Pour une réappropriation de notre attention
À une époque où le progrès technologique s’est complètement désolidarisé de toute considération morale, ne laissons pas notre vie s’organiser uniquement autour d’appareils digitaux par lesquels des multinationales et leurs algorithmes nous dictent nos comportements et s’enrichissent à partir de nos données personnelles.
En fin d’année dernière, d’anciens cadres de Facebook se sont exprimés pour dénoncer les conséquences néfastes du réseau social sur les relations humaines.
Sean Parker, premier président de Facebook qui rejoignit l’entreprises dans ses premiers mois de création, a décrit le réseau comme « une boucle infinie de validation sociale… Exactement le genre de chose qu’un hackeur comme moi inventerait, parce que vous exploitez une vulnérabilité de la psychologie humaine ». « Je crois que nous avons créé des outils qui déchirent le tissu social » a quant à lui déclaré Chamath Palihapitiya, ancien manager chargé de la croissance de l’audience.
En début d’année, ce sont deux actionnaires d’Apple, JANA Partners et CalSTRS (fonds de pension californien) qui ont appelé, par une lettre, la multinationale à mettre en place davantage de contrôle parental.
Dans notre monde actuel, il semble avéré que toujours plus connecté est loin de signifier toujours plus heureux. Jean Twenge, docteure en psychologie et professeure à l’université de San Diego en Californie, se penche depuis plusieurs années sur la question et, pour elle, le constat est indéniable : les smartphones ont une influence néfaste sur nos vies, en particulier celle des enfants et adolescents nés après 1995, génération que la psychologue a nommé "iGen".
Bien que les réseaux sociaux nous promettent de nous rapprocher de nos amis, leurs usagers de la génération iGen se sentent paradoxalement significativement plus seuls selon Twenge, certains passant davantage de temps sur ces plateformes virtuelles qu'avec leurs amis en chair et en os.
Une jeune américaine interrogée par Twenge, dont les propos sont rapportés dans The Atlantic, résume bien ce sentiment : "Nous n'avons pas eu le choix de connaître une vie sans iPhones ni iPads. Je crois que nous aimons nos téléphones plus que les vraies personnes", confie-t-elle.
En outre, la psychologue a conclu que l'augmentation de la prise d’antidépresseurs et même de suicides chez les adolescents américains ces dernières années est directement liée à l'utilisation intensive des smartphones et autres appareils électroniques. C'est encore plus vrai chez les filles : le nombre d'adolescentes présentant des symptômes de dépression a augmenté de 50% entre 2012 et 2015, contre 21% chez les garçons.
A l'inverse, les collégiens passant moins de temps que la moyenne sur leur smartphone et davantage à des activités sportives ou studieuses présentent un risque de dépression significativement moins élevé.
La qualité de notre sommeil est également affectée. En effet la grande majorité d'entre nous dormons avec notre smartphone près de nous, et c'est bien souvent la dernière chose que l'on regarde avant de se coucher, et la première au réveil. Ces habitudes tenaces ont un sérieux impact sur la qualité et la durée de notre sommeil. Des études menées par l’université de San Diego sur 360 000 sujets ont montré qu'en 2015, 40% des adolescents américains dormaient sept heures par nuit ou moins, soit 57% de plus qu'en 1991. Pour les experts, ce manque de sommeil est indéniablement lié à l'utilisation intensive des supports électroniques.
Ce constat préoccupant nous invite à réfléchir à la place que nous souhaitons accorder à ces nouvelles technologies dans notre vie et celle de nos enfants.
Il ne s’agit pas de rejeter en bloc ces technologies, qui ont considérablement amélioré notre quotidien, facilitant l’accès à l’information et au savoir, nous permettant de pouvoir converser avec des amis à l’autre bout du monde, d’organiser des manifestations, de faire passer des messages, nous aidant à nous orienter, nous donnant accès au savoir, à la musique, aux films, instantanément et sur n’importe quel support…la liste est longue.
