Portraits d’Islam (7) : Oussama bin Laden, le Pilote du 11 Septembre
D’aucuns se demanderont pourquoi je choisis de clôturer ma série d’articles « Portraits d’Islam » sur un personnage tel qu’Oussama bin Laden. Il est vrai que j’aurais pu choisir une autre figure, comme il est vrai que j’aurais pu poursuivre sur ma lancée. De fait, j’aurais voulu évoquer bien d’autres personnalités : Mohammed Ahmed, le Mahdi autoproclamé de Khartoum ; Mustafa Kemal, le père de la révolution laïque turque ; Muhammad Asad, ce Léopold Weiss converti à l’Islam par solidarité avec les Arabes de Palestine ; Hassan al Banna, un des fondateurs des Frères Musulmans égyptiens, et son petit-fils, Tarik Ramadan, figure pseudo-moderniste d’un islamisme qui ne veut pas dire son nom. Peut-être y reviendrais-je plus tard.
Mais la logique qui est la mienne depuis le premier de mes portraits m’impose d’écrire une conclusion au moins provisoire. Au fil de mes articles, j’ai voulu montrer l’Islam sous différentes facettes. Ce seul travail se justifiait déjà pleinement, et, d’une certaine manière, se suffisait à lui-même : pour faire pièce à la vulgate médiatique qui présente un Islam monolithique et sans relief, il était bon de faire appel à l’histoire pour nous rappeler que cette religion fut avant tout une prolifération de croyances et de sectes, qui chacune apportèrent une pierre à un édifice fort complexe, parfois brinqueballant : combien de guerres fratricides, combien de califats rivaux, combien de penseurs, juristes et/ou théologiens, portés aux nues pour finir dans un cachot humide et glacé ?
Alors pourquoi Oussama bin Laden ? À le comparer aux précédentes figures de mes portraits, il apparaît comme quantité négligeable : ni grand chef de guerre, ni brillant théoricien, ni roi et encore moins empereur, il est comme un intrus égaré parmi Abû Hanîfa, Averroès et Soliman le Magnifique.
Une logique a cependant présidé à ce choix : à bien y regarder, aucune figure moderne de l’Islam n’incarne mieux les errances, les conflits d’intérêt et les faux-semblants qui président aux rapports entre le monde « occidental » (nommons-le ainsi par commodité de langage) et le monde arabo-musulman ; ni n’est plus représentatif des idées fausses qui corrompent les esprits des gens, de part et d’autre de cette barrière imaginaire, point de friction fantasmé par tous les tenants du Choc des Civilisations.
Oussama bin Mohammed bin Awad bin Laden est né le 10 mars 1957 à Riyad, d’un père yéménite et d’une mère syrienne. Il serait dommageable, à ce stade, de ne pas évoquer la figure paternelle : Mohammed bin Laden fut un sacré personnage. Issu d’un milieu pauvre, c’est en simple immigrant quand il arrive dans ce qui n’est pas encore l’Arabie saoudite, avant la Première Guerre Mondiale. Dans les années 30 il se lance dans le BTP, et son succès se fera ascension lorsqu’Ibn Séoud lui confie l’extension de la mosquée de Médine en 1950.
Ibn Séoud et Mohammed bin Laden. Deux bâtisseurs, en un sens, le formidable sens politique de l’un répondant au non moins formidable sens des affaires de l’autre. Et tandis qu’Ibn Séoud jette les fondations d’un royaume, Mohammed bin Laden, lui, se construit un empire. Après l’extension de la mosquée de Médine, la Bin Laden Construction Company se verra attribuer de juteux contrats, notamment sous le règne du roi Fayçal (1904-1975), avec lequel Mohammed bin Laden entretiendra des rapports privilégiés, au point de devenir son Ministre des Travaux Publics.
Une brillante carrière brusquement interrompue le 3 septembre 1967 lorsque son avion s’écrase dans le sud-est saoudien. Il laisse derrière lui une famille prolifique : marié vingt-deux fois, il aurait plus de cinquante enfants.
