Une audacieuse publicité du journal « Libération » : un paradoxe stimulant
Libération, à en juger par une de ses affiches vue sur les Champs Elysées et son site Internet. Est-ce possible de faire plus sobre, en effet, voire plus austère ? Pas la moindre image ! Pas de couleur autre que le noir et le blanc, les couleurs du texte sur la page ! Les seules fantaisies sont de modestes artifices de mise en page : un choix de caractères, deux aplats noirs et quatre mots couchés verticalement pour rompre la monotonie de la ligne écrite horizontale. On ne saurait mieux illustrer que la presse écrite est avant tout l’écrit.
Une première solution du paradoxe
La contradiction apparente oppose à l’évidence l’appartenance idéologique à la Gauche et la capacité à la traduire en propositions susceptibles d’inspirer une action gouvernementale. L’antinomie entre idée et pratique a de quoi choquer par ce qu’elle implique : l’idéologie de Gauche, avec son projet de transformation des relations sociales pour les rendre plus humaines, c’est-à-dire plus solidaires, serait inapplicable. Il est vrai que les expériences de la Gauche au pouvoir n’ont pas laissé que de bons souvenirs. Que de déceptions ! Les deux présidences mitterrandiennes comme la législature de la Gauche plurielle de 1997 à 2002 n’ont pas résisté au mouvement de déréglementation générale et y ont même activement contribué. Le gouvernement de M. Jospin n’a-t-il pas plus privatisé que M. Balladur lui-même avant lui ? C’est dire !
Serait-ce donc que la Gauche au pouvoir ne se distingue guère de la Droite ? Mieux, n’y ferait-elle pas le travail de la Droite et en plus avec entrain ? Certaines mesures dites de Gauche, comme l’extension de certains droits sociaux, resteraient, somme toute, marginales. De graves atteintes aux libertés publiques et individuelles, en revanche, ont entaché les présidences mitterrandiennes, si on se souvient de « l’affaire des irlandais de Vincennes » et de celle des « écoutes téléphoniques de l’Élysée ». La Gauche plurielle, de son côté, a vidé de son contenu la grande loi du 17 juillet 1978, adoptée sous la présidence de M. Giscard d’Estaing, qui ouvrait largement l’accès aux documents administratifs nominatifs. Toute personne dont le nom figurait sur un document, pouvait en avoir communication sans restriction. La loi du 12 avril 2000 l’a interdit, sous prétexte - sans rire ! - que cette communication pouvait nuire au dénonciateur : sa victime ne peut plus désormais lui demander de répondre de sa dénonciation devant un tribunal faute de disposer de la pièce à conviction. ! Joli travail ! Il n’en faut pas plus pour organiser une société de délation. À l’Éducation nationale, en tout cas, on s’en est donné à cœur joie !
En somme, le rêve de Gauche serait condamné à se briser contre la dureté de la réalité qui resterait irréductiblement le champ de course au profit de l’individualisme forcené.
Une deuxième solution du paradoxe
Inspirée par le contexte historique du moment, une deuxième solution peut encore être donnée au paradoxe de l’affiche. Ce ne serait pas tant l’incapacité de la Gauche à élaborer un programme qui serait en jeu que la tendance actuelle de l’électorat à être allergique à ses choix. Est-ce à dire que la valeur de solidarité n’a plus court ? L’individualisme et l’enrichissement personnel sans limite, promus par la société libéraliste jusqu’à l’obscénité – la crise économique et financière vient de le montrer ! - seraient-ils à ce point ancré dans les esprits ? Dès lors, le seul programme susceptible de réunir une majorité serait obligatoirement celui qui encouragerait cet individualisme : retraite par capitalisation, privatisations des services publics, concurrence effrénée, dumping social mondialisé, dictature de l’actionnariat sur le salariat.
Une troisième solution du paradoxe
Une troisième solution possible du paradoxe tendrait même à faire croire qu’un programme de gouvernement échapperait à tout classement idéologique. On se souvient de la curieuse formule d’un dirigeant communiste chinois « réformateur » : qu’importe que le chat soit blanc ou noir, pourvu qu’il attrape la souris ! Peut-on réduire un choix idéologique à une simple parure sans autre efficacité ? Il n’y aurait donc pas de mesures de Gauche ou de Droite, mais seulement des mesures efficaces ou non.
N’est-ce pas encourager à pédaler le nez dans le guidon sans savoir où l’on va ? Peut-on apprécier l’efficacité des moyens sans se référer à la fin qu’on poursuit ? Est-ce la même chose de favoriser l’enrichissement éhonté d’une minorité et d’élever le niveau de vie du plus grand nombre ? De réserver à cette minorité l’accès au savoir dans des établissements scolaires où l’on peut travailler en respectant les règles de vie sociale, et condamner une majorité à l’ignorance et au sport en laissant se développer le désordre dans d’autres établissements qui interdit jusqu’à l’acte d’enseigner ? Quelle société construit-on en développant un système de santé dont l’excellence n’est accessible qu’aux plus fortunés ou en rendant la justice impartiale inaccessible dès qu’ une autorité est en cause ?
C’est la fin poursuivie qui permet de juger de l’efficacité des moyens. Et même, selon le mot de Gandhi, la fin est dans les moyens comme l’arbre dans la semence. Tout programme est donc idéologique. Il reste que les moyens doivent tenir compte des contraintes de l’univers où ils sont appelés à être employés. Rien ne sert de faire croire qu’on maintiendra les objets en apesanteur quand on sera au pouvoir dans un univers soumis à la loi de la pesanteur. Celle-ci, bien comprise, n’est du reste pas un obstacle à des réalisations étonnantes : elle n’a pas empêcher les avions de voler ni les fusées de s’arracher à l’attraction terrestre.
« L’information est un combat »
Libération, on le devine, se fait l’avocat du diable. Le slogan en bas de l’affiche le confirme : « L’info est un combat ». Une telle approche de l’information est trop rare pour qu’on ne la souligne pas. L’idée est si répandue qu’elle serait un droit de l’homme dont on jouirait sans entrave et que l’exhaustivité et la gratuité en seraient les propriétés ! Ce ne sont que des illusions malheureusement. Emetteur et récepteur s’affrontent comme pêcheur et poisson. Le pêcheur use de leurres pour tenter de capturer le poisson et il a tout intérêt à ce que le poisson ne les repère pas pour y mordre. En revanche, il est de la plus haute importance pour le poisson de savoir les identifier s’il ne veut pas finir dans une poêle à frire.
Le paradoxe de Libération a le mérite comme tout paradoxe de heurter les idées reçues, admises sans examen. Elles ne sont le plus souvent que des hypothèses autovalidantes qui passent pour des conclusions démontrées sans l’avoir été. Ce sont donc des leurres. On comprend que ceux dont elles confortent la situation sociale s’emploient à y faire croire. Ceux dont elles aggravent la condition, ont, au contraire, tout intérêt à les réexaminer avant d’y adhérer, s’ils ne veulent pas en être victimes. Paul Villach
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