Quand un esprit catholique s’attaque au Progrès...
La crise actuelle accente celle, plus ancienne, des valeurs de la civilisation occidentale. C'est notamment vraie pour la vieille Europe, qui peine encore à se relever des deux boucheries qui l'ont ravagée au siècle dernier, matériellement mais aussi ( surtout ? ) moralement. Une de ces valeurs, et peut-être la plus ébranlée, notamment du fait de la barbarie qu'ont donnée à voir les deux conflits mondiaux, est celle du Progrès.
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En effet, la question se pose : le Progrès en lequel les Lumières puis le XIXème ont tant cru existe-t-il, quand on voit sur quoi il a débouché ? Les tranchées, le gaz moutarde, les gueules cassées, le fascime, le racisme, les bombardements de civils, la Shoah, le goulag, le napalm : était-ce ce à quoi s'attendait Condorcet, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain ? Certainement pas, aussi le Progrès peut et doit être remis en cause, rééxaminé, afin de voir si oui ou non il a toujours sa place, si il peut être redéfini, etc
Remettre en cause le Progrès, c'est ce que fait Pierre de La Coste dans son article « Les vases communicants du bien et du mal ». Si la démarche est, au départ bonne, elle se fourvoie ensuite totalement ( du moins est-ce mon opinion ) : en effet, le catholicisme de l'auteur biaise totalement son regard, et l'amène à une démonstration qui n'a rien de convaincant.
( Note pour le lecteur : cet article est une réponse/critique à un extrait de son nouvel essai L'Apocalypse du Progrès publié par Pierre de La Coste dans cet article http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/les-vases-communicants-du-bien-et-134042 . Sa compréhension nécessite donc la lecture de cet extrait : autrement dit, cher lecteur, tu en as pour un certain temps. )
Cet extrait présente en effet trois grands biais, à mes yeux fruit de l'esprit catholique, et qui empêchent une vraie réflexion :
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mépris de l'idée du Progrès qui débouche sur sa méconnaissance et donc sur une présentation très inexacte
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jugement à l'aune d'idées purement chrétiennes, alors que le Progrès n'est pas une idée chrétienne : biais énorme donc
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technophobie récurrente et non justifiée ( au sens d'argumentée ) qui rappelle les grands conflits entre esprit scientifique et Eglise catholique, et évidemment ne permet pas une analyse objective du Progrès
I) Une présentation faussée du Progrès
Il convient tout d'abord, quand on aborde l'idée du « Progrès » avec un grand P, de distinguer deux types de « progrès » avec un petit p :
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le progrès technique : c'est le progrès scientifique et technologique : il est réel et clairement démontrable
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progrès moral : plus subjectif car se fondant sur des valeurs qui sont elles-même subjectives
Si bien souvent le « Progrès » inclut ces deux types de « progrès », il est important de les distinguer, ce qui n'est pas fait clairement par Pierre de La Coste : cela me semble une première erreur d'analyse.
A cette absence de distinction va s'ajouter une présentation du Progrès qui est à coup sûr partielle, voire partiale.
a) Une philosophie du Progrès tronquée
Tout d'abord, l'idée du Progrès est ici résumée à Rousseau et aux marxistes : c'est extrêment rapide et réducteur pour une notion aussi complexe ! Quid de Condorcet qui voit le Progrès sans l'éducation ? Quid de Fourier qui le place dans la réalisation de sa phalanstère ? Quid de Sir Francis Bacon ? Quid de Diderot ? Etc. Cette présentation largement réduite empêhce une réelle réflexion sur l'idée de Progrès : on ne peut pas réfléchir sur ce qu'on connaît si mal.
De plus, le marxisme et le Progrès des Lumières n'ont strictement rien à voir, les mettre côté à côté est un pur non-sens.
En effet, les marxistes ont une vision dialectique de l'Histoire : la société sans classe arrivera par la révolution lorsque le capitalisme sera arrivé au stade culminant de ses contradictions, alors que les Lumières voit l'Histoire comme traversée par l'amélioration continue qu'est le Progrès . Ainsi la crise actuelle conforte les marxistes qui prévoit l'effondrement du système capitaliste, alors qu'elle contrarie l'idée du Progrès des Lumières. On voit bien que ces deux visions de l'Histoire n'ont strictement rien à voir, d'ailleurs les marxistes ne croit absolument pas au Progrès qu'ils voient comme une idéologie bourgeoise ( qualification peu avantageuse dans leur vocabulaire ) : aussi convoquer l'échec du marxisme pour montrer la fausseté de l'idéal de Condorcet est un contresens absolu.
