Petit procès de l’insignifiance (5)

V : Expertise et pointillés
On a beau être sûr, en état d'infériorité on ne l'est jamais vraiment. J'étais sûre de mes mesures mais si je m'étais trompée, mon sort serait scellé, ce ne serait plus 3000 mais 6000 euros ou plus que je devrais à la victime officielle.
Sans m'en rendre vraiment compte, la semaine qui précéda l'expertise me mit dans le même état que naguère ; je ne savais plus le jour ni l'heure, je faisais le minimum vital pour toutes les vies dont j'ai la responsabilité.
J'étais en train de m'ôter une poussière dans l'oeil quand il a frappé, avec trois minutes d'avance. À son physique je l'ai pris pour l'huissier ; il ne s'est pas présenté et je me demande bien quelle peut être l'attitude en privé de ces gens qui, dans leur boulot, sont contraints de ne jamais sourire. Je suis sortie avec lui dans la rue mais il n'y avait personne ; la voiture de mon ex-voisine était garée en face ; je le lui dit, il le savait sans doute vu que tous ces gens-là étaient de mèche ! Je l'ai laissé partir à leur rencontre et il est revenue me chercher quelques minutes plus tard.
Mon avocat m'ayant prévenue et n'ayant pas demandé à Laurent de faire présence à mes côtés, sachant le traumatisme que lui-même avait subi et craignant, pour tout dire ses débordements , c'est une amie qui habitait un peu plus haut dans la rue que j'avais sollicitée. Elle arriva avec trois minutes de retard, toute essoufflée !
Je ne savais pas trop comment me comporter, mais je lui ai dit « viens » et nous sommes rentrées toutes les deux dans la cour de la voisine. Aucun semblant de politesse ni d'humanité dans cette assemblée, mon amie s'est présentée dans le vide indifférent des importants.
Je compris que celui que je prenais pour l'huissier était le géomètre-expert, et au bout de quelques minutes, j'ai compris qu'il n'y aurait pas d'huissier. J'étais si mal à l'aise, si mal en fait, que je n'ai pas posé la question.
Le géomètre lut le pourquoi de cette expertise , et je n'en ai rien entendu tellement mes émotions bouchaient mes oreilles.
La victime, très fringuée et coquette ce coup-ci, avec sa petite robe d'été et ses tongs à fleurs, monopolisait la parole ; quand j'essayais d'en placer une, « on » me toisait en me priant de la laisser parler. C'est France qui péta un plomb ; au bout de cinq minutes de ce cirque où j'étais réduite au silence, elle explosa : « N'y a-t-elle que cette femme qui puisse parler ? » ; l'avocat, avec cette autorité qu'il n'est pas besoin de regarder à la loupe pour s'apercevoir qu'elle est celle d'un pauvre type, cachée derrière une fonction, lui dit : « On vous tolère ici, mais en silence ».
Je n'en ai pas eu confirmation, mais on m'a dit qu'il en était de même pour l'avocat ! Si j'avais su ( ces gens-là comptent beaucoup sur l'ignorance du péquin ordinaire, et c'est vrai que nous sommes ignorants) et si c'est vrai, j'aurais eu l'aplomb de le moucher.
Bon, le géomètre prenait des mesures, d'un mur à la clôture, de la cour ; je ne voyais pas bien où il voulait en venir mais j'attendais. Pendant ce temps, la victime parlait ; me prenant à l'écart, mon amie me dit : fais comme elle, répète trois quatre fois les mêmes choses, il va finir par faire attention à toi.
Alors j'ai fait comme elle m'a dit, racontant l'histoire, sur la borne, sur les clôtures, regardez ci, regardez ça...
Et puis, tout avait l'air fini ! Je lui dis :
« Mais attendez, je n'ai pas fait faire une expertise qui a mis dix-sept mois à se concrétiser, pour ça ! Je veux que vous tiriez un cordeau entre les deux bornes, et que les limites soient enfin montrées ! »
Et je l'ai répété, avec insistance, au moins quatre fois.
D'abord il a dit : mais ce n'est pas inscrit dans la « mission » ! Ah bon ? C'est pourtant pour cela que j'ai demandé l'expertise ; il a fallu que je lui dise la première phrase ( j'avais bien entendu !!c'est curieux ce phénomène...) : s'aviser que les clôtures de la demanderesse, moi, portent ou ne portent pas préjudice à la voisine ! C'est curieux comme les choses tournent à l'envers : j'ai demandé l'expertise pour prouver que les clôtures étaient chez moi !! Mais ne chipotons pas, c'est le résultat qui compte ! Il ignorait le bougre qu'il y avait procès au pénal et que j'avais fait appel : cette expertise était mon atout numéro un pour ma défense ! La communication passe-t-elle correctement, au Tribunal ?
Seulement le bonhomme était venu les mains dans les poches !