Parmi eux, Oussama, qui mène la vie "normale" d’un fils de famille aisée. De 1974 à 1978 il suit des études de management et d’économie à l’Université du Roi Abdelaziz à Djeddah, puis intègre les rangs de la société familiale, de plus en plus prospère : la Bin Laden Construction Company diversifie ses activités et devient, en 1989, la Saudi Bin Laden Group, holding tentaculaire œuvrant aussi bien dans le bâtiment, l’industrie pétrolière ou les télécommunications.
En dépit de sa réussite financière et de sa proximité avec la famille royale saoudienne, Mohammed bin Laden était resté -c’est du moins ainsi que l’historiographie officielle nous le présente- un homme simple, et il avait toujours entendu que ses enfants suivent son exemple. L’argent ne dispensait pas de la morale, notamment religieuse, et cette dernière occupera donc une place centrale dans l’éducation d’Oussama.
Une place d’autant plus centrale que le système éducatif saoudien fait la part belle à la religion et, pour être plus précis, aux théories wahhabites. Les matières religieuses sont évidemment obligatoires, jusqu’à l’université, et dans bien des cas l’échec dans une de ces matières revient à échouer dans son cursus scolaire.
Entre 1974 et 1978, Oussama bin Laden suit un certain nombre de cours de droit islamique dispensés par un homme du nom d’Abdallâh Azzam. Ce Palestinien, membre des Frères Musulmans, qui s’était éloigné de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine), trop nationaliste et laïque à son goût, sera dans les années 80 l’un des principaux, si ce n’est le principal inspirateur du Jihad contre les Soviétiques en Afghanistan.
L’Afghanistan. Pour la monarchie saoudienne, l’invasion du pays par l’Armée rouge au début de l’année 1980 constitue une aubaine. En effet, l’année précédente, le régime des Saoud avait vacillé sur ses fondations.
Le 20 novembre 1979, un commando islamiste armé prend d’assaut et investit le Haram el-Cherif, la Grande Mosquée de La Mecque, prenant en otage un grand nombre de pèlerins. À la tête des rebelles se trouve Jouhaïmane al-Outaïbi, un pur produit du système saoudien : ayant suivi des études religieuses, il était convaincu que le salut passait par l’application intransigeante des préceptes qu’on lui avait enseignés. Sa conviction n’avait dès lors d’égale que la violence avec laquelle il condamnait le prêt à intérêt pratiqué par certaines banques saoudiennes, la radio et la télévision -selon lui des outils du Diable- et la véhémence avec laquelle il tançait le gouvernement saoudien afin qu’il chasse les ingénieurs occidentaux travaillant dans l’industrie pétrolière, dont la présence sur le sol de la péninsule violait, selon lui, les commandements du Coran. Al-Outaïbi ne se montrait pas plus amène vis-à-vis du train de vie des princes saoudiens, au premier rang desquels figurait le futur roi Fahd, que ses frasques -alcool, femmes, jeu- avaient déjà rendu célèbre.
En un mot comme en cent, al-Outaïbi souffre de ce "syndrome de l’Ikhwane" que j’évoquais dans mon précédent article. La contradiction entre ce qui lui a été rabâché depuis sa plus tendre enfance par les thuriféraires du régime saoudien, et la réalité de la pratique du pouvoir de la Maison Saoud finit par faire de lui un ennemi de cette dernière. Ce fait s’appliquant à la masse de la population saoudienne, il n’est guère étonnant qu’un grand nombre de pèlerins, d’otages, se muent en partisans : ce sont plus de 1500 personnes qui seront ainsi, en fin de compte, délogées du Haram el-Cherif le 5 décembre 1979... par le GIGN, les troupes saoudiennes -puis jordaniennes- ayant échoué à reprendre la Grande Mosquée. Rappelons d’ailleurs que, tout pressés qu’étaient les officiels saoudiens à se débarrasser des insurgés, ils obligèrent les gendarmes à se prêter à une conversion expresse à l’Islam, au nom de l’interdiction pour les mécréants de fouler le sol de la péninsule.
