Pour s’en tenir à la répartition, d’abord passer Karl Marx et l’URSS par pertes et profits
Si Thomas Piketty n'a pas vraiment vu la Révolution bolchevique, il en a cependant entendu parler... Mais elle ne l'intéresse pas du tout, assuré qu'il est de n'y trouver que du mal pour l'ensemble des populations travailleuses du monde occidental, et d'abord parce qu'elle était mal venue :
« La révolution communiste a bien eu lieu, mais dans le pays le plus attardé d'Europe, celui où la révolution industrielle avait à peine commencé (la Russie), pendant que les pays européens les plus avancés exploraient d'autres voies, sociales-démocrates, fort heureusement pour leurs populations. » (Idem, page 28.)
Ce qui est sûr, c'est que Thomas Piketty ne paraît pas avoir entendu parler de Stalingrad (fin 1942 - début 1943). Ni pour en tirer la leçon de l'extraordinaire réussite du développement de l'économie soviétique en un peu plus de deux décennies. Ni pour rendre grâce à l'URSS de la toute petite aide qu'elle aura ainsi apportée au maintien d'un minimum de démocratie dans une Europe qui risquait tout bonnement de ne plus déguster pour longtemps que de l'Hitler, du Mussolini, du Franco, et de ces quelques autres qui n'auraient pas manquer d'apparaître ici ou là.
Ainsi, et c'est Thomas Piketty qui en fait lui-même l'aveu auprès de la mémoire de Karl Marx, "la révolution communiste a bien eu lieu", et ceci trente-quatre ans seulement après la mort du grand penseur de la condition prolétarienne.
Elle a tout bouleversé, y compris l'achèvement de la Première Guerre mondiale, achèvement qui n'aura été conçu que comme un entracte permettant à l'Allemagne de reconstituer ses forces tout en stabilisant son propre système de propriété privée des moyens de production et d'échange, pour pouvoir, une vingtaine d'années plus tard, s'en prendre à ce pays qui était animé, d'un bout à l'autre de son immense territoire, par la pensée de Karl Marx, et tout spécialement en regard des enjeux du progrès technique et de la croissance de la productivité, deux éléments qui rendent particulièrement superfétatoire la condescendance dont Thomas Piketty croit pouvoir se parer sans avoir manifestement consacré plus qu'un rapide survol à une œuvre qui n'attend que de rencontrer chez lui un vrai lecteur. Aura-t-il jamais entendu parler de la plus-value relative ? Ou bien l'aura-t-il totalement oubliée pour parvenir à écrire ceci :
« De même que les auteurs précédents, Marx a totalement négligé la possibilité d'un progrès technique durable et d'une croissance continue de la productivité, force dont nous verrons qu'elle permet d'équilibrer - dans une certaine mesure - le processus d'accumulation et de concentration croissante du capital privé. Sans doute manquait-il de données statistiques pour affiner ses prédictions. Sans doute aussi est-il victime du fait qu'il avait fixé ses conclusions dès 1848, avant même d'entreprendre les recherches susceptibles de les justifier. » (Idem, page 28.)
En tout cas, n'accorder aucune importance à l'existence de l'URSS dans l'évolution, au vingtième siècle, des modalités d'extorsion de la plus-value par le capitalisme, c'est s'interdire de comprendre quoi que ce soit aux statistiques et à tout l'appareil de recherche qu'il est effectivement nécessaire de mettre en œuvre pour penser pouvoir comprendre quoi que ce soit... aux enjeux de répartition d'aujourd'hui, faute justement d'avoir laissé la moindre place à l'exploitation elle-même.
Dans l'ouvrage Les hauts revenus en France au XXe siècle qu'il a publié en 2006 chez Hachette Littérature, Thomas Piketty n'avait pourtant pas cessé de souligner une périodisation fondamentale :
« Manifestement, quelque chose a changé dans les pays capitalistes développés entre 1914 et 1945 : après les crises, les hiérarchies paraissent figées dans le marbre, et il semble être devenu impossible pour les détenteurs de patrimoines d'accumuler et de reconstituer des fortunes d'un niveau comparable à celles du début du siècle. » (Thomas Piketty, Les hauts revenus en France au XXe siècle, Hachette Littérature 2006, page 756.)
Thomas Piketty comprend bien qu'il a dû aussi se passer un tout petit quelque chose du côté - non plus des fortunes elles-mêmes - mais des revenus qui vont avec :
« D'une certaine façon, l'effondrement des très hauts revenus constaté au cours de la période 1914-1945, et tout particulièrement au cours des années 1929-1945, peut être décrit comme la conséquence normale d'une "récession" exceptionnelle. » (Idem, page 209.)
D'une récession ?... Allons bon... Rien qu'une récession ?... Deux guerres mondiales directement produites par l'impérialisme... Peut-on vraiment ne parler que d'une récession. Des dizaines de millions de morts, combien de centaines de millions de blessés ? des destructions massives et en tout genre un peu partout sur la planète... Même "exceptionnelle", comment ne parler que d'une récession ?...
Mais entre-temps, Thomas Piketty, qui tient absolument à se réfugier derrière son petit doigt, a trouvé autre chose à incriminer que les effets de l'impérialisme :
« […] l'effondrement des très gros patrimoines porte la marque des crises éminemment politiques de la période 1914-1945, et le fait que ces fortunes n'aient jamais retrouvé le niveau astronomique qui était le leur au début du siècle semble s'expliquer par l'impact de l'impôt progressif sur le revenu sur l'accumulation et la reconstitution de patrimoines importants, impôt progressif dont le but a d'ailleurs toujours été de taxer lourdement les strates supérieures du centile supérieur de la hiérarchie des revenus, et non pas les "classes moyennes" (supérieures ou non), dont la position vis-à-vis de la moyenne des revenus a toujours été considérée comme légitime. » (Idem, pages 725-726.)
"Crises éminemment politiques"... C'est déjà mieux. Crises tellement politiques qu'elles auraient débouché sur une mise en œuvre de plus en plus musclée de l'impôt progressif sur le revenu : c'est tout de même un peu court.
Mais nous avons ici un certain Joseph Staline qui, s'adressant au camarade Alexandre Ilitch Notkine le 1er février 1952, propose sa conception des choses :
« La crise générale du système capitaliste mondial a commencé pendant la première guerre mondiale, notamment du fait que l'Union soviétique s'est détachée du système capitaliste. Ce fut la première étape de la crise générale. Pendant la deuxième guerre mondiale, la deuxième étape de la crise générale s'est développée, surtout après que se sont détachés du système capitaliste les pays de démocratie populaire en Europe et en Asie. La première crise à l'époque de la première guerre mondiale et la seconde crise à l'époque de la seconde guerre mondiale, ne doivent pas être considérées comme des crises distinctes, indépendantes, coupées l'une de l'autre, mais comme des étapes de développement de la crise générale du système capitaliste mondial. »
Voilà qui a immédiatement une tout autre allure.
Michel J. Cuny
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