi que la mollesse apparente des débats publics (sauf sur Internet, au contraire d’une violence révélatrice), qui masquent et accentuent le réel danger de la candidature nationaliste et répressive de Nicolas Sarkozy.
Ainsi, le Front national se prétend au centre droit (!) alors que ses discours se placent à l’extrême droite "dure" ; l’UMP, lui, pose ses marques à une droite plus dure mais se situe à une extrême droite un peu plus "douce" ; l’UDF, parti de centre droit, a séduit avec des arguments de gauche, et le PS, parti de centre gauche, a séduit avec des arguments de droite. On peut voir dans une telle confusion de "l’ouverture d’esprit" - ou au moins l’ouverture des partis -... mais on peut surtout y déceler beaucoup de déni et de grave démagogie.
Il y a pourtant une urgence culturelle, donc politique, à dénoncer les dérives et la montée désormais décisives de l’extrême droite : une urgence que scandaleusement tous les politiques, candidats ou non, ont ignoré à un moment aussi crucial de notre histoire et de notre représentation - entraînant dans leur silence une grande frange, sans doute déboussolée, de l’opinion publique. Cette urgence, c’est celle de défendre, d’assumer et de valoriser à nouveau l’immigration (d’ailleurs basse depuis longtemps), et avec elle nos communautés comme notre diversité internes - passées, présentes et à venir. À ce moment décisif, il s’agit plus que jamais de défendre et de valoriser une France ouverte et métissée. Où est donc passé, en ces temps menaçants et cruciaux, ce nécessaire engouement, ce rayonnement pacifique d’une France multiethnique et multiculturelle - qui a su jusqu’à aujourd’hui dépasser les inévitables difficultés propres à l’exil et à l’exclusion ? Il y eut pourtant SOS Racisme dans les années 1980 ; il y eut la mobilisation en faveur des sans-papiers en 1996 ; il y eut les grandes manifestations populaires de 2002... sans parler des autres mouvements sociaux, des réussites individuelles et collectives, des mémorables exploits sportifs, de la richesse culturelle et d’une créativité artistique mondialement remarquée... Sept années de bushisme "néoconservateur", paranoïaque et chaotique ont-elles réussi à rendre effective "la menace terroriste" ? Cinq années de sarkozysme presque aussi destructeur ont-elles réussi à faire croire que des "bandes" et des "prédateurs" (selon les termes du candidat dans son discours à Besançon) menacent non seulement l’ordre public mais vraiment l’identité de la France ? Mais les violences des bandes désœuvrées comme des terroristes sont excitées par les discours provocateurs de ces dirigeants, et par leurs manœuvres guerrières ! Que la France se réveille de cette logique extrémiste et de ce mauvais rêve : elle n’est pas en crise ! Ou du moins, pas encore...
Parce qu’avec ses difficultés et ses défauts la France reste et doit rester un pays fraternel, parce que ses réalités doivent se conformer au mieux à ses idéaux généreux, parce que l’identité culturelle ne peut pas et ne doit pas être un absolu uniforme, et parce que la nation ne doit jamais se confondre au nationalisme comme jamais l’autorité ne doit se confondre avec l’autoritarisme au risque de sombrer dans le refus de l’autre et dans l’abus de pouvoir, de nouveau et plus que jamais il est temps de dire avec la plus grande fermeté et surtout la plus grande visibilité : non à l’extrême droite et non au nationalisme. Non à l’Etat policier. Non à la pire démagogie. Non au fatalisme et non au défaitisme. Non à Le Pen... et non à Sarkozy ! Que cette vision du monde et de la France s’écroule avant qu’il ne soit trop tard, pour permettre la seule éclosion possible et nécessaire : celle de la France métisse et d’un civisme généreux.
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