Petit procès de l’insignifiance (2)
2. Des flics au substitut
C'était une belle matinée de dimanche ; la boulangère s'était arrêtée au carrefour et nous étions quelques-uns à blaguer quand la voiture des flics est arrivée. Ma voisine m'avait dit la veille qu'ils étaient venus mais que je n'étais pas là. Qu'ils reviendraient, les voilà.
Je me suis arrêtée à la portière, la baguette sous le bras et en souriant sincèrement, je leur ai dit « C'est moi que vous cherchez , c'est par là ». Je suis rentrée, j'ai posé ma baguette sur la table qui était encombrée de journaux et de revues comme d'habitude ; j'avais laissé la porte ouverte parce que je pensais qu'ils me suivaient. Je l'ai refermée pour que les chiennes ne sortent pas. Et le temps m'a paru long avant qu'il ne frappe. Comme il reculait à l'apparition de la chienne, j'ai dit « ne vous inquiétez pas, elle est gentille » ce à quoi il a répondu sur un ton à gâcher un mariage « Je n'ai pas peur des chiens ». J'aurais juré le contraire pourtant.
Docile pour la dernière fois de ma vie, je répondais à ses inquisitions sur mon identité, mes activités jusqu'à ce qu'il arrive au cœur du problème et m'acculant à la cuisinière, me toisant de toute sa hauteur, il dit : « Vous avez giflé votre voisine ». Je m'embourbais dans la dénégation de l'innocent qui soudain comprend, « vous avez saccagé sa jardinière et son portillon, vous l'avez insultée... ».
J'ai compris, oui, qu'il n'était plus l'heure de rire ; lui serrait les dents et se retenait de « me massacrer » ; « venez voir » lui dis-je dans un souffle ; je m'étais littéralement ratatinée, vidée ; « non, ce n'est pas nécessaire » ; Il aurait pu être mon fils ; « demain à quatorze heure à la gendarmerie ». Que s'était-il passé ? Ce qu'il m'avait dit n'avait aucun sens. J'ai ressenti, en mes tripes la douleur de toutes les erreurs judiciaires, les abus d'un pouvoir totalitaire qui vient arrêter un suspect, victime de dénonciation ; j'ai compris que j'aurais les flics et la justice sur le dos et j'ai su que mon dos ne serait peut-être pas assez solide. J'ai compris ce que voulait dire « le sol s'est dérobé sous mes pieds » et j'ai ressenti la fatigue que les temps qui s'ouvraient provoqueraient.
Qu'étais-je devenue ?
J'étais en état de sidération. Aucune réaction vitale ne pouvait m'être utile, je n'en avais plus ; maintenant je savais comment on peut devenir un zombi. C'est sûrement le même processus qui se produit chez le jeune enfant qui doit faire face à une souffrance incompréhensible : elle marque à jamais, après ne sera jamais plus comme avant.
Mais même sidérée, mon corps vivait qui avait besoin de bouger, c'est vital, je pense que si on se laisse aller, on meurt. Je suis allée attacher le cannisse sur le grillage à poules ! Je faisais ça très méticuleusement, pour que ça dure. Et puis je me suis assise à ma table et j'ai essayé d'aligner des mots.
Je l'ai entendue arriver, du bout de la rue, elle parlait fort, à son fils probablement, elle riait, elle chantait ; je l'ai entendu tourner la clé dans sa serrure et arriver, en haut des marches, devant sa cuisine. « Max, regarde » dit-elle « C'est bien ! comme ça tu verras plus sa mocheté, elle est vieille, elle est moche, elle est méchante » ; « Hou hou la vieille, la moche, vieille vieille, hou hou » disait le fils en écho ; « on va lui mettre un mur de deux mètres, comme ça elle aura plus le soleil et tu verras plus sa mocheté » ; « et là » je la devinais derrière la clôture, faisant des grands gestes « on mettra plein de désherbant pour que ses plantes crèvent et puis là on mettra des bâches, des vertes des oranges, de quelle couleur les veux-tu ? « vertes » dit le gamin « que des vertes ? « , « oui » , « d'accord, que des vertes, comme ça on ne verra plus sa mocheté ; tout le monde la déteste, elle est vieille elle est moche, elle emmerde tout le monde, elle n'a que ça à foutre d'emmerder ».
