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P. Besson et l’éditeur Grasset condamnés : entre « auteur » et « narrateur » rien ne va plus !

Si le sujet n’était pas aussi grave, on serait tenté d’ironiser. Une lourde condamnation à 40 000 euros de dommages et intérêts et de frais divers vient de frapper un écrivain, P. Besson, et son éditeur Grasset pour atteinte à la vie privée et diffamation envers le couple Villemin, parents du petit Grégory, mort en 1984 dans des conditions non élucidées.

Il leur est reproché d’avoir commis un livre qui s’inspire de cette affaire en mettant en scène selon leur fantaisie les personnes-mêmes du drame. Les juges sont-ils donc si peu au fait de la littérature contemporaine et de sa critique ? N’écoutent-t-ils donc pas « France-Culture » ? Ignorent-ils qu’il ne faut surtout pas confondre « l’auteur » et « le narrateur qui asssume seul la charge du récit » ? Ne commettent-ils pas étourdiment une erreur judiciaire en passant par-dessus la tête du « narrateur » pour rendre responsable un malheureux « auteur » qui n’y est absolument pour rien ? Le « narrateur », de son côté, peut-il laisser faire sans lâcheté ?

Une « bulle spéculative » littéraire

De cette subtilité formelle, on voit que la justice s’en bat l’œil. Et pourtant, depuis une quinzaine d’années, de l’école à l’université, on apprend à ne surtout pas confondre « l’auteur » et « le narrateur ». La critique littéraire officielle, en effet, s’est enfermée dans une « bulle spéculative » et a conçu divers « outils spécifiques » pour être utilisés à l’intérieur de cette « bulle » et en dehors de tout contexte de « relation d’information » sous l’influence de l’engouement qu’a connu le « tout linguistique », il y a plus de quarante ans. Parmi les plus oniriques de ces « outils », qui sont aujourd’hui enseignés avec sérieux, du secondaire à l’université, on relève cette fameuse distinction impérative entre « l’auteur » et « le narrateur », qu’il ne faut surtout pas confondre, paraît-il, et qu’on inflige même à des élèves de troisième dans un sujet de français au Brevet national des collèges.
On leur apprend de toute urgence, en effet, qu’ « un auteur », être social, « producteur du texte », ne saurait être confondu avec « le narrateur », personnage fictif qui assume la charge du récit. Selon les chapelles, d’autres écrans peuvent même s’intercaler entre l’auteur et le texte ; les néologismes fleurissent : on parle de « destinateur », de « locuteurs » divers, etc. Tout cela fait très savant, et même précieux comme Vadius et Trissotin.

Un dédoublement fantomatique

Ce dédoublement fantomatique paraît avoir échappé aux juges, et on devrait les en remercier si, ce faisant, leur jugement pouvait enfin aider à crever « la bulle ». Sous prétexte que ce qu’écrit « un auteur », ne saurait lui être imputé dans son intégralité, même lorsqu’il dit « je », la critique officielle est allée jusqu’à dissocier le texte de son auteur, avec les conséquences les plus dommageables qui soient.
On sert ainsi comme preuve de la pertinence de cette dissociation, l’usage du pseudonyme. Or, cela permet-il d’expliquer le pseudonyme « Emile Ajar » pris comme masque par Romain Gary, dans les années 70, pour révéler la malhonnêteté de la critique à son égard ? Pour ceux qui l’auraient oublié, il importe de rappeler que R. Gary a réussi à se payer la tête de tous ceux qui le traitaient d’écrivain fini quand il signait de son patronyme. Il lui a suffi de signer son livre, La Vie devant soi, d’un pseudonyme pour se voir attribuer le Goncourt... une seconde fois ! Or, chacun sait que ce trophée ne peut être gagné qu’une fois. Les fameux critiques si perspicaces avaient été incapables de reconnaître Gary sous le masque d’Ajar ! R. Gary a relaté la farce dans un dernier éclat de rire avant de mourir, Vie et mort d’Émile Ajar (Gallimard, 1981), assurant qu’il s’était bien amusé.
Qui ne connaît pas, d’autre part, la revendication de Flaubert : “Madame Bovary, c’est moi !” ? Voilà qui complique singulièrement la distinction auteur/narrateur...

Une incitation à l’irresponsabilité

La conséquence la plus grave de cette distinction formelle entre « auteur » et « narrateur » est assurément l’encouragement à l’irresponsabilité de celui qui écrit. L’auteur en vient à oublier que parler ou écrire engage et qu’on ne peut pas écrire n’importe quoi. On aurait pu penser que les générations d’après-guerre auraient été vaccinées contre cette tentation. En janvier 1945, un certain bel esprit potache, issu de Normale-Sup’, R. Brasillach, n’a-t-il pas eu à répondre de ses articles haineux et antisémites qu’il publiait dans la presse de la Collaboration, comme autant d’incitations au meurtre ? Il a été fusillé, malgré l’intercession de Mauriac et même, au dernier moment, de Camus, de Gaulle lui ayant refusé la grâce.

Une éminente responsabilité

Renversement de rôles indécent !, dira-t-on. Non ! Il importe seulement de ne pas oublier que, si celui qui écrit ne peut compter sur la moindre complaisance, c’est aussi parce que l’éminente dignité de l’acte d’écrire pour autrui implique une égale responsabilité et que cette dernière ne saurait être esquivée par le masque du « narrateur » entre l’auteur et son texte. Puissent les enseignants mesurer le danger de cette dissociation factice et dommageable, comme celui de gloser sur un texte hors du contexte de « la relation d’information » !

L’affaire Lindon devant la CEDH

Il ne faut pas trop se faire d’illusions cependant. Guillaume d’Occam a beau avoir rappelé dès le XIIIe siècle qu’ « il ne faut pas multiplier les catégories sans nécessité » : les erreurs ont la vie dure. La condamnation pour diffamation, le 11 octobre 1999, de l’auteur Mathieu Lindon, dans des circonstances comparables, n’a pas fait avancer d’un pouce le débat. Il avait mis en scène un homme politique dont le nom importe peu, dans un ouvrage intitulé Le Procès de (Joseph-Maurice Truchmol). Mme Savigneau, alors critique du Monde, était venue au secours de l’auteur dans un article surprenant, le 22 octobre 1999, « Le roman en procès » . Elle revendiquait le droit absolu du romancier d’énoncer sa propre « réalité » sans avoir à en rendre compte à personne, oubliant qu’on ne peut prêter fictivement à ses contemporains des paroles ou des actes délictueux qu’ils n’ont pas effectivement commis, sans s’exposer au délit de diffamation. Mais, sans voir de contradiction, elle tirait tout aussi bien argument du fait que le roman en question aurait été une fiction fidèle à la réalité : l’auteur, écrivait-elle, avait prêté à son héros des comportement racistes ou injurieux pour lesquels « il (avait été) parfois condamné  ». En somme, le caractère vraisemblable du personnage devait, à ses yeux, exonérer son auteur de toute accusation fictive et donc de diffamation envers l’homme politique sous prétexte que la fiction romanesque empruntait à la réalité. A l’en croire, puisque c’était vraisemblable, c’était vrai ! Combattre son ennemi exige d’autres méthodes.

On attend toutefois avec intérêt ce que décidera la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) : estimera-t-elle qu’il y a eu atteinte à la liberté d’expression ? « L’ auteur » a dû, en effet, se tourner vers elle après épuisement des voies de recours nationales, faute de pouvoir compter sur le paravent d’un lâche « narrateur » qui se dérobe obstinément on ne sait pourquoi. Paul Villach



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7 réactions à cet article    


  • Pierre Arrighi Pierre Arrighi 22 septembre 2007 11:32

    on ne peut pas écrire n’importe quoi.


    • docdory docdory 22 septembre 2007 12:15

      @ Paul Villach

      Il s’agit quand même d’un problème très délicat .

      Certains écrivains s’en tirent avec la formule « toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé serait purement fortuite » , encore faut il changer les noms des personnages s’il s’agit d’un roman inspiré fait divers !

      Mais il ne faut pas oublier que Houellebecq s’est retrouvé impliqué dans un procès quasiment moyen-âgeux en faisant dire à l’un de ses personnages , dans son roman « plateforme » , quelque chose comme « l’islam est la plus conne de toutes les religions » . Houellebecq a gagné , fort heureusement . On voit cependant que la limite est malaisée à déterminer entre ce qui est le droit le plus strict d’un auteur à faire parler ses personnages ( reconnu par la justice dans le cas de Houellebecq ) , et ce qui est un abus de ce droit . Il est probable que Houellebecq pense ce que dit son personnage , mais avoir une opinion non-conformiste reste autorisé en France ...

      L’idéal seraient que les romanciers soient suffisamment créatifs pour inventer totalement leurs personnages , mais on n’invente jamais totalement . Tel intrigue romanesque peut ressembler à un fait divers sans que l’auteur en soit totalement conscient .

