Une affiche de la Fondation Abbé-Pierre : un modèle de leurre d’appel humanitaire
Non, ce n’est pas un tableau à la David Teniers représentant un « cabinet d’amateur », bien que ça ressemble à un cabinet ! Ce n’est pas davantage la toile d’un peintre surréaliste ! Seule est surréaliste cette plongée insolite dans l’univers des mal-logés qu’impose la Fondation Abbé Pierre par une affiche de son actuelle campagne publicitaire. « 12 m2 pour une affiche, c’est normal, mais pour une famille ? » demande le slogan. Le leurre d’appel humanitaire employé ici est un modèle du genre pour atteindre les deux objectifs qu’on assigne à pareil leurre : capter l’attention et stimuler la pulsion d’adhésion et de don.
Une perspective qui désoriente
Avant de l’être par ce leurre, l’attention est toutefois d’abord captée par une perspective paradoxale de l’affiche qui désoriente : on prend, en effet, pour plafond, murs et plancher des parois qui n’en sont pas. Objets et personnages paraissent planer en apesanteur jusqu’à ce qu’on comprenne son erreur : on s’est trompé de perspective et on a pris pour une surface un volume : l’angle de prise de vue est une plongée à la verticale sur l’intérieur d’une famille.
La stimulation du réflexe de voyeurisme
Le réflexe inné d’attirance jusqu’à la fascination du voyeurisme est aussitôt stimulé : est exhibé, en effet, le malheur d’un couple vivant à l’étroit sordidement avec ses trois enfants dans une pièce minuscule. L’espace occupé par les lits aurait pu suffire comme unité de mesure approximative. Mais non ! C’est trop imprécis. L’affiche entend fournir au lecteur, par une image brutale dans sa simplicité, un instrument de mesure grandeur nature de ce cagibi où s’entasse cette famille : ses propres dimensions, 4 mètres sur 3, sont précisément celles de la base du volume de la pièce, soit 12 m2, dit le slogan.
Cette vue aérienne d’ensemble permet d’observer ce qui en résulte. On jauge d’un coup d’œil ce que peut être une vie de famille dans un espace aussi restreint : le mobilier se réduit à la literie et quelques étagères pour gagner en hauteur ce qu’on a pas en superficie. Le reste des maigres biens, faute de place, se limite au strict nécessaire pour la survie. La métonymie est parlante : la conséquence de ce qu’on voit est que couple et enfants sont contraints, dans cet enfermement, à une promiscuité de tous les instants sans jamais pouvoir se soustraire au regard de l’autre.
Enfin, selon un effet qui lui est propre, l’angle de plongée écrase les personnages au propre comme au figuré : en tassant exagérément leur apparence, il donne à imaginer la chape de plomb qui peut peser sur leur existence sous une lumière électrique blafarde qui éteint toute couleur.
La stimulation de la pulsion de don en trois étapes
Cette exhibition du malheur d’autrui par le leurre d’appel humanitaire ne stimule évidemment le voyeurisme que pour tenter de déclencher simultanément la pulsion d’adhésion et de don. Et, bien que l’opération soit instantanée ou peu s’en faut, il importe, pour la compréhension, de distinguer trois étapes successives.
1- La première étape est le déclenchement du réflexe socioculturel conditionné de compassion et d’assistance à personne en danger et, le cas échéant, de son corollaire, le réflexe de condamnation des responsables de cette situation. Mais cette stimulation est soumise à deux conditions que réunit le procédé de la distribution manichéenne des rôles :
- les deux camps du Bien et du Mal en présence doivent être clairement perçus ;
- face à leurs bourreaux, les victimes, avec leurs sauveteurs, doivent au surplus apparaître comme innocentes des maux qui leur sont infligés.
