Quid des chefs voyous qui évaluent les enseignants ?
Lucrèce, le poète latin, soutient dans son « De rerum natura » qu’il est doux (« Suave » !) de voir, de la montagne où l’on s’est retiré, s’agiter les hommes dans la plaine. Ainsi, regarde-t-on avec ironie le mouvement de révolte des enseignants qui ont manifesté, jeudi 15 décembre 2011, contre un projet conçu par un ministre de l’Éducation Nationale, ancien chef de produit et DRH chez l’Oréal, - ce qui a son prix ! - : il veut confier au chef d’établissement leur évaluation.

Ils n’ont pas tort, ces braves gens. Mais le système de notation en vigueur n’est pas plus défendable. On s’est escrimé à le dénoncer pendant une trentaine d’années. On a écrit des livres exprès. Mais les professeurs lisent-ils ? C’est pitié de les voir, privés de mémoire, ignorer ce qui s’est fait avant eux et ne pas savoir poser le vrai problème ! Or quel est-il ?
Un réquisitoire implacable de François Bayrou publié… en 1993
Ont-ils lu seulement « La décennie des malappris » (1) ? C’est le livre sulfureux publié en 1993 par un dangereux révolutionnaire, … François Bayrou, professeur lui-même avant d’être ministre. Est-il réquisitoire plus implacable de ce système de notation ? L’inspecteur pédagogique y est dénoncé comme « un sommet d’infantilisation » et le chef d’établissement comme un garde-chiourme ou peu s’en faut ! Qu’on en juge ! Voici un florilège.
- « Le proviseur, le principal, écrit François Bayrou, ne sont pas ou peu ressentis comme des collègues assumant des tâches d’organisation pour le compte de la collectivité, mais comme des surveillants, aussi intimidants que les surveillants de l’enfance et disposant des mêmes pouvoirs. Ils épient vos retards éventuels. On vient pareillement leur rapporter vos manquements réels ou supposés. (…)
- Chaque année, ils vous confèrent une note, de supérieur à inférieur. Cette note, à elle seule, mérite qu’on s’y arrête. Le chef d’établissement est censé apprécier vos cinq vertus cardinales, « assiduité », « ponctualité », « rayonnement » (rayonnez-vous un peu, modestement, beaucoup, énormément ?) « autorité », « efficacité pédagogique ». Vous êtes soumis – le mot ne manque pas de sens – à son jugement. Et naturellement, comme vous n’avez aucun moyen de juger réciproquement ses vertus à lui, vous êtes devant lui en état d’infériorité. (…)
- Au-dessus de tout cela, couronnant la pyramide, sommet d’infantilisation, l’inspecteur, régional, ou général, n’importe. (…) Pour la masse des profs de France, du haut en bas des qualifications académiques, l’inspecteur n’est ni un conseil, ni l’agent d’une évaluation objective et valide. Il n’en a d’ailleurs pas les moyens. Il fait peur. (…)
- Il est entré. (…) Bonjour Monsieur l’inspecteur général, bonjour mon cher collègue. C’est curieux, on use d’autant plus facilement du « collègue » que l’on se sent supérieur ; « collègue » est désormais un vocatif tendant à marquer avec condescendance une indiscutable supériorité. (…) Si un seul professeur de France peut soutenir devant moi qu’il a retenu un seul mot, en tout cas appris une seule chose qui ait changé quoi que ce soit à ses cours après une visite d’inspecteur, je le regarderai comme une rareté, en bonne voie pour devenir à son tour inspecteur, ou, plus probablement comme le délicieux bon élève qu’il n’a jamais cessé d’être. (…)
- Pour devenir inspecteur, il a fallu s’attacher des protecteurs, fréquenter à longueur de décennie les couloirs du ministère, appartenir à la bonne écurie, non seulement la coterie amicale, mais la plupart du temps le réseau idéologique ou scientifique, voire la maison d’édition, parcourir une à une les étapes du cursus, les grands lycées, les classes préparatoires, la publication pour les uns, les réunions pédagogiques, l’inspection régionale pour les autres. Honnêtement, gravir l’échelle-lettres (2) , c’est gravir un chemin de croix. (…)
- Le bruit courait autrefois dans les salles de profs que ne devenaient inspecteurs que ceux qui étaient incapables de demeurer professeurs.(…) Pour la plupart des enseignants, (le moment de l’inspection) est terrifiant. Terrifiant, avant, bien entendu, puisqu’il est entendu, qu’une fois passé, rien n’aura changé. »
Un blâme académique flatteur infligé par des administrateurs voyous
Cette analyse de François Bayrou, est d’une grande justesse. On y souscrit d’autant plus facilement qu’on l’a soi-même développée dans trois ouvrages (3). Elle demande seulement pour le profane « étranger au service » à être complétée par un exemple qu’on tire de sa propre expérience.
