Un scanner du cerveau de César ne nous apprendrait rien sur sa façon de penser. Sa physionomie fixée dans le marbre ou dans la pierre, guère plus. En revanche, c’est bien en étudiant la façon dont il organise et exprime sa pensée dans ses écrits qu’on peut s’approcher un peu mieux du personnage hors du commun qu’il fut. Dans ce premier siècle d’avant J.C. où la langue latine n’est pas encore fixée, Cicéron et lui apparaissent, tout en étant différents, comme des modèles à suivre de la juste pensée et de la bonne expression. Le premier, avec sa richesse, le second avec sa rigueur.
Il n’y a aucun doute ; il existe un fossé d’incompréhension entre le cerveau latin de César et le nôtre. Nous ne pensons pas de la même façon.
Premier exemple : la description des fortifications qu’il a réalisées dans la plaine des Laumes.
Nous, modernes, qu’attendons-nous de César ? Qu’il nous donne la description de son ouvrage, celui-ci étant achevé. Nous l’imaginons à l’image d’un sculpteur ou d’un peintre qui, après avoir réalisé son oeuvre, prend du recul pour pouvoir mieux l’admirer, et cela en se plaçant à un endroit choisi. Dans notre logique, il nous semble évident, lorsque César écrit son texte, que l’ouvrage est terminé et qu’il ne lui reste plus qu’à nous en donner la description, le mieux étant de nous donner cette description de la gauche vers la droite et du plus près au plus loin.
La logique du cerveau latin césarien n’est pas ainsi. Le récit se repositionne dans le temps et dans l’espace. Dans le temps en reprenant l’ordre chronologique des réalisations ; mais aussi dans l’espace ; je m’explique.
Dans les premiers jours qui suivent son arrivée à Alésia, César ne peut se trouver que dans un des grands camps de la plaine des Laumes. Quand il dit qu’il mène à bien un fossé de 6 mètres de large à 120 mètres de ses fortifications, il est bien évident, dans sa logique, que cela ne peut pas désigner le fameux agger qui ne sera construit qu’ensuite, mais les fortifications du grand camp dans lequel il se trouvait alors.
Quand il dit ensuite qu’il mène à bien deux fossés de 4m50 de large (dans cet espace protégé), quand il précise que l’un est extérieur et l’autre intérieur, le lecteur latin comprend immédiatement que l’extérieur est du côté du fossé de 6 mètres et l’intérieur, du côté de César. Aucune hésitation non plus quand le lecteur "voit" (en lisant) le fameux agger s’élever en arrière. Et puisque c’est César qui fait ces réalisations, cela signifie qu’il n’est plus dans ses grands camps de la plaine mais sur place.
Puis vient l’intermède où les Gaulois s’attaquent aux retranchements. Puisqu’il fait tirer de grands colonnes d’arbres dans le fossé de 6 mètres, cela signifie qu’il est venu sur le front des engagements. Changement de position, changement de point de vue !
De là, il dit qu’il revient sur ses pas (rursus) pour renforcer ses obstacles. Ces renforcements, ce sont donc, dans l’ordre, les fleurs de lis puis les aiguillons en allant vers l’agger.
Et voilà bien notre illogisme ! Comment César aurait-il fait pour semer ses aiguillons et ses fleurs de lis en partant de l’agger puisqu’il était alors, dans son récit, sur le fossé de 6 mètres ?
Deuxième exemple : la description du terrain.
Dans ce domaine, le fossé d’incompréhension est encore plus profond. C’est cette incompréhension qui nous fait accuser César d’imprécisions et d’erreurs bien que ses contemporains aient dit tout le contraire. Soyons sérieux ! Ce n’est pas sa faute si nous avons perdu jusqu’au souvenir de l’emplacement de nos anciennes capitales gauloises. Véritables points géodésiques de référence, c’est souvent à partir de ces positions que César indiquait ses distances. Quant au terrain, prisonniers que nous sommes de nos concepts et de notre géographie, nous avons tellement l’habitude de le voir vu du ciel ou sur carte que nous ne faisons pas l’effort qui nous permettrait de comprendre la vision que le cerveau latin en avait.
Une croupe de terrain, cela ressemble à quoi ? Mais bien sûr, à une croupe d’animal ! C’est une image qui