Ici, le camp du Bien réunit clairement les victimes que sont ces parents et leurs enfants, contraints de vivre dans des conditions indignes, et leur défenseur, la fondation Abbé Pierre dont le renom n’est plus à faire. Le camp du Mal, quoique mal cerné, rassemble en priorité les responsables de la politique du logement, et en tout premier lieu les gouvernants. Peuvent du reste les rejoindre déjà tous ceux qui restent indifférents à cette misère. Le lecteur n’en ferait-il pas partie ?
2- La deuxième étape est justement la stimulation consécutive d’un réflexe socioculturel conditionné de culpabilisation. Confronté au néant que représente le malheur, le récepteur est mis en demeure d’estimer le peu qu’il possède, en biens ou en santé, comme un excès, et même un excès illégitime. Même le locataire d’un studio où il vit seul dans 35 m2 peut le ressentir devant cette affiche. On s’emploie, en effet, à calquer sur les relations sociales le modèle des vases communicants : le néant dont souffre l’un, apparaît comme la conséquence mécanique de l’excès dont jouit l’autre, fût-il modeste. Il en découle un soupçon de responsabilité confuse auquel s’ajoute le réflexe inné de frustration stimulé par l’impossibilité d’intervenir directement faute d’informations précises et de moyens.
Trois procédés permettent justement d’exacerber ces réflexes de culpabilité et de frustration, liés à une désorientation organisée et à un sentiment d’impuissance personnelle face au malheur d’autrui.
1- Le premier est la mise hors-contexte, qui prive, ici par exemple, de toutes informations précises sur l’identité des personnes et des lieux que nécessiterait l’intervention sollicitée. C’est la particularité du symbole des mal-logés qui est ici présenté.
2- Le deuxième est la métonymie qui fixe le regard sur les effets seuls, c’est-à-dire le malheur et ses manifestations, et non sur la ou les cause(s) de ce malheur : on voit bien ici ce couple dans ses 12 m2 ; mais rien n’est dit qui expliquerait qu’il en soit là avec trois enfants dont un bébé.
3- Le troisième procédé est l’amalgame entre la solution individuelle et la solution collective face à un problème collectif. Le leurre d’appel humanitaire entretient l’illusion selon laquelle un problème collectif comme une crise du logement peut relever de solutions individuelles peu coûteuses et non d’une politique gouvernementale réfléchie et volontariste nécessitant des investissements considérables.
3- À la troisième étape, le sentiment de culpabilité, associé au réflexe de frustration, crée un inconfort précisément guetté par l’émetteur qui s’empresse de proposer au récepteur son intercession pour l’en soulager. L’affiche feint de poser une question : « 12 m2 pour une affiche, c’est normal, mais pour une famille ? » En fait, si indécente est la disproportion entre les termes de l’image assimilant l’affiche à la famille, que la question porte en elle-même sa réponse.
La Fondation Abbé-Pierre, qui survit à la disparition de son fondateur devenu une icône de la charité, offre donc ses services en présentant son site internet : « Agissons : www.fondation-abbé-pierre.fr ». Il suffit simplement au récepteur d’adhérer à l’analyse et à la solution présentées et de consentir le don sollicité. L’impression de participer par cette médiation, somme toute facile, au soulagement du malheur d’autrui, soulage d’abord de sa mauvaise conscience le récepteur qui éprouve, en retour, un sentiment de « bonne conscience ».
Or, cela fait 54 ans que l’abbé Pierre a lancé son fameux appel en faveur des sans-abri. Sa fondation pour le logement des défavorisés date déjà de 20 ans. N’est-ce pas décourageant de devoir à nouveau en 2008 assister à pareille campagne humanitaire ? Le comble est que l’ Abbé Pierre, selon des sondages répétés, aurait été la personnalité la plus appréciée des Français ! Qu’est-ce que ça aurait été s’il ne l’avait pas été ? La preuve n’est-elle pas apportée que de tels problèmes de logement ne relèvent pas de la charité individuelle mais d’une politique collective de justice ? Ne touche-t-on pas en conséquence aux limites tragiques du leurre d’appel humanitaire ?
Paul Villach
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