Ces évènements furent un traumatisme pour l’élite saoudienne. D’autant que l’affaire ne se limita nullement à une prise d’otages isolée assortie d’un banal syndrome de Stockholm : des attaques simultanées eurent lieu à Riyad et dans quatre-vingt villes et villages du pays, et ce soulèvement massif n’était pas seulement destiné à démontrer la colère grandissante d’une partie de la population. Les remous furent particulièrement important dans le Hassa’a, à la fois région pétrolifère et foyer de population chiite. Le message adressé aux princes du clan Saoud était clair : vous finirez comme le Chah d’Iran.
C’est précisément pour éviter de finir comme les Pahlavi que les Saoud furent si prompts à réagir à l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Ils y voyaient un moyen de reconduire le "Paradoxe fondateur" saoudien, c’est-à-dire, en pratique, de trouver un exutoire à leurs jeunes adeptes du wahhabisme.
C’est à ce point de l’histoire que nous retrouvons Abdallâh Azzam, qui jouera un rôle non négligeable dans le Jihad en Afghanistan : il en sera l’inspirateur, l’idéologue, le fer de lance moral. Car à cette époque nombre d’islamistes, y compris sunnites, sont plus proches de la ligne de Téhéran : Moscou l’athée constitue moins une ennemie pour eux que Washington la judéo-chrétienne, et d’aucuns considèrent mêmes les Soviétiques comme des alliés objectifs.
Abdallâh Azzam voit les choses autrement, et s’attire ainsi les faveurs des gouvernements saoudien et pakistanais, soucieux de rameuter leurs radicaux de tous poils contre un ennemi extérieur. Riyad et Islamabad appuieront donc Azzam et lui fourniront tout ce dont il pourrait avoir besoin en termes logistiques, financiers et humains. Installé à Peshawar par l’ISI, les services secrets pakistanais, il organise le "Bureau des Services", structure chargée de "convoyer" les futurs combattants du Jihad, d’abord amenés de leur pays d’origine jusqu’en Arabie saoudite -Djeddah, pour être tout à fait précis- puis transférer à Karachi, puis Lahore, Peshawar et enfin l’Afghanistan. Des volontaires affluent de tout le monde musulman, dont un grand nombre d’Algérie, d’Égypte et... d’Arabie saoudite, bien entendu. Trop heureux de pouvoir se débarrasser de ses jeunes islamistes trop remuants, le gouvernement saoudien va jusqu’à casser les prix des billets d’avion.
Mais Riyad ne se contente pas de jouer les tour-opérateurs : le prince Turki bin Fayçal, qui avait été dans les années 60 l’un des grands artisans de la lutte contre le nassérisme, reprend du service. Il entend organiser l’achat et l’acheminement des armes à destination des moudjahidin d’Afghanistan et, pour ce faire, se tourne vers Oussama bin Laden. Ce dernier participait déjà au recrutement de volontaires via Beit al Ansar (la Maison des Compagnons), association qu’il avait fondée en 1980.
La rencontre entre les deux hommes se déroule en 1982 à Istanbul, et lorsque Turki charge le jeune héritier d’acheter et de convoyer des armes à travers de multiples sociétés écran, il fait de lui, indirectement, un agent des Américains.
Car Washington participe bien sûr à cette entreprise. Les Américains financent pour moitié -le reste étant payé par les Saoudiens- l’achat de ces armements qui transitent par le Soudan, la Bosnie et la Turquie. Leur objectif est double : contraindre les Soviétiques à quitter l’Afghanistan dans un premier temps, pour mieux asseoir leur contrôle sur les futurs oléoducs et gazoducs d’Asie centrale dans un second.