Non seulement le Progrès est très mal connu, mais en plus la « définition » retenue est tout droit sortie de l'esprit d'un chrétien.
b) Un Progrès plus chrétien que philosophique
D'emblée, on nous présente le Progrès comme la promesse du Bien et le Mal, qui sont des notions chrétiennes et ne sont pas contenues dans les définitions du Progrès.
Par exemple, pour Condorcet, "L'espèce humaine marche d'un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur." : pas de Bien ni de Mal ! Pour Victor Hugo, « La loi du Progrès [ … ] c'est que la Fatalité s'évanouisse devant la fraternité » : toujours ni Bien ni Mal ! Pour Zola : « l'avenir de l'humanité est dans le progrès de la raison par la science. », toujours rien !
On pourrait continuer la liste, mais il est d'ores et déjà évident que retenir comme définition du Progrès la marche vers le Bien sans aucune espèce de démonstration constitue un énorme biais de raisonnement, un manque criant d'objectivité de la part d'un esprit catholique qui applique ses valeurs à une idée qui ne les partage pas.
En effet, tout cet article évalue le Progrès avec des critères chrétiens
II) Un jugement avec des valeurs chrétiennes
Je me permets tout d'abord de relever une contradiction présente au début du texte : l'auteur nous indique au deuxième paragraphe qu' « Il semble encore plus difficile, voire impossible, de juger le Progrès quant au bien et au mal » alors qu'au paragraphe précédent il affirmait tranquillement que : « De manière régulière, et quasiment depuis l'entrée du Progrès-croyance dans l'Histoire, le mal a grandi aussi vite que le bien. » : il reconnaît la quasi-impossibilité de juger par le Bien et le Mal alors que c'est ce qu'il va faire pendant tout son texte ( et on relève au passage la grande nouvelle comme quoi Bien et Mal sont mesurables, car on nous annonce qu'ils ont grandi aussi vite l'un que l'autre !)
Ces idées de « Bien » et de « Mal » sont appliquées partout de cette manière quasi-arbitraire : on ne dit pas pourquoi on juge par ces valeurs, on ne les précise pas, mais on les utilise à tour de bras.
a) Un Progrès jugé avec les valeurs chrétiennes que sont le Bien et le Mal
« Quels critères utiliser ? Les modernes ? Les chrétiens ? Doit-on appliquer la morale kantienne (« Agis d'après une maxime telle que tu puisses toujours vouloir qu'elle soit une loi universelle ») ? Ou doit-on considérer la modernité « par delà le bien et le mal », comme Nietzsche ? »
A mes yeux, on a là un simulacre de questionnement sur ce que sont le Bien et le Mal, car au fond l'auteur a déjà sa définition de ces notions, c'est-à-dire la définition chrétienne. C'est son droit, mais il me semble qu'il faut l'assumer et ne pas se cacher derrière une pseudo-réflexion.
Examinons donc ce questionnement :
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« les modernes » : ça ne veut rien dire, quels modernes ? Et, sinon, pas de développement de cette pensée ?
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« les chrétiens » : évidemment, pour juger une idée qui s'est contruite contre l'idée du péché originel, convoquer les critères chrétiens est d'une logique imparable...
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« la morale kantienne » : la seule qui soit développée ( encore que ), car elle s'accorde parfaitement avec la morale chrétienne. Quels sont en effet ses trois postulats qu'il pose à la fin de sa Critique de la Raison Pure : le libre-arbitre, l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu, c'est à dire trois des piliers, si ce n'est les trois piliers, du christianisme. Ce n'est pas pour rien que le philosophe existentialiste chrétien Jaspers écrit de Kant dans son Introduction à la philosophie : « il représente pour nous un pas décisif [ … ] une noble figure » (1)
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Nietzsche : on invoque une morale par delà le bien et le mal pour juger du bien et du mal ? Etrange à mes yeux
Quid des épicuriens, des stoïciens, de Spinoza, des utilitaristes, et de bien d'autres ? Pourquoi sont-ils passés sous silence ? On attend toujours la raison...
Et devinez qui est finalement mobilisé pour répondre à la question, en « conclusion » d'un développement sur Ortega, et alors qu'on a toujours pas qualifié le Bien et le Mal ? Benoît XVI :
« Sans aucun doute, le Progrès offre de nouvelles possibilités pour le bien, mais il ouvre aussi des possibilités abyssales de mal – possibilités qui n'existaient pas auparavant. »
Déjà, citer le pape pour juger le Progrès, c'est un peu comme citer un athée sur Dieu : il n'y croit de toute façon pas. Mais surtout, on voit bien que, évidemment, c'est la vision du Bien et du Mal chrétienne, catholique, qui est choisie. Et ce, sans aucune justification...
b) Le Progrès comme expulsion du Diable
"D"un côté comme comme de l'autre [ on parle ici de capitalisme et de communisme ] , le Progrès expulse le diable, ignore sa présence, doute de son existence »
Alors, pour commencer : le Diable, encore une idée chrétienne, et sortie d'on ne sait où ! Ensuite : « dans le cadre du capitalisme », le « diable » serait chassé. On rappellera que le libéralisme repose sur l'égoïsme des acteurs économiques : on ne chasse pas le vice, on s'en sert. Affirmation fausse donc. Ainsi donc, le Progès ça serait l'exclusion du Diable : il a surtout exclut Dieu par le progrès de la connaissance ( ce qui explique que les chrétiens ne l'aime pas toujours ). De plus, on attend toujours des faits pour appuyer cette affirmation : pour ma part, le combat contre le Diable me paraît davantage marqué du sceau du christianisme que d'aucun autre. D'ailleurs, reprenant une idée de Bakounine, on peut même interpréter la Genèse d'une manière qui met à jour un aspect satanique dans le Progrès : Satan pousse l'Homme vers la Connaissance à la place de l'obéissance aveugle à Dieu en lui faisant croquer au fruit défendu de l'Arbre de la Connaissance. Satan, c'est en fait le Prométhée en version chrétienne : il libère les hommes du joug de Dieu en lui apportant le savoir, la technique. Le Progrès ne peut donc pas exclure Satan, puisque sans l'attitude rebelle de cette ange les humains n'aurait pas eu accès au savoir et n'auraient donc pas pu initier cette amélioration de leur condition reposant sur la technique et la morale qui nécessitent toutes deux la connaissance ( physique dans un cas, métaphysique dans l'autre ) et la fin de la soumission à Dieu et à ses dogmes. Comme quoi même la Genèse permet de démonter cette vue chrétienne du Progrès comme exclusion de Satan.
A ces idées chrétiennes ( Bien, Mal et Diable ) vont se rajouter deux autres éléments du christianisme, qui vont eux aussi contribuer à l'analyse biaisé de Pierre de La Coste : le libre-arbitre et l'idée de la culpabilité.
c) Libre-arbitre et remords chrétiens
« Autrement dit, si nous étions nécessairement meilleurs, sur le plan moral, que la génération précédente, nous serions aussi nécessairement moins libres. C'est la négation sans appel du Progrès de Condorcet et les Lumières »
Déjà, on retrouve le mythe du libre-arbitre chrétien : nous sommes tous libres, nous faisons tout par choix, y compris le mal. Ce libre-arbitre a été laissé aux hommes par Dieu qui les voulait libres. Ce qui ne l'empêcha pas en parallèle de les assommer d'interdits et de promettre la damnation éternelle à ceux qui les enfreindraient...
Le caractère sacré ( sacré au sens étymologique, c'est à dire intouchable, inviolable ) de ce don divin qu'est le libre-arbitre va être utilisé pour disqualifier le Progrès via un pur sophisme : on nous explique que le progrès moral, ici entendu comme la réduction de la propension des hommes à faire le mal, les rend moins libres puisqu'il les empêche de faire le mal, de choisir de mal. Ainsi donc, être capable de prendre la bonne décision devient liberticide. A l'évidence, c'est absolument faux : le progrès moral ne prive pas les hommes du choix, il leur permet juste d'en faire bon usage.
On a donc une attaque de plus sur des critères qui n'ont rien à voir avec le Progrès, avec de plus une rhétorique sophistique : voilà bien un argument qui ne tient pas la route.
En plus du mythe du libre-arbitre, l'auteur mobilise celui de la culpabilité issue du péché originel ( encore une croyance purement biblique... ) en évoquant :« le retour brutal de l'idée de culpabilité » Or le temps est au nihilisme, pas à culpabilité, et encore moins écologique !
Pour le nihilisme, Lipovetsky montre bien dans son Ere du vide que la post-modernité occidentale est marquée par la fin des grands idéaux et des grands luttes : plus de lutte pour la démocratie, plus de fort mouvement ouvrier revendicatif, plus de grands affrontements idéologiques, etc.
Quand à la culpabilité écologique, il est évident qu'elle est bien peu répandue, sinon l'écologie serait une des priorités des sociétés occidentales, ce qui n'est absolument pas le cas : oui, on en veut, mais après la croissance, le remboursement de la dette, le redressement de l'industrie automobile, l'énergie bon marché, etc.
Tout comme celle du libre arbitre, la fable de la culpabilité n'est clairement appuyée sur rien, et ne mènent à rien de solide : comme quoi les idées chrétiennes ne permettent pas une réelle réflexion sur le Progrès.
d) Une logique mystique qui ne prouve pas
Aux mythes bibliques s'ajoutent une caractéristique purement religieuse : le performatif, l'affirmation gratuite, l'appel à la foi plutôt qu'à la raison.
Ainsi, l'idée de l'auteur selon laquelle le mal a grandi aussi vite que le bien n'est jamais démontrée : elle n'est qu'exposée comme vraie, sans jamais être prouvée. Ce passage est à ce titre très représentatif : « Il existe donc de mystérieux vases communicants entre le bien et le mal. L'être humain ne fait jamais un effort louable, désintéressé, moral, vers l'amélioration du sort de ses semblables, sans que le mouvement inverse ne produise une catastrophe, c'est-à-dire une régression vers le mal. ». Je lance un appel : si quelqu'un arrive à me trouver dans le texte quelque chose qui démontre clairement l'existence de ces « mystérieux vases communicants entre le bien et le mal », et au passage la manière de mesurer le bien et le mal ( qui plus est alors qu'on ne les a toujours pas définis ! ) qu'il me le signale...
Cette mystique, cette non-démonstration a tout d'anti-scientifique, et c'est naturellement qu'on voit apparaître la classique technophobie catholique.
III) Une technophobie toute catholique
a) La technique n'améliore pas la vie
Pour commencer, on nous apprend que, non, la technique n'améliore pas l'existence, qu' « on ne pourrait pas améliorer la condition humaine ». Juste un chiffre pour juger de cette prétendue non-amélioration de la condition humaine : chez Néandertal, 80% de la population mourrait avant 30 ans ? Pour ma part, ça me suffit pour pouver que la vie de l'homme s'est améliorée au fil du temps.
Quand à l'argument de l'asservissement par le capitalisme, il peut être réfuté rapidement en prenant la peine de comparer esclavage, féodalisme et capitalisme : même Marx et Engles reconnurent qu'il eut là un réel progrès. Et on ne voit pas en quoi les travers du capitalisme disqualifient la techniques : ils sont liés à un mode de production, pas à un certain niveau technologique.
b)La technique, c'est le Diable
A plusieurs reprises revient une condamnation de la science, de la technique, qui apporteraient le mal : rien de bien nouveau sous le soleil de l'Eglise, on se rappellera des destins de Copernic ou Galilée...
« Ainsi, le séquençage de l'ADN permet-il de prévenir d'innombrables maladies héréditaires, mais très clairement aussi, de sélectionner de futurs humains sur des critères inavouables. » On a ici de la technophobie pure et simple : le séquençage de l'ADN est mauvais car il peut servir à des « fins inavouables ». Avec une telle logique on en vient à condamner l'invention du couteau qui peut servir à tuer, de la voiture qui crée l'accident de la route, de l'avion que l'on peut envoyer se crasher contre une tour, etc
Autre extrait : « D'un côté comme de l'autre, le Progrès expulse le diable, ignore sa présence, doute de son existence. Cet angélisme perdure, alors même que le mal, que le Progrès devait faire disparaître, ne cesse de se manifester. La grande révélation du Progrès, c'est qu'il salit, qu'il souille, qu'il brûle, qu'il sent mauvais, autant si ce n'est plus que le Malin d'autrefois, cornu, les pieds fourchus, sentant le bouc et le souffre. Image d’Épinal qu'il nous faut aujourd'hui mettre à jour. Le prince de ce monde vit avec son temps. Il pète du gaz carbonique et rote radioactif. Habillé de sacs plastiques, Méphisto offre à Faust de maîtriser les OGM et les nanotechnologies. Connecté en permanence sur Facebook et Twitter, où il possède un nombre incalculable d' « amis », Belzébuth guette les enfants et les pédophiles, qu'il met obligeamment en relation... "
La technique, ce n'est donc pas simplement le Mal : c'est le nouveau Diable.
Petit rappel : la Bible appelle à la domination de la Nature par l'Homme : Genèse 1 : 28 « Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la ». On a ici un appel explicite à la soumission totale de la Nature, qui ne peut que mener vers la crise écologique. Aussi, avant qualifier de satanique la pollution, il serait temps de relire la Bible...
A la lumière des nombreux biais présentés ici, il m'apparaît clair que la critique de l'idée du Progrès qu'effectue Pierre de La Coste ne tient pas la route : c'est mon opinion, et je ne demande qu'à être contredit, car rien n'est plus stimulant que la contradiction.
Enfin, si il peut paraître excessif de rédiger un article de près de 3000 mots pour une réponse à un texte qui est d'ailleurs un peu plus court : il me semblait important de le faire afin de rétablir certaines vérités, et de plus j'ai la prétention de penser que ce débat entre deux textes a de quoi intéresser.
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