Je notais au fur et à mesure dans un état de froideur émotionnelle indescriptible.. Et soudain, comme un miracle, tout au bout de ma maison, devant la porte d'entrée : Laurent. Je me suis levée discrètement, lui ai fait signe d'entrer et mettant un doigt devant ma bouche, d'approcher et de rester dans l'ombre de la pièce. Elle continuait de parler fort, avec beaucoup de gaieté ; il a compris tout de suite et s'est tenu debout dans l'embrasure de la porte ; j'ai repris ma place à la table et j'ai noté. C'était lassant, elle disait toujours la même chose, puis elle a dit qu'elle me ferait couper mon figuier, puis à nouveau qu'elle répandrait du désherbant. J'en avais marre, je suis rentrée ; on a bu un coup avec Laurent qui en fait allait manger chez des copains à l'entrée du village et était passé parce qu'ils avaient vu la voiture des flics devant chez moi. C'est lui qui m'a appris qu'ils étaient allés chez elle après et qu'ils étaient restés au moins une demi heure. C'est plaisant certaines fois le manque d'anonymat dans un village.
L'excitation haineuse et désordonnée alliée à la sidération, c'est très étrange et très inconfortable comme sensation.
J'en étais à mon premier jour, cela durerait plus de six mois.
J'avais peur ; la peur m'étais tombée dessus, une vraie peur, enfantine, infantile, insurmontable. Après le départ de Laurent il y eut ce moment obligé où l'on tombe dans le réel ; ma maison m'était étrangère, elle me faisait horreur, je ne m'y sentais plus protégée ; physiquement quelque chose me gênait, m'empêchait. J'étais plongée au fond de mon insignifiance sociale, de ma vulnérabilité, de ma faiblesse. Je prenais conscience que la société pouvait me broyer ; combien étaient dérisoires mes quêtes, mes idéaux, mes savoirs. Combien de milliers, de millions de personnes avaient été anéanties par ces foutaises, alors qu'elles valaient un million de fois ce que je pouvais être. Combien de solitudes torturées ? Combien d'êtres n'eurent que la maladie ou la folie comme issue ?
Chaque seconde s'est mise à peser lourd d'impuissance et d'abattement, mais au bout du compte, des mois après, il n'en reste rien : un temps perdu : au bout de cette histoire, cinq pour cent de ma vie auront été effacés dans un néant douloureux.
Le lendemain, je suis partie à ce rendez-vous, sans états d'âme, sans craintes ni espoirs. À l'accueil on m'indiqua le bureau, dans un préfabriqué au fond de la cour. Je frappai à la porte, le grand flic vint m'ouvrir ; sa table était juste à l'entrée, il me dit de m'asseoir sur une chaise qui de fait se trouvait devant la porte ; il fit sortir son collègue qui était à son bureau au fond, derrière moi, en lui disant qu'il en avait pour vingt minutes à peu près. Il m'est extrêmement difficile de me souvenir avec précision de cette entrevue, la mémoire synthétise et garde principalement les émotions. Le ton était très agressif et ça me rappela quelque chose des séries télé que je regardais pour m'endormir à une période de ma vie de gros labeur ! Mais c'était moi qui étais là, pas un délinquant récidiviste, un terroriste, un assassin ; j'avais la bouche sèche et je faisais des efforts insensés pour canaliser le concret des événements. Je répondais à ses questions mais celles-ci étaient tronquées, truquées, orientées et j'avais du mal à m'y retrouver ; comme on ne m'avait pas dit ce qui m'était reproché – hors la visite de la veille- je naviguais à vue en pressentant les pièges et les écueils qui se trouvaient derrière ma parole. Je racontais comment j'avais, avant de faire faire le bornage, mesuré les deux côtés du trapèze de la parcelle totale, avec une ficelle ! Je disais le caillou déplacé, les planchettes déclouées, mon bon droit, ma politesse à l'avoir prévenue, l'absence totale de visées nuisibles à mes actes... Il tapait et semblait ne pas m'écouter. Quand il me fit lire le papier, ma colère s'est réveillée ; voilà que j'avais métré le terrain avec une ficelle tenue par une copine, que je l'avais touchée à la joue ...je lui ai dit que je ne reconnaissais rien là de ce que j'avais dit et qu'il fallait recommencer ; il m'arracha le papier des mains et repris le texte sur son ordinateur. Cette opération dura trois minutes au plus, imprimant à nouveau, il me tendit la feuille : « regardez juste ce qui a été corrigé » dit-il ; « Comment le savoir ? » ai-je répondu et ne me laissant pas le temps ni le calme nécessaire à une relecture, il m'a dit que de toutes façons nous n'avions pas le temps et qu'il me fallait signer, là. Toute au constat qu'il écrivait ce qu'il voulait, idiote de naissance, la seule chose qui me vint à l'esprit c'est qu'il aurait tout loisir de reprendre le texte et dire n'importe quoi ! Avant de signer je lui ai demandé si je pouvais avoir un double, j'exprimai mon absence totale de confiance, « non » me répondit-il, « il vous faudrait un avocat pour ça ! ». Et soudain sirupeux comme l'arnaqueur qui sait qu'il a grugé le gogo, il me dit : « signez là, tout près de la dernière ligne, vous serez rassurée que je ne peux rien ajouter ».
Avant d'apposer mon précieux autographe, ignorante absolument de mon droit à ne pas le faire, j'explosai en criant que c'était un tissu d'inepties et... plein de fautes d'orthographe !
Cette remarque, bizarrement a fait le tour des commissariats du coin car chaque fois, par la suite, que ma voisine sous un prétexte ou un autre m'y renvoyait, les flics – plus neutres et parfois même compréhensifs- me demandaient de corriger leurs fautes ! J'en étais gênée, mais j'ai nourri l'idée que si toutefois j'étais condamnée à des travaux forcés, je demanderais de donner des cours d'orthographe dans les commissariats. Et cette perspective me donnait le sourire dans cette période où je n'en eus guère.
J'ai signé. Tout près de la dernière ligne.
Avant de sortir, je lui lançais, pleine de colère, qu'il était de parti -pris, « si j'étais de parti-pris, je vous mettrais en garde-à-vue » me dit-il.
Il me traîna littéralement dans la partie centrale du commissariat, dans une espèce de pièce ouverte contiguë à l'accueil où je m'étais adressée quelques minutes plus tôt. Il y avait du monde, devant deux bureaux, des gens qui portaient plainte ou qui, comme moi, étaient mis sur la sellette. Il me fit approcher d'un guéridon assez haut et prit mes empreintes ; pas le pouce non, pas l'index, le pouce, l'index, le majeur, l'annulaire et l'auriculaire de chaque main, puis la paume. Mes mains étaient abandonnées, il les manipulait sans ménagement. « Vous n'avez pas l'habitude ? » me dit-il soudain. « Non » pensais-je, je n'ai pas l'habitude. Puis, une fois cette opération jubilatoire terminée, il me traîna à nouveau dehors, et, devant le préfabriqué, le même où j'étais tout à l'heure, il me prit en photo : tête, de face, profil droit, profil gauche ; tronc, face, profil droit profil gauche, en entier, face, profil droit, profil gauche. Je me trouvais très forte de ne pas m'écrouler.
Je suis rentrée chez moi, j'étais devenue un zombi. Un zombi n'a plus d'identité.
Je suis rentrée il n'était guère plus de trois heures, et à quatre heure Laurent devait venir pour remédier au blocage imposé de ma cour sur la rue, passage important pour moi qui l'empruntais cinq à dix fois par jour, y entreposant tronçonneuse et débroussailleuse, mon vélo et mon bois. Il me trouva avachie sur ma table, dans la cour, sans plus d'expression qu'une morte dans de mauvaises conditions. Je ne l'avais jamais vu comme quelqu'un qui scrutait mes états d'âme, mais il fut impressionné. N'étant pas non plus du genre à enfoncer le clou, il m'extirpa de mon marasme en focalisant mon intérêt sur les problèmes concrets.
Après avoir fait le constat de la construction du portail, il s'avisa de défaire une à une les vis qui collaient ma porte métallique au montant de bois ; mais quand le travail fut terminé, le montant s'effondra en trois morceaux, ma porte et celle de ma voisine battant désormais dans le vide. C'était pas prévu ! Et pour tout dire, on s'est retrouvé con.
Il revint deux ou trois jours plus tard, muni d'un chevron gringalet qu'il coinça en force , en haut, comme il pouvait, et qu'il fixa en bas à l'aide d'un « L », vissé sur le bois d'une part, et tenu par un boulon que je vissai indéfiniment dans une cheville, elle-même enfoncée dans la pierre, d'autre part. À hauteur du pêne, il fit un creux au ciseau à bois en guise de gâche. J'avais souvenir d'une grosse clé que j'avais trouvée dans les lieux en y arrivant, sans en connaître l'usage, et, j'étais sûre de l'avoir gardée ; je mis la main dessus en moins de trois minutes ! Cela me parut de bonne augure. Rien n'était bien solide, et par la suite il m'a fallu y revenir à plusieurs reprises, mais ma porte fermait. En revanche, celle de la voisine, non. Elle pouvait, si elle le voulait doubler le montant et faire de même. Elle ne le fit jamais, mais ajouta à la liste de ses griefs celui-ci, ce qui me valut plusieurs visites au commissariat où on me demandait, après explications et à la relecture, de corriger les fautes !
Le temps commençait de l'attente de la suite des événements.
Le lendemain, après que je lui eus raconté l'épisode au commissariat, Laurent qui était très copain avec le chef de brigade, s'y rendit et déballa son sac. Il m'a raconté que ça a duré plus de deux heures et que le petit teigneux à qui j'avais eu affaire s'était fait remonter les bretelles, entre autre « si elle n'avait pas été greffière, t'aurais laissé tomber : C'est de l'excès de zèle, inapproprié » ; j'avais oublié de lui raconter qu'à un moment donné, quand il insistait sur cette fameuse baffe, je lui avais demandé si elle lui avait dit que j'étais allée chercher mon fusil, que je l'avais mise en joue elle et son fils et que je les menaçais de mon arme ; est-ce qu'elle lui avait dit qu'elle m'avait jetée en me donnant des coups de pieds... le gus avait été déstabilisé. Il brailla dans le commissariat qu'il avait fait son devoir rien que son devoir mais quand il m'appela trois jours plus tard pour que j'aille retirer ma convocation au tribunal, pour trois semaines plus tard, il avait rabattu son caquet. Comme sur le papier qu'il me tendait il était question d'indemnisation, il me dit qu'ils me demanderaient au maximum vingt euros.
Vingt euros ? Mais il n'en est pas question, plutôt mourir que lui filer ne serait-ce qu'un franc ! La question n'était pas que cela ne me coûte pas cher, la question était que c'était moi la victime et que je ne pourrais, jamais jamais céder.
Le chef, copain de Laurent, m'avait par son intermédiaire, conseillée de faire une lettre au proc. C'est en en relisant la copie des mois plus tard que j'ai compris à quel point j'étais en état de sidération !
Au bout de quelques jours il m'a fallu quand même m'agiter ; j'appelai une amie qui avait des amis avocats. D'abord changer de juridiction, ne pas être dans le tribunal où elle bossait.
Mais qu'était-ce donc un Rappel à la Loi ?
Je reçu de tous mes copains, des papiers qu'ils m'imprimaient depuis leurs renseignements pris sur Internet, puisque je ne l'avais pas ; des tonnes de papier ; je lisais tout, je savais tout sur la loi sur les clôtures, les limites de plantation, les dénonciations calomnieuses, mais sur le rappel à la Loi, je restais sur ma faim. On me donna le numéro d'une avocate sympa ; elle ne l'était pas du tout, agacée de ma demande de renseignement quasi anonyme et par téléphone, elle daigna me dire quand même que je devais m'y rendre – sinon gare- et que là, je pourrais parler et m'expliquer. Voilà qui me rassura un peu. J'essayais de rassembler mes esprits, mais jusqu'à aujourd'hui, je n'y suis guère parvenue.
Vous avez fait une pichenette et vous avez fait s'ébouler une montagne : c'est rien de dire que vous êtes décontenancée.
Ma demande fut acceptée et reportée de trois semaines.
Le jour où j'aurais dû être au tribunal, j'eus, je n'en sais plus la raison, besoin d'aller faire une course dans le village voisin. En rentrant, plutôt qu'emprunter la route habituelle je pris celle des écoliers ; et là, je vis quelque chose que peu de gens ont vu, à tel point que quand je le raconte, on ne me croit pas.
Des centaines d'oiseaux faisaient les fous au dessus d'un pré. De loin c'était si beau que m'approchant, je coupai le moteur et sortis de ma voiture. Ces oiseaux étaient des rolliers d'Europe, rares partout ailleurs qu'ici, mais protégés. Ils se rencontraient parfois deux à deux, descendaient en piqué, se ressaisissaient et arrivaient légers sur le sol ; les rolliers sont des oiseaux colorés comme les perroquets, les aras, gros comme des merles peut-être, ou plus petits, mais on les voit bien quand ils volent ; ils migrent et ceci devait être leur arrivée, et les fiançailles. C'était beau à pleurer, c'était beau à ressentir ses chaînes humaines comme des entraves au bonheur et à la liberté ; mais l'excès d'émotion me noue les tripes et me commande de ne pas y traîner.
On me conseillait : habille toi bien et coiffe toi, tu mettras un petit collier, cela veut dire « on ne m'enchaîne pas », réponds aux questions, ne t'engage pas à expliquer, sois sobre dans tes propos ; il ne faut pas dire ça, ça ne plaît pas ; surtout ne parle pas des flics ; ne t'énerve pas. On me prêtait des fringues dans lesquelles je me sentais comme un singe déguisé .
Je me disais : « Est-ce possible de vivre ça ? ».
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