Il serait pourtant faux de tirer comme conclusion de ces faits -l’implication américaine et le recrutement d’Oussama bin Laden par le prince Turki- que bin Laden ne serait rien de plus qu’une marionnette entre les mains des Américains, une vulgaire courroie de transmission entre la CIA et les moudjahidin. À l’instar de ces derniers, bin Laden a ses opinions, ses objectifs et ses moyens propres. Il tisse des liens forts avec le redoutable chef afghan Gulbuddin Hekmatyar, et organise avec lui des filières de trafic d’opium à destination de l’Occident. Bin Laden fait aussi construire, sur ses fonds propres, des hôpitaux, des routes et autres infrastructures qui contribuent à sa propre légende naissante : lui-même participe aux combats, à partir de 1986, et notamment à la bataille de la "Tanière du Lion" en 1987, au cours de laquelle une poignée d’Arabes résiste sept jours durant à une attaque soviétique.
C’est donc en vain qu’on attribue aux Américains, et plus particulièrement à la CIA, la paternité d’Al-Qaïda ("la base"). De fait la création, en novembre 1987, de cette "base" répond moins à une quelconque exigence américaine qu’à une problématique plus strictement islamiste, Oussama bin Laden passant de plus en plus du wahhabisme au salafisme : il prend des contacts avec d’autres éléments de la mouvance islamiste mondiale, yéménite, algérienne, palestinienne mais surtout égyptienne, nombre de ses partisans les plus zélés étant issus des rangs de la Gama’a Islamiya (Groupement Islamique) et du Jihad islamique. Parmi eux figure bien sûr Ayman al-Zawahiri, qui deviendra le médecin, le conseiller et le confident de bin Laden.
Le développement d’Al-Qaïda échappe donc totalement aux "tuteurs" de bin Laden, qu’ils soient saoudiens ou américains. Al Qaïda, coeur d’un réseau vivant visant à faire venir de jeunes musulmans en Afghanistan, à les former avant de les envoyer au front contre les Soviétiques, demeure en activité après le retrait de l’Armée rouge.
L’Opposant et le Terroriste
Car Oussama bin Laden n’est pas le prince Turki bin Fayçal : les deux hommes, bien que proches, incarnent l’un et l’autre une facette différente de la société saoudienne et, partant, de son "Paradoxe fondateur". Turki tient de son grand-père, le roi Abdelaziz, il est un genre de Machiavel des sables. Oussama bin Laden, de son côté, est l’Ikhwane de l’histoire. Tout comme les Ikhwane, tout comme al-Outaïbi dont il est l’héritier direct, il perçoit le décalage entre ce qui lui a été appris et la réalité politique qui voudrait faire de lui un pantin à l’utilité limitée. Et suivant l’exemple des Ikhwane et d’al-Outaïbi, il va défier les princes de la Maison Saoud. Il crée d’ailleurs, dès le début des années 80, le Comité pour le Conseil et la Réforme (CCR), un forum destiné aux jeunes islamistes saoudiens, et qui se structurera en organisation d’opposition aux Saoud en 1994.
Néanmoins il faudra attendre la Guerre du Golfe pour que le divorce entre Oussama bin Laden et le régime saoudien soit définitivement consommé. Lorsque Saddam Hussein envahit le Koweït, menaçant du même coup l’Arabie saoudite, les princes saoudiens y voit une occasion de renouveler, une fois encore, la contradiction au coeur de leur pouvoir, en déclenchant un Jihad contre les Irakiens. Après tout, le maître de Bagdad n’est-il pas un genre de mécréant, lui le baasiste, qui se proclame l’héritier du nationalisme arabe ? L’erreur d’appréciation de Riyad est de taille, d’autant que les Saoud soutiennent là encore les intérêts américains dans le Golfe : hors de question pour Washington de laisser le raïs irakien contrôler les réserves de pétrole du Koweït et menacer de s’emparer de celles de l’Arabie saoudite. Car cette dernière, en dépit d’un budget militaire absolument faramineux, serait totalement incapable de se défendre contre une invasion irakienne.
Loin de renouveler le "paradoxe fondateur", la Guerre du Golfe en montre les limites : en cautionnant la riposte militaire menée par une majorité de pays occidentaux, le roi Fahd se met un peu plus en porte-à-faux avec son propre peuple. En faisant appel à l’armée américaine pour défendre le territoire sacré d’Arabie, il humilie non seulement la fierté des Saoudiens, mais aussi leurs croyances profondes : des milliers de soldats américains viennent piétiner de leurs bottes impies le sol qui a vu naître le Prophète, des milliers de soldats... parmi lesquelles on trouve même des femmes ! L’injure est suprême, le rejet des Saoud va grandissant, et leurs opposants ne cesseront plus de s’en donner à coeur joie, au point que même certains oulémas de l’intérieur demanderont ouvertement des réformes. Fahd limogera un grand nombre d’entre eux, mais il essayait d’éteindre un incendie de forêt avec un dé à coudre.
Quant à Oussama bin Laden, qui n’appréciait pas spécialement Saddam Hussein et son régime, son idée première était de régler la question koweïtienne "entre musulmans". Il propose à Fahd d’envoyer sa légion de moudjahidin pour bouter les Irakiens hors du Koweït. Le roi, trop pressé de complaire à Washington, refuse, et confie à son frère Sultan le soin de chasser ce "gueux" importun. Bin Laden confie son désarroi au prince Turki bin Fayçal, mais ce dernier ne peut pas faire grand-chose.
À ce stade les dirigeants saoudiens commencent à se méfier de bin Laden : ils lui interdisent de quitter le territoire, le placent sous surveillance. On l’encourage à poursuivre le Jihad "tranquillement", depuis l’Arabie saoudite, en soutenant le régime islamiste du Nord-Yémen contre le Sud communiste. Il s’exécute, mais finit par s’exiler au Soudan en 1991. À Khartoum il installe sa société, "Akik", qui devient la première entreprise de BTP du pays. Il construit des routes, des usines, crée une banque, diversifie ses activités... et organise, dit-on, des actions contre les Américains en Somalie. En 1994 il est déchu de sa nationalité saoudienne.
Il devient alors un opposant de premier plan au régime en place à Riyad, qu’à travers le CCR il qualifie d’"anti-islamique". Il joint sa voix au concert des opposants qui jugent désormais le wahhabisme "orthodoxe" comme une imposture, une usine à gaz destinée à masquer les errances et la duplicité des princes de la Maison Saoud. Il s’en prend au roi, à ses frères et demi-frères, fils et neveux, tous ceux qui gaspillent l’argent du pétrole en futilités ; aux oulémas du Trône qui ont justifié l’injustifiable : l’appel à une puissance mécréante, les États-Unis, dont les troupes, contrairement à ce qui avait été promis à l’époque, n’ont pas quitté le territoire saoudien.
En 1996, Oussama bin Laden est contraint de quitter le Soudan : Khartoum entend améliorer ses relations avec l’Occident, proposant même aux Américains de leur livrer celui qu’ils considèrent comme un terroriste. Washington botte en touche, le paquet serait un rien encombrant pour certains. Que les Saoudiens le récupèrent, s’ils en veulent.
Mais bin Laden se réfugie en Afghanistan, et c’est à partir de la prise de pouvoir par les Talibans qu’il donne un nouveau souffle à Al Qaïda : comme à la grande époque du Jihad contre les Soviétiques, sa structure organise l’accueil et la formation des volontaires venus de l’étranger -notamment des pays arabes- et tisse des liens étroits, et mêmes des alliances, avec le fameux mollah Omar. On le soupçonne d’être responsable de bon nombre d’attentats anti-américains ou anti-occidentaux : Riyad en 1995, Khobar en 1996, Louxor en 1997.
Bien que la direction opérationnelle de ces opérations ne soit sans doute pas remontée jusqu’à lui, elles n’en portent pas moins la "griffe" idéologique d’Al Qaïda. Le parcours de bin Laden est symptomatique de l’évolution du wahhabisme vers le salafisme, d’une idéologie conservatrice et régionale à une vision plus globale, internationaliste : désormais l’Occident est l’ennemi à abattre, la puissance corruptrice contre l’influence de laquelle toutes les sociétés musulmanes doivent se prémunir, quel qu’en soit le moyen. C’est dans cette optique que bin Laden lance deux fatwa, en août 1996 et février 1998. Toutes deux appellent à lutter contre les Américains toujours présents dans la péninsule arabique, "pillant ses richesses, dictant leurs règles à ses dirigeants, humiliant ses habitants, terrorisant ses voisins...", et à les tuer, qu’ils soient civils ou militaires. La fatwa érige la chose en "devoir individuel pour chaque musulman qui peut le faire partout où il est possible de le faire jusqu’à la libération de la mosquée Al Aqsa et de la mosquée Al Haram de leur mainmise".