      Il ne faudrait pas non plus qu’un genre littéraire comme l’autobiographie ou l’écriture de mémoires se mette à exposer leurs auteurs à des procès en série ( quand on parle de soi , on parle parfois en mal de ceux que l’on a fréquenté ! )


      • Paul Villach Paul Villach 22 septembre 2007 15:04

        Je partage votre inquiétude.

        Mais le problème posé ici, ainsi qu’avec l’affaire Lindon, c’est l’imputation à des contemporains de paroles qu’ils n’ont pas prononcées et d’actes qu’ils n’ont pas commis.

        Pour ce qui est de Houellbecq, il me semble, sauf erreur, que l’incident auquel vous faites allusion, est venu d’une interview.

        J’ai voulu, à la faveur de ces deux affaires, montrer les dangers auxquels expose le formalisme qui prévaut aujourd’hui dans la critique littéraire et à l’École. Écoutez donc « France culture » en particulier entre 12h et 13h30, avec l’émission « Tout arrive ». Et dites-moi si vous y comprenez quelque chose !

        Avec ces « catégories » inutiles que le formalisme a le don de multiplier à plaisir, on en finit par oublier l’essentiel. Je trouve que cette décision judiciaire est un démenti salutaire apporté à la lévitation formaliste qui prévaut à l’École dans l’étude des textes. Le contexte de « la relation d’information » (avec ses contraintes) est souvent ignoré. Mieux, la fiabilité des informations d’un texte n’intéresse pas.

        Maintenant, s’il est entendu qu’un livre, un article sont de la responsabilité entière d’un auteur, ceci ne veut pas dire, du moins en démocratie, qu’on puisse lui tenir rigueur des opinions qu’il exprime, au travers d’un événement relaté ou d’un personnage façonné, sous réserve qu’il s’agisse d’incitation au délit ou au crime : le délit d’opinion n’existe pas, en principe, en démocratie.

        En revanche, la liberté d’opinion n’autorise pas à diffamer autrui. Pour les auteurs en quête d’inspiration, il y a mieux à faire qu’à mettre en scène des contemporains sans même songer à changer leur patronyme.

        Flaubert aussi a puisé dans un fait divers, si je ne me trompe, l’argument de « Madame Bovary », mais non pour appâter le chaland friand d’en reprendre sur une affaire tragique qui a nourri les gazettes, mais pour rendre compte des relations sociales de son époque qu’il observait.


      • docdory docdory 22 septembre 2007 15:43

        @ Nous sommes d’accord sur l’essentiel , reste le problème des essais sur des questions d’actualités . Si , par exemple , AB critique NS avec virulence dans son livre , il ne faudrait pas non plus que ça se termine en procès en diffamation sous pretexte que AB ne pourrait pas prouver les défauts qu’il impute à NS ! Même problème pour les biographies non autorisées , le travail des juges sera de moins en moins simple ...


      • Paul Villach Paul Villach 22 septembre 2007 17:27

        Vous soulevez, cette fois, le problème des « essais » et non plus des productions romanesques qui ont fait l’objet des procédures que j’ai évoquées.

        Voici comment, dans un jugement, le Tribunal de Grande instance de Paris, le 13 juillet 2006, a énoncé sa méthode d’évaluation du délit de diffamation défini par l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881.

        1- En premier lieu, la diffamation est “toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne”. Le fait imputé doit être “suffisamment précis, détachable du débat d’opinion et distinct du jugement de valeur pour pouvoir, le cas échéant, faire l’objet d’un débat probatoire utile”.

        2- En second lieu, toutefois, “les imputations diffamatoires sont, de droit, réputées faites avec intention de nuire, mais elles peuvent être justifiées lorsque l’auteur établit sa bonne foi en prouvant qu’il a poursuivi un but légitime, étranger à toute animosité personnelle et qu’il s’est conformé à un certain nombre d’exigences, en particulier de sérieux de l’enquête ainsi que de prudence dans l’expression, ces critères devant être appréciés en fonction du genre de l’écrit en cause.”

        On voit que la marge d’appréciation peut être variable selon les cas d’espèce.

        La notion de « débat légitime y compris dans ses manifestations polémiques » dépend, à l’évidence, du juge, des circonstances, des personnes en cause, du climat politique, du moins je le suppose.


      • cara 26 septembre 2007 12:44

        Adacadabrantesque !

        Si l’on suit l’auteur de l’article, la fiction n’existe pas.


        • Paul Villach Paul Villach 26 septembre 2007 13:28

          Erreur ! La fiction de la bulle spéculative existe bien ! Et la multiplication des catégories sans nécessité en est issue, comme cette distinction fictive entre auteur et narrateur. Paul Villach

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