Vol AF447 Rio-Paris : le point de vue d’un aviateur sur les « conclusions » de l’enquête
L’article publié dans Le Monde du 06/10/2018, « Vol Rio-Paris : les conclusions du rapport définitif inquiètent les familles des victimes » ne peut que scandaliser un homme (et aviateur) épris de « vérité » comme moi. Le peintre « fou » d’Aix, Cézanne, nous avait dit : « Je vous dois la vérité en peinture ! » ; eh bien, la « vérité » dans cette affaire, je vais vous la dire, mais de l’intérieur (j’ai piloté pendant 17 ans des Airbus, dont 14 ans comme commandant de bord) !
Ainsi, il semble que de vieux démons aient repris les commissions d’enquête : recherche de coupables, au lieu de recommandations pour l’amélioration future de la sécurité aérienne. Verbatim : « Le rapport définitif de contre-expertise judiciaire, remis aux juges d’instruction, tend à dédouaner un peu plus le constructeur Airbus » et à charger totalement l’équipage ? Flasback : à mon entrée à Air France, en 1991, l’une des premières choses que j’ai entendues en cours « théorique » de pré-qualification, de la bouche d’un pilote pourtant confirmé (ancien commandant de bord chez Air Afrique), et à mon grand étonnement, ce fut la chose suivante : « De toute façon, un A320, ça ne décroche pas (sic !). » Ainsi s’était mis en place tout autour du « fameux » avion cette légende tenace : c’était un avion extrêmement sûr que ses calculateurs de commandes de vol protégeaient de tout décrochage et même de toute position inusuelle dans l’espace… À la limite, on nous « expliquait » que même « un chauffeur de taxi » (sic !) (source : un pilote d’essai Airbus alors très connu et influent), voire un enfant aurait pu le piloter…
Ainsi n’ai-je jamais été entraîné à un décrochage ni même à une approche limite du décrochage sur ce type d’avion… avant le crash du vol AF447 Rio-Paris de sinistre mémoire !… Ce n’est que plusieurs semaines aprèsce crash que de nouveau les constructeurs d’avion (Boeing aussi) ont ressorti de leurs tablettes des procédures d’urgence dites « sortie de décrochage ». Procédures auxquelles les compagnies aériennes (dont air France) ont dû aussitôt entraîner leurs équipages. (Ce fut fait, et bien fait. Et même désormais révisé tous les ans.) Avant cela, que faisait-on ? Eh bien, aussi bien sur Boeing (j’ai piloté le Boeing 747-200 pendant 7 ans à Air France) que sur airbus, on s’entraînait à une approche non-limite du décrochage. C’est-à-dire qu’on laissait l’avion rentrer dans le second régime (celui où il devient instable ; j’y reviendrai) en réduisant totalement les gaz tout en maintenant un pallier (et tout cela avec tous les calculateurs de commandes de vol en état de marche)… Or que nous enseignait-on alors (tous avions, et toutes compagnies, à ma connaissance) ? Eh bien « justement » (mais fort malheureusement et malhabilement, en vérité) à remettre plein gaz (poussée dite TOGA, pour « Take off / Go around ») tout en maintenant une assiette de (tiens, tiens ?) 5 degrés (celle que les malheureux pilotes du vol AF447 ont prise, semble-t-il…). Sur Boeing, c’était la même « procédure » : 5 degrés d’assiette, et pleine poussée pour « écrabouiller » la perte de vitesse. Il me faut dire ici que tout cela était enseigné vers une altitude de 10 000 pieds (soit 3 000 m), soit fort loin des hautes altitudes où le domaine de vol est bien plus étroit, et où l’instabilité du second régime est bien plus marquée (en gros, au second régime, et c’est une question qu’on peut résoudre sur les courbes aérodynamiques de mécanique du vol, plus on rajoute de poussée, et plus on aggrave son cas, s’éloignant encore un peu plus du point d’équilibre, dit « de finesse max » : il faut donc réduire les gaz pour (s’)en sortir (contre toute « logique » enfantine et réflexe…) !). Comme l’aérodynamique et la mécanique du vol m’avaient toujours passionné (merci aux très beaux livres que publiait alors l’E.N.A.C. (École Nationale d’Aviation Civile)), je ne laissais pas d’être intrigué de toutes ces « procédures » que tout le monde semblait appliquer sans état d’âme… Ce n’était pas du tout ce qu’on m’avait appris à l’école d’aviation (l’E.N.A.C.) : pousser sur le manche très fort pour diminuer l’incidence de l’avion décroché et réduire les gaz… Ensuite seulement : ressource souple et pleine poussée… Pourtant, personne ne m’écoutait… « Écoute, petit gars, toutes ces choses-là, ce sont des trucs de petits avions ; maintenant, t’es sur de gros avions protégés par des tas de calculateurs : oublie tout ça !… » Que s’était-il donc passé ? Eh bien, collectivement (tous opérateurs et intervenants dans la chaîne de l’aviation civile internationale), il s’était installé ce tabou : le décrochage d’un avion de ligne. C’était trop grave, trop improbable (sous les fameux 10-7exigés par les normes de certification internationales etc.) ; il n’en fallait plus parler ! Or, quand on occulte un facteur ou une menace dans la théorie (ou le symbolique, n’est-ce pas, Dr Freud ?), son retour dans le réel fait souvent très mal : par exemple, le crash !
Alors, coupable lui seul l’équipage du vol AF447 ? Que non ! Un très très bon aviateur comme le commandant Sullenberger, dit « Sully » (amerrissage d’urgence (suite à une double panne moteur) réussi d’un A320 dans l’Hudson River à New York le 15 janvier 2009, on s’en souvient), habitué à piloter – pi-lo-ter – des planeurs, aurait (peut-être) pu s’en sortir – bien que peu aidé par les mini-manches de l’A330 où on ne « sent » rien en pilotage en loi directe (suite à une panne des calculateurs de commandes de vol comme lors du vol Rio-Paris qui nous occupe)… Très probablement, le même incident sur un Boeing, où un « vrai » manche se serait mis à vibrer (via le système dit « stick shaker »), n’aurait pas provoqué un tel crash (et même si à l’époque les pilotes qualifiés sur Boeing n’étaient plus entraînés à sortir d’un décrochage)… Airbus, avion « idéal » et « de rêve » sans panne, avait des faiblesses ; collectivement (toute les professions de l’industrie aéronautique, depuis les ingénieurs de conception jusqu’aux utilisateurs finaux, les pilotes de ligne, en passant par les autorités de certification et contrôle), pour cette époque (années 90 et de l’an 2000 à 2007), il me semble qu’on a failli : on a tous oublié les lois fondamentales de l’aviateur : la mécanique du vol… Défaut de prévention, de formation, excès de confiance en le progrès technologique, etc. Tous responsables ? Oui. Et, partant, tous coupables ! (Et moi aussi…)
P.S. : Lorsque je discutai avec un ancien commandant de bord Air France retraité sur mon lieu de vacances d’été après le crash, et pour essayer de « l’expliquer », voici ce qu’il me dit : « À l’époque, sur Caravelle et sur Boeing 707, on s’entraînait en vol réel et à relativement haute altitude au décrochage… » CQFD !
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