S’ensuivent les attentats de Nairobi et Dar Es Salam, du 7 août 1998, qui font 224 morts et plus de 4000 blessés, et qui valent à bin Laden d’être catapulté "ennemi public n°1" par les Américains, bien que sa responsabilité directe ne fut jamais clairement établie. Cela n’empêche pas le FBI d’offrir une récompense de 5 millions de dollars pour sa capture.
D’autres attentats eurent lieu, ou furent évités, qui lui furent directement attribués. Là encore, sa responsabilité en tant que commanditaire, ne fut jamais prouvée, et c’est plutôt une responsabilité indirecte, comme un genre de parrainage, qui correspond vraisemblablement à la réalité des faits. Après tout, combien de ces "réseaux dormants" sont-ils constitués de vétérans du Jihad afghan, eux qui sont retournés dans leur pays d’origine la tête farcie des préceptes mortifères de l’idéologie salafiste dont Oussama bin Laden s’est fait le champion ?
Alors qu’en est-il du 11 septembre 2001 ? Il est évident, pour qui a étudié un tant soit peu l’histoire des relations américano-saoudiennes, que les attentats de New York et Washington furent le retour de flammes d’une politique bourbeuse et erratique, un copier-coller grossier du machiavélique "paradoxe fondateur" saoudien, une révolte d’Ikhwane à l’échelle planétaire.
Mais il est des esprits faibles pour contester cette vision. Pour ceux qui sont toujours à l’affût d’un complot, d’une conspiration ou d’un mensonge, le 11 septembre serait alors... quoi ? Un coup de la CIA ? Du Mossad ? Les deux ? Et les islamistes, alors ? Simples pantins ou alliés objectifs ? Les théories les plus folles sur le 11 septembre se nourrissent finalement moins de l’ignorance que de connaissances partielles combinées à une croyance féroce et une conviction inébranlable, gruau intellectuel où se mélangent anti-américanisme primaire, mauvaise conscience post-coloniale, antisémitisme et/ou antisionisme, et réflexes moutonniers ancestraux : "on ne nous dit pas tout", "il n’y pas de fumée sans feu" et autres postulats douteux qui infectent l’esprit humain.
Mais au final, quel est le seul dénominateur commun de toutes les théories complotistes du 11 septembre ? Il est assez aisé de le dénicher : en insistant sur la responsabilité d’autres acteurs, d’ailleurs multiples, elles conduisent fatalement à dédouaner l’islamisme. L’islamisme, qui ne serait qu’une chimère animée par la seule volonté des Américains. L’islamisme, que Washington aurait engendré, développé et instrumentalisé.
Faux.
Cependant il est vrai qu’Oussama bin Laden a, dans une large mesure, échoué. La contre-offensive occidentale l’aura contraint à quitter l’Afghanistan, sans lui permettre de soulever, à travers le monde, les musulmans et spécialement les Arabes. De même que les néo-conservateurs n’ont pas réussi à engendrer de "tsunami démocratique", Oussama bin Laden n’a pu obtenir qu’un "tsunami islamiste" renverse les régimes dictatoriaux du Moyen-Orient.
Car il ne faut jamais oublier qu’au-delà de la haine qu’il voue au "Grand Satan" américain, Oussama bin Laden est avant tout un opposant farouche aux Saoud. Et l’attaque contre le World Trade Center a fait trembler les murs des palais de Riyad, affaiblissant le régime à la fois de l’extérieur -en fragilisant l’alliance stratégique avec Washington- et de l’intérieur -en plaçant une nouvelle fois la monarchie face à ses contradictions. Un temps durant, Riyad se retrouva coincé entre les éléments constitutifs du "Paradoxe fondateur" : d’un côté les néo-conservateurs américains lui demandaient de stopper tout financement d’organisation islamiste et d’interdire toute propagande anti-israélienne ; de l’autre les oulémas épris d’indépendance désireux de revenir aux fondamentaux du wahhabisme. Il aura fallu tout le doigté de l’actuel monarque, le talentueux Abdallâh bin Abdelaziz, pour éviter l’explosion du régime et, qui sait, son remplacement par une république islamique à la sauce iranienne.
Finalement, si j’ai essayé de démontrer quelque chose, tout au long de ces Portraits d’Islam, c’est cette double réalité en dehors de laquelle il ne saurait y avoir de compréhension mutuelle : l’Islam n’est pas l’islamisme, mais l’islamisme veut être l’Islam. L’islamisme a ses propres objectifs et ses propres moyens, qui n’ont pas besoin de l’appui, de l’intervention ou de l’influence de l’Occident pour exister en tant que tels : les États-Unis n’existaient pas lorsque Mohammed bin Abdelwahhab livra sa propre conception du Jihad, qui inspire aujourd’hui encore les islamistes à travers le monde.
L’islamisme vise, selon ses propres dires, à réformer et purifier la religion du Prophète... comprenez l’uniformiser selon un certain standard. Par la violence, le chantage à l’aide humanitaire, ou tout simplement en palliant les déficiences d’un État faible, les islamistes entendent imposer leur propre conception de l’Islam aux autres musulmans, pour redonner vie à une nouvelle Oumma, une Communauté des Croyants purifiée de toutes les influences néfastes, qu’elles soient occidentales ou viennent de l’intérieur de l’Islam : Averroès ne figurera jamais au bréviaire salafiste.
Enfin, notons que l’islamisme veut être l’Islam aussi en dehors de l’Islam. Les communautés musulmanes des pays occidentaux sont des cibles privilégiées, notamment les jeunes générations. Là encore, le 11 septembre a servi de révélateur. Qui auparavant, à part quelques visionnaires forcément cloués au pilori médiatique, se souciait qu’à travers mosquées et imams, des organisations comme les Frères Musulmans, ou des pays comme l’Arabie saoudite, propagent leur propre Islam dont l’effet, sinon l’objet, était d’ériger des sociétés parallèles, rétives aux lois du pays d’accueil ?
Nier les visées de l’islamisme revient à nier sa dangerosité. Il n’est dès lors guère étonnant de trouver des conjonctions entre des tenants des théories du complot liées au 11 septembre et des islamistes bon teint : si tout est faux, si tout n’est que fumisteries imaginées dans les bureaux de la CIA, si Oussama bin Laden est mort, si Al Qaïda n’existe pas, si les cellules dormantes ne sont que des fadaises, alors peut-être que les islamistes eux-mêmes n’existent pas. Aucun islamiste ne se revendique comme tel, d’ailleurs, il se présentera plutôt sous les atours d’un "vrai" ou d’un "bon" musulman... étant entendu par là que celui qui ne suit pas son exemple se retrouve relégué, ipso facto, au rang de "mauvais" musulman.
L’Islam n’est "naturellement" ou "intrinsèquement" incompatible avec aucun concept. Il ne s’oppose pas à la laïcité, ni à la République, comme j’ai eu l’occasion de l’écrire et, j’espère, aussi un tant soi peu, de le démontrer à travers différents exemples historiques.
Mais on peut l’y opposer, c’est certain. Et il est des individus pour tenir absolument à ce qu’il en soit ainsi : pas seulement les islamistes, qui voudraient pousser les musulmans à choisir entre leur communauté religieuse et la communauté nationale à laquelle ils appartiennent, mais aussi tous ceux qui, arc-boutés sur une conception plus ou moins ethnico-religieuse de la Nation, refusent l’idée même d’intégration ou d’assimilation, et voudraient convaincre l’homme de la rue que l’Islam n’a pas sa place en France.
Alors qu’il l’a, avec les autres religions, dans la sphère privée.
Frédéric Alexandroff
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