Reflux gastriques
Le week-end dernier, l’une des plus grandes chaînes privées allemandes, Vox, a proposé à ses téléspectateurs « La liste de Schindler » en première partie de soirée.
A l’heure où le roman d’un inconnu, « Les bienveillantes », connaît un succès inattendu, il est difficile d’échapper au trouble que provoquent les coïncidences. Le passé nous revient comme un reflux gastrique, tant que nous ne l’aurons pas digéré.
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Ca doit faire mal, un coup de feu dans la nuque... Comme un coup de n’importe quoi d’autre, asséné très fort, quelque chose qui vous plie et vous jette au sol, vous avez juste le temps de sentir le goût du sang dans le nez, et c’est le néant. Il ne reste plus rien.
Ou plutôt si, il reste l’officier allemand qui range son pistolet fumant et qui s’éloigne. Il reste tout ce qui a permis son geste, la chaîne des complicités, vous y compris : vous ne vous êtes pas débattu, pas de cri. En tremblant vous avez mis les genoux dans la neige. La tête baissée, c’était plus facile pour lui. Au bout de la chaîne, il y a lui, bien sûr. La conviction de faire son boulot, qu’il faut en passer par là pour la race, pour le grand nettoyage. Et puis c’est vrai qu’une simple balle vous a fait taire à tout jamais, plus de protestation, plus de grève, plus de désordre. C’est imparable. La logique est de son côté, de même que la supériorité mentale sans laquelle la force n’est rien.
Les croyants appellent ça la transcendance : savoir qu’il y a quelque chose au-dessus de nous, de plus fort, quelque chose pour quoi nous devons accomplir les choses, même désagréables, parce que ça se situe au-dessus de nos pauvres vies. Quelque chose qui nous permet de dépasser nos limites, nos faiblesses.
La vie continue après votre mort, il reste tout un monde après vous, toute une histoire. Ce travail, par exemple, qui attend l’officier allemand, s’éloignant de votre cadavre à grandes enjambées. Il va vers son devoir. Il reste les autres officiers allemands qui font comme lui, il reste les soldats, ces voix d’hommes qui chantent et qui se donnent en entier en défilant au pas cadencé, visages tendus dans une même direction, et dans une même confiance en l’ordre.
Max Aue, le personnage principal des "bienveillantes", a le sens du devoir, il n’est ni bête ni sadique, les choses seraient plus simples s’il était bête ou sadique, comme ceux qui tirent sans efficacité et descendent dans les fosses pour achever le travail. Max Aue a derrière lui la philosophie, la raison, la culture, qui lui lèguent une Weltanschauung le poussant à agir. Il a la force aussi de dépasser la compassion qui retient son bras. La boucle est bouclée.
Samedi soir dans La liste de Schindler, à la télé allemande, les officiers allemands parlaient avec l’accent de leur région d’origine, Bavière, Autriche, Schleswig-Holstein, leurs descendants par milliers les ont vu agir, occupant la place d’habitude dévolue au film distrayant du week-end. Cueillis à froid, ils ont reconnu les gestes efficaces et la nervosité qui les gagne quand les choses ne marchent pas comme prévu. Ils ont bien vu qu’il n’y a pas une si grande distance que ça entre eux et leurs pères : face à la déraison religieuse des juifs, à leur incapacité de penser juste et droit, il y avait la raison et l’efficacité. Si je fais ceci, alors il se produira cela. Valeurs scientifiques et techniques qui continuent d’avoir cours.
Face à l’intellect triomphant des seigneurs, il y avait les plaintes inutiles des victimes et leur humour désespéré, il y avait des sentiments bruts sans issue, sans avenir et sans affectation au service d’une action concrète.
Mais le temps a passé, et grâce à la force des images, l’émotion -cette faiblesse qui retient le bras- a repris du terrain. Combien ont pleuré devant leur écran ce samedi soir ? Combien ont prononcé le mot pardon ? Vox a été impitoyable, aucune interruption de publicité, pas moyen de remonter à la surface pour se reconstituer et zapper pour éviter de retomber.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu de pub ? D’habitude la chaîne ne se gêne pas pour fractionner les films du samedi soir. Là, ils n’ont pas osé, parce que ce que raconte La liste de Schindler contient quelque chose de sacré. Pas le sacré de l’ordre de la transcendance raisonnable de l’officier cultivé, celle-là même qui a débouché sur les camps du vingtième siècle. Pas non plus le sacré religieux qui reliait les victimes à leurs rites incompréhensibles pour leurs bourreaux. Il s’agit de sacré qu’il est vain de décrire, parce qu’il n’est pas de l’ordre de la description par le langage. C’est comme ça, c’est tout, ça ne s’explique pas, ça ne peut que se ressentir.
Les bienveillants, roman français de Jonathan Littell, nous oblige à prendre conscience que nous avons nous aussi à nous regarder en face, même si les officiers qui ont tiré dans les nuques des condamnés qu’ils ont mis à genoux ne sont pas nos pères ou nos grands-pères. Nous sommes contaminés parce que nous aussi avons cette poussée dans le dos, fille de la raison et des Lumières, qui nous propose l’efficacité et l’ordre comme seule ligne de mire.
Retour à la vie en Allemagne, lundi, dans les ateliers et dans les bureaux. On a besoin d’antidotes à l’angoisse, le week-end a été long, on se soutient mutuellement : Il exagère, Spielberg, tout n’a pas été comme il le raconte, et pourquoi il a fait ce film ? Il ne s’est pas fait assez de fric avec ET ?
Tous ces mots permettent de repousser les reflux gastriques, au goût si désagréable, à plus tard. Jusqu’à la véritable prise de conscience, celle qui fait mal comme un coup de feu qu’on reçoit dans la nuque.
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