Un nouveau chef d’établissement, ancien prof d’EPS, a débarqué au collège Jules-Verne de Nîmes en septembre 2003. Sa préoccupation immédiate a été de démolir le travail original mené depuis 15 ans par un professeur de Lettres classiques qui emmenait chaque année ses élèves sur les sites archéologiques de Campanie, autour de la baie de Naples dans le cadre de l’apprentissage du Latin et d’une initiation à l’archéologie gréco-romaine. Il les conduisait aussi à Venise pour y étudier « l’information par l’image ». Élèves et parents étaient ravis. Le cadet rêvait de suivre les pas de son aîné, comme le benjamin les siens. La preuve ? Ces projets pédagogiques auraient-ils duré si longtemps dans le cas contraire ?
Or, faute de pouvoir prendre en défaut ce professeur qui ne le connaissait pas, ce chef d’établissement a inventé, à peine un mois et demi après son arrivée, trois fautes de service, avec le soutien écrit de l’inspecteur d’académie du Gard. Le recteur a mis tout de même 5 mois avant d’ouvrir une procédure disciplinaire, le 30 mars 2004, qui l’a conduit à infliger un blâme à ce professeur le 12 mai 2004.
Deux ans et demi plus tard, le 7 décembre 2006, le tribunal administratif de Nîmes a annulé ce blâme comme illégal pour « inexistence matérielle de motifs », ce qui veut dire que les motifs du blâme étaient inexistants ! Un « vice de forme » a aussi été condamné par le tribunal. Les rusés personnages avaient modifié un grief entre le commencement et la fin de la procédure disciplinaire ! C’est dire si ces voyous étaient fixés de leurs accusations imaginaires. Chef d’établissement, inspecteur d’académie et recteur s’étaient mis pourtant à trois pour concocter cette sanction illégale ! Et le ministre François Fillon avec son administration centrale n’avait rien trouvé à redire à ce montage frauduleux malgré le recours hiérarchique argumenté du professeur.
Or, ces voyous courent toujours ! Le recteur sévit dans la région parisienne comme recteur et le chef d’établissement, après une virée en Nouvelle Calédonie, dirige aujourd’hui un collège dans les Alpes de Hautes Provence. L’inspecteur d’académie, lui, a pris depuis sa retraite, avec les honneurs dus à tout bon serviteur de l’État, évidemment. Quant à François Fillon…
Quelle leçon tirer de l’analyse de François Bayrou et de cette histoire de blâme illégal qui l’illustre ? Elle est très simple : des voyous hiérarchiques n’encourent aucune sanction quand ils violent la loi. Tout le problème est là ! « Chers collègues » qui défilez et vous époumonez, mais qui n’avez aucune mémoire faute de lire ce qui a été écrit pour vous, le problème n’est pas d’être noté ou évalué. Il est de pouvoir se défendre quand l’évaluateur se conduit comme un voyou. Or, aujourd’hui, un administrateur voyou sait qu’il jouit d’une impunité quasi totale. Pourquoi se gênerait-il ? Est-ce normal que des administrateurs restent en place après qu’un tribunal administratif a annulé pour inexistence matérielle de motifs et vice de forme un blâme infligé par leurs soins à un professeur ? Mais quels syndicats posent le problème en ces termes ? Pour le faire, encore faudrait-il qu’ils ne soient pas cul et chemise avec l’administration ! Bonne chance « chers collègues » ! Vu de la montagne de Lucrèce, le spectacle que vous offrez, est attendrissant et un peu affligeant ! On en reparlera dans 30 ans ! Paul Villach
(1) François Bayrou, « La décennie des malappris », Éditions Flammarion, 1993.
(2) « L’échelle lettres » est le supplément d’ échelons avec les rémunérations supplémentaires y afférant, au-delà des 11 échelons communs de la Fonction publique, mais auxquels n’accèdent que les favoris et courtisans du pouvoir.
(3) Paul Villach,
« Un blâme académique flatteur », Éditions Lacour, 2008
« Les infortunes du Savoir sous la cravache du Pouvoir », Éditions Lacour, 2003
Pierre-Yves Chereul, « Cher Collègue », Éditions Terradou, Digne-les-bains, 1993.
48 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON