Sprogø : avortées de force et stérilisées à leur insu
Ce n’est que le 1er avril 1961 qu’a été fermé le centre d’internement de femmes présumées asociales sur l’île de Sprogø, en réalité quelques simples d’esprit et surtout des filles aux mœurs libres ainsi que des victimes de viols qui heurtaient les consciences bourgeoises ou prétendaient demander des comptes à leurs prédateurs. Réputée tolérante, la société danoise ne l’a pas toujours été : le sort scandaleux qui, sous couvert de psychiatrie hygiéniste, a été réservé aux internées de Sprogø le démontre de manière édifiante...
Sprogø, une petite île de 38 ha à l’époque des faits, est située au milieu du Storebælt, le détroit qui sépare les îles danoises de Fionie – son chef-lieu Odense est la 3e ville du pays – et du Seeland où est implantée Copenhague, la capitale du Danemark. Ce n’est qu’en 1997 que Sprogø a cessé d’être isolée grâce à l’ouverture du pont routier et ferroviaire qui, en prenant appui sur l’île, a permis de relier facilement la Fionie au Seeland en voiture ou en train. Depuis, Sprogø – dont la superficie a été portée à 154 ha lors de la construction des ouvrages d’art – est tout à la fois une base logistique pour la compagnie qui exploite les ponts, Sund & Bælt, et une réserve naturelle. L’île ne compte plus aucun habitant permanent.
Cela n’a pas toujours été le cas, et la charmante petite île dominée par son vieux phare, garde le secret d’agissements barbares qu’ont subis de nombreuses femmes et jeunes filles, le plus souvent issues de milieux très modestes ou de familles minées par l’alcoolisme et le dénuement. Déportées à Sprogø, sur la foi d’expertises psychiatriques orientées, par décisions judiciaires émanant de magistrats complices ou instrumentalisés, ces femmes et ces jeunes filles ont, de fait, été internées de manière abusive et arbitraire ; et, pour nombre d’entre elles, victimes d’actes criminels.
À l’origine de ces pratiques, l’on trouve le Pr Christian Keller, un médecin convaincu par les doctrines hygiénistes promues aux États-Unis et adepte de l’idéologie eugéniste qui prévaut alors dans les milieux scientifique danois. Le psychiatre est persuadé de la nécessité de stériliser les criminels et les hommes rendus dangereux par leur agressivité. Il pense également nécessaire d’agir de même avec les femmes caractérisées par une déficience intellectuelle et par une sexualité débordante, signe à ses yeux d’un déséquilibre pathologique. À cet égard, dès 1919, Keller parlait de « femmes simples d'esprit dont l'érotisme présente pour une société libre un important danger de propagation des maladies sexuellement transmissibles ».
Après avoir ouvert en 1911 à Livø un centre de traitement psychiatrique des hommes, l’Institut Keller, où seront pratiquées de très nombreuses castrations, Christian Keller ouvre un centre analogue pour les femmes à Sprogø en 1922. Officiellement, pour traiter les cas de prétendues attardées mentales travaillées par une libido exubérante. Mais dans les faits pour empêcher la venue dans la société danoise d’enfants considérés comme « dårligt afkom » (mauvaise progéniture), et par conséquent réputés « uønskede » (indésirables).
Dans un excellent article publié le jeudi 16 novembre 2017 dans Zapping décrypté (Sprogø, l’île de la honte), la blogueuse Tris Acatrinei dresse un terrible constat : « Il ne faisait pas bon être jeune, libre et malade mental à l’époque. En réalité, les personnes qui étaient enfermées à Sprogø n’étaient pas des malades mentaux, ce n’était que des femmes qui avaient eu le tort de tomber enceintes hors mariage, d’avoir été violées, de s’être livrées à la prostitution, qui avaient eu une liaison avec le fils d’un notable ou qui étaient encombrantes pour les familles qui en avaient la charge. Les femmes ayant été victimes d’incestes n’étaient pas considérées comme des victimes, mais au contraire, comme des ʺclientesʺ, bonnes à être enfermées à Sprogø. L’inceste était vu comme une légitimation du diagnostic. »
Tout est dit dans ces quelques mots. Et c’est en s’appuyant sur une politique sanitaire hypocrite, conjointement mise en œuvre par les psychiatres et les magistrats, qu’environ 700 « fraekke piger » (vilaines filles) considérées par la société danoise comme « moralsk defekte » (moralement défectueuses) ont été déportées sur Sprogø. Âgées de 17 à 31 ans selon Jens Eskildsen, l’actuel président du Kellers Minde Museum (Musée du souvenir des Institutions Keller), les jeunes femmes n’étaient pas informées de la durée de leur internement sur l’île. On estime cependant que la durée moyenne de leur déportation a été de 7 ans.
Sprogø n’était rien d’autre, sous couvert de psychiatrie, qu’une sorte de « goulag » à la scandinave pour ces réprouvées affectées sur place à des travaux domestiques ou à des tâches agricoles. Certes, elles étaient libres de leurs mouvements dans cet espace restreint bordé de tous côtés par les eaux du Storebælt, mais sans espoir de pouvoir s’évader. Et tout manquement au règlement pouvait valoir enfermement en cellule disciplinaire, voire camisole ou électrochocs. Qui plus est, les dizaines de jeunes femmes de Sprogø suscitaient les fantasmes, et quelques pêcheurs ayant pris l’habitude d’accoster discrètement ont eu avec des déportées des relations sexuelles libres ou rémunérées. De même, il semble que des filles aient été victimes d’abus de la part de membres masculins du personnel médical.
Des agissements qui, en différentes occasions, ont débouché sur des grossesses. Avec pour conséquence, comme pour les nouvelles arrivantes enceintes, des avortements imposés, le plus souvent accompagnés de stérilisations non révélées aux déportées. Des actes odieux notamment pratiqués sur les présumées simples d’esprit – en fait des filles illettrées – et sur les plus rétives à l’ordre social. Comble de l’idéologie eugéniste qui régnait naguère au Danemark, une loi de 1929 a autorisé les stérilisations des « handicapés mentaux » avant qu’un nouveau texte législatif de 1934 étende cette pratique aux « volontaires » sur prescription médicale. Au total, l’on estime à 11 000 le nombre d’hommes et de femmes qui ont été stérilisés jusqu’à l’abrogation de ces textes dans les années 60. Combien de véritables « volontaires » parmi eux ? La question reste sans réponse.
Dans un thriller de 2010 intitulé « Les enquêtes du département V : Dossier 64 », l’écrivain Jussi Adler-Olsen dénonçait, au travers de l’enquête menée par un trio de policiers sur un « cold case », ce qu’ont été les conditions de déportation puis de rétention de ces femmes et de ces jeunes filles sur le territoire rude et isolé de Sprogø. L’auteur savait de quoi il parlait : son père avait travaillé plusieurs années dans cet Institut Keller et lui avait raconté ce qu’il y avait observé et vécu. Le roman, au contenu aussi angoissant que révoltant, fait actuellement l’objet d’une adaptation au cinéma. Le film, réalisé par le Danois Chritoffer Boe, devrait normalement sortir sur les écrans le 4 octobre 2018.
Note : Birgit Kirkebæk, docteur en Sciences sociales, a consacré en 2005 un livre à l’Institut Keller de Sprogø : Leftfærdig og løsagtig – Kvindeanstalten Sprogø 1923 – 1961. Ce livre n’a malheureusement pas été traduit en français.
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