J'ai fini par dénicher une bobine de ficelle fine, genre à lier des colis, mon amie est allée chercher des petits piquets -de ceux qu'on utilise comme attache de cordeau dans un jardin- et le géomètre a fini par s'exécuter.
Pendant ce temps la pimbêche devisait avec son avocat, faisant mine de n'être pas intéressée ; au dessus de ça sûrement, mais... elle ne me la faisait pas !
J'étais par dessus son épaule, l'homme accroupi, avec son petit mètre de ménage, prenait les mesures ; à chaque piquet, il notait : partout j'étais chez moi, y compris dans la partie passage où les clôtures étaient à elle.
Elle restait au soleil et bavardait avec son avocat...
Le géomètre suait à grosses gouttes ; je lui demandai : vous voulez de l'eau ? Sans politesse aucune, il me répondit « non ». Le genre de « non » qui insinue que vous faites de la lèche pour vous faire bien voir ! Pouah !
Quand il eut fini, la donzelle s'avançant près de lui, l'entendant dire, là il manque dix centimètres, la huit, là vingt, elle dit « aux dépends de qui ? ». Elle est chez elle partout dit-il , comme dépité. ( Quelqu'un devait vraiment me prendre pour une imbécile de demander une expertise, au prix où c'est, si je n'étais pas sûre de mon coup ! Il n'y a que les imbéciles qui prennent les autres pour des imbéciles...)
Il y eut un blanc de quelques minutes pendant lesquelles le géomètre sortit et passa de l'autre côté pour faire des clichés.
« Il vous faudra tout réaligner » lui avait-il dit, sur le ton d'une normalité anodine.
Pendant qu'il était de l'autre côté, caché par la clôture et la végétation, ma voisine, enfin mon ex-voisine, s'approcha de moi et me dit d'un ton normal, oui, normal, c'est-à-dire comme elle ne m'avait jamais parlé, sans dédain ni agressivité, sans obséquiosité, sans mépris ni hauteur ni haine :
« Je n'ai jamais contesté le bornage, juste que vous m'avez tout cassé » !
Ainsi, sans avoir jamais été tenue au courant, le juge m'a condamnée à 3000 euros de dommages et amendes, parce qu'elle contestait le bornage... et elle ne le contestait pas ?
Qui se moque de qui ?
Elle avait menti, dit n'importe quoi, personne n'avait mis son nez dans cette affaire, et ce ton, normal, était-ce la tactique qu'elle et son avocat, à l'instant, venaient de mettre au point ?
Je n'ai rien dit ; depuis le début, le mensonge, la désinvolture, l'agression, la manipulation, la bêtise, l'incompétence, le n'importe-quoi, avaient été mes ennemis ?
Quand il revint, la victime parlait à nouveau avec son avocat – mais qu'avaient-ils donc à se dire ?- et mon amie parlait avec la locataire ; je poireautais toute seule au milieu.
Alors , se tournant vers moi, la plaignante dit bien fort, sans doute à l'adresse du géomètre : « En arriver là pour quelques centimètres ! »
Que je suis mesquine tout de même !
« Mais c'est vous qui m'avez attaquée » lui dis-je.
De l'art d'être vainqueur en toute situation. Les politiques connaissent bien la ficelle !
Le géomètre, soudain, dit : Ah ! Je n'ai pas regardé la végétation.
Bonne pioche, l'autre a dit dans la foulée : je ferai couper toutes les branches qui dépassent ; ce à quoi j'ai répondu : mais mes voisins ne m'ont rien demandé ! Ils sont bien contents de l'avoir cet arbre. « Mais la propriétaire c'est moi » dit-elle, sur un ton qui vous aurait fait mourir de rire !
La propriété ? Quelle mesquinerie !
J'en suis là ; mon avocat doit être en vacances .
….................................
Écrire ce genre de témoignage, chacun le sait et le comprend, c'est avant tout un exutoire, une mise à distance ; personnellement, si je me suis permis de le proposer, c'est qu'il touche, me semble-t-il, les souffrances ordinaires qui sont tellement ordinaires qu'elle en deviennent impersonnelles et insignifiantes et ne sont plus montrées.
On parle beaucoup plus de souffrances extrêmes, dans des circonstances qui ne le sont pas moins.
Il aurait existé une rubrique « témoignage », je l'aurais adoptée !
Ce genre de drames touchent les humbles, et souvent, les humbles n'ont pas la parole !
Voilà pour le prétexte, l'excuse.
Pour le contexte qui a accompagné l'écriture de ce témoignage, il ne m'a été possible de l'entreprendre qu'au bout de trente neuf mois de galère, quand enfin les choses ont été posées. Mais je gage que le combat à venir ne sera pas facilité pour autant. Je sais gré à mon avocat de s'être engagé, malgré la mise en cause de la justice dans ce dossier. Sachant celle-ci intouchable, je suppose que je ne serai pas exaucée dans mon désir de justice et de reconnaissance à l'issu de ce procès.