En revanche, il me semble essentiel d’être capable d’exercer un esprit critique sur l’usage que nous faisons de nos téléphones, et ainsi d’en reprendre le contrôle.
La promesse initiale des nouvelles technologies est de nous rendre la vie plus facile, nous faire gagner du temps et améliorer notre bien-être. Or la réalité est qu’au contraire ces appareils, de par leur caractère très addictif savamment orchestré par de complexes algorithmes, nous rendent de plus en plus dépendants, accaparent notre temps, orientent notre attention et modèlent nos comportements, tout cela dans une optique purement commerciale.
Le modèle économique reposant sur la marchandisation de l’attention n’est pas fondamentalement nouveau. Les revenus de la plupart des chaines de radio, télévision et certains journaux sont en effet principalement publicitaires et l’objectif de ces médias est donc d’attirer et conserver leurs lecteurs/auditeurs/téléspectateurs le plus longtemps possible.
Cependant, l’arrivée des ordinateurs et des smartphones a permis l’émergence de nouveaux moyens de capter et de monétiser notre attention. A ce jeu-là, Facebook, Instagram, Youtube et autres Snapchat sont devenus les champions, s’appuyant sur l’expertise des ingénieurs les plus brillants pour capter et retenir notre attention par divers moyens (notifications incessantes fonctionnant comme des récompenses génératrices de dopamine renforçant notre ego à court-terme, vidéos apparaissant par défaut en lecture automatique, transitions automatiques vers le contenu suivant anticipant nos envies du moment etc.) et bien plus encore pour contrôler, stocker et analyser nos données personnelles (notre identité, nos habitudes de vie, de consommation, nos préférences en tout genre etc.), devenues le nerf de l’économie digitale.
Tristan Harris, ancien cadre chez Google et co-fondateur de l'initiative Time Well Spent (TWS), a été l'un des premiers à dénoncer les dérives de cette économie de l'attention.
Interrogé par The Atlantic, Harris souligne que maitriser nos envies impulsives de consulter notre smartphone (ce que nous faisons en moyenne de 30 fois par jour pour un adulte à 150 fois pour un adolescent selon cette étude), ne dépend pas seulement de notre volonté. « Vous pourriez vous dire que c’est votre responsabilité, mais ce serait oublier qu’il y a mille personnes de l’autre côté de l’écran dont le métier est précisément de démolir quelque contrôle de soi que vous seriez capable de maintenir », explique Harris.
TWS identifie quatre domaines dans lesquels ces méthodes visant à nous rendre dépendants ont d’importants effets pervers sur la santé mentale, le développement des enfants, les relations sociales et la démocratie.
L’impact sur la démocratie a été particulièrement mis en lumière au moment des élections présidentielles américaines, au cours desquelles le phénomène de « bulles de filtres », traduction du terme anglais « filter bubble » théorisé par Eli Pariser, a été pointé du doigt comme ayant potentiellement pu influencer le vote. Parce que les algorithmes nous montrent seulement des contenus que nous sommes susceptibles d’apprécier et valider, nous sommes artificiellement maintenus dans une « bulle » filtrant les informations et idées allant en contradiction avec nos opinions, et qui ne sont donc pas jugées (par l’algorithme) dignes d’intérêt pour nous.
Le mouvement TWS milite pour plus d’éthique, de déontologie et de transparence de la part des géants de la Silicon Valley, les poussant à concevoir des produits avec davantage de bienveillance.
Pour Harris, « il faut de nouveaux critères, de nouvelles normes de conception, de certification. Il existe d’autres façons de concevoir [des applications] qui ne sont pas basées sur l’addiction »
Face à ces nouvelles habitudes digitales, la psychothérapeute américaine Nancy Colier rapporte un nombre croissant de patients se disant « déconnectés de ce qui compte vraiment, de ce qui nous fait nous sentir épanouis et vivants en tant qu’êtres humains. » Dans son ouvrage, dont le titre peut se traduire par Le pouvoir du hors-ligne, Colier recommande et donne les clés d’une relation consciente, active et maîtrisée aux appareils digitaux. « Ce sont les connexions avec les autres êtres humains qui nous nourrissent et nous font sentir que nous comptons. Notre présence, notre pleine attention est la chose la plus importante que nous pouvons apporter aux autres. Les communications digitales ne favorisent pas les relations profondes, le sentiment d’être aimé et soutenu. »
La psychologue nous suggère de prendre conscience du réel besoin que nous avons d’utiliser un appareil digital, et de faire la différence entre ce besoin (trouver son chemin, contacter un proche etc.) et ce qui relève plutôt de l’habitude, comme répondre instantanément à un message non urgent, ou dérouler machinalement son fil Instagram ou Facebook sans but précis. Elle nous incite également à faire au moins une activité par jour ne nécessitant pas l’usage d’un écran, et à dormir loin de notre téléphone.
Tristan Harris conseille quant à lui de n'avoir à portée de main que les applications pratiques et ne risquant pas de nous "hypnotiser", du type Uber ou Google Maps, et camoufler les autres en les regroupant dans des dossiers moins accessibles instantanément, voire les supprimer. En tous cas, prendre soin de désactiver les notifications non essentielles et la lecture automatique des vidéos.
Au-delà du cas des appareils électroniques, il apparaît également important d’appréhender prudemment la vague de nouvelles technologies en développement, notamment basées sur la réalité virtuelle ou l’intelligence artificielle, et potentiellement bien plus intrusives et intelligentes que les smartphones. L’excellente série d’anthologie Black Mirror, dont la quatrième saison vient de sortir sur Netflix, nous en donne d’ailleurs un aperçu glaçant.
Dans cette perspective, Crystal Beasley, entrepreneuse et créatrice d’une chaine YouTube consacrée à la réalité virtuelle, a lancé un projet ayant pour objectif de connecter les développeurs avec des neuroscientifiques et psychologues, afin d’orienter le développement des nouvelles technologies vers des modèles ne reposant pas sur l’addiction des usagers.
Pour Beasley et de plus en plus d’autres entrepreneurs, tels que le collectif Zebra Unite fondé par 4 femmes militant pour des business modèles à la fois rentables et bénéficiant à la société (« profit & purpose »), il est impératif de concevoir des technologies faisant passer l’humain avant la machine, nous aidant à nous émanciper plutôt que nous asservissant, et nous permettant de rester en contrôle plutôt que nous contrôlant.
Face à tout cela, il semble que, du moins au sein de ma génération ayant connu l’ère pré-Internet, de plus en plus de personnes commencent à prendre du recul et à ressentir le besoin de s’accorder du temps « hors ligne », de déconnecter pour reconnecter. La preuve en est, notre engouement grandissant pour les objets des décennies passées, ainsi que pour les séries telles que l’excellente Stranger Things, qui nous empreignent de nostalgie en nous plongeant dans l’atmosphère de ces années où la vie était nous semble-t-il plus belle.
Arianna Huffington l’a d’ailleurs bien compris et a ainsi annonçé le lancement de Thrive, une application, qui, paradoxalement, devrait nous aider à maîtriser l’usage de notre smartphone, en proposant par exemple de limiter notre temps sur telle ou telle application.
On peut aussi partir en voyage, assister à un concert, du théâtre, une exposition, s’engager pour des causes, débattre d’idées, passer du temps avec nos proches, s’embrasser, lire, rêvasser, imaginer, jouer du piano, ressortir les jeux de société, cultiver notre jardin…En bref donner du sens à notre vie plutôt que de l’attention à des appareils.
Ce à quoi nous accordons notre attention constitue en somme ce que nous faisons de notre vie, et doit ainsi impérativement résulter d’un choix conscient. Réussir à se détacher de cette dépendance technologique aliénante n’est clairement pas chose facile, mais c’est la condition nécessaire de la conservation de notre autonomie et de notre libre-arbitre.
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