Il m'a été très pénible d'écrire ce texte, et sans doute en avez-vous ressenti la lourdeur ; j'avais besoin d'arrêts fréquents, pour pleurer tout mon saoul ! En même temps l'évident désir de sortir de moi cette infamie, redevenir neuve, enfin neuve... !! Je n'y cherchais pas d'aide cependant, je suis sans complaisance avec moi-même.
J'ai souvent pensé qu'écrire était un travail d'acteur ; que l'on parle de soi ou d'un autre, que l'on a ressenti par empathie, il faut être dans ce moment, ce sentiment et c'est pourquoi je dis toujours « je ». Ne pas faire croire à une illusoire vérité objective, mais à la vérité de la chose dite.
N'ayant jamais pensé que j'étais un être à part, je n'ai jamais eu de secret, au contraire j'ai toujours pressenti que ce que je pouvais vivre ou endurer, était le lot, sinon de tous, en tout cas de n'importe qui.
Au début, la solitude était intensifiée par le fait que les amis, les proches ne comprenaient rien à cette histoire ! Ils n'en croyaient pas leurs oreilles et, mine de rien, me renvoyaient que je n'y étais pas forcément pour rien. Ceux parmi eux qui étaient bien dans leurs baskets et celles-ci bien ancrées dans la société, me conseillaient tous d'arrêter, payer pour avoir la paix. Je pense qu'ils voulaient eux-aussi avoir la paix, j'étais obsédée et insupportable de morosité, mais il y a peut-être aussi le fait que ces gens-là ne peuvent imaginer ce genre de blessures, parce qu'ils ne peuvent pas les provoquer ! Leur manque d'empathie n'est pas forcément égoïsme mais tout simplement manque d'imagination !
Une gifle. Ne dit-on pas que l'on a reçu une gifle lorsque l'on a essuyé un échec alors que l'on était sûr du succès ? Que l'on a été trahi, sans en avoir jamais eu la moindre intuition ? Que l'on a été humilié par quelqu'un en qui on avait confiance ?
Le plaignante a reçu une gifle ! Je n'ai pas été impressionnée par son verbiage savant, ni par ses accointances et soutiens.
En droit, une altercation sans témoin ne peut être retenue pour l'un contre l'autre ; à cet instant, la justice a fait son boulot.
Mais comment a-t-elle pu faire voir une jardinière cassée à un homme qui ne pouvait voir qu'un caillou pas à sa place ? Comment a-t-elle pu faire croire à un portillon cassé alors que celui-ci n'avait pas été touché ?
Par la conviction ( je l'ai dit, ce flic était très influençable et c'est peut-être pour cela qu'il surjouait le défenseur de la veuve et l'orphelin, victimes d'une terroriste). C'est ce qu'on lui avait raconté !
La conviction de l'une face à la faiblesse de l'autre ont été inscrites dans le marbre.
Pour ma part, j'ai été affaiblie par ma culpabilité à m'être emportée. Cela m'arrive peu et jamais avec des inconnus.
Elle a été blessée par ce que je suis et non pas par ce que j'ai fait. Or le droit ne traite pas de cela :
comment aujourd'hui obtenir gain de cause en le prouvant ?
J'ai très tôt eu conscience de ceci. Mais jamais n'ai pu le faire entendre.
Et pourquoi ce qui n'a jamais été retenu contre moi, officiellement, a été le soubassement de toute cette histoire, y compris chez les procs et le juge ? Jusqu'à la suspicion de mon propre avocat ?
Et comment se sortir de cette merde en ménageant les susceptibilités des uns et des autres, assermentés ?
Il est extrêmement rare que quiconque reconnaisse ses torts ; mais professionnellement parlant, dans le domaine de la justice en plus, c'est impossible !
C'est pourtant la seule chose qui pourrait me faire pardonner.
Sinon, mon droit reconnu, et ceci sous le sceau d'une confidence anticipée, je porterai plainte- suite à l'expertise- pour dénonciation calomnieuse, abus d'influence, diffamation, harcèlement, dégradation du bien d'autrui ( détruire un cordeau de limites ou une borne est ainsi qualifié) et violation de domicile : faire ses clôtures chez les autres, c'est comme ça que ça s'appelle !
Mon avocat me persuadera-t-il que telle ou telle plainte est inappropriée ? on verra.
Pour l'heure, j'en suis là !
J'ai eu beaucoup d'hésitation à vous soumettre ce texte ; je sais que c'est lancinant, pas très intéressant, un peu monotone et trop touffu, mais j'en avais besoin et je me suis jetée à l'eau ; les commentaires que j'ai trouvés, la compréhension, les idées, les conseils, la gentillesse, le partage et la force que tout ceci m'a apportée m'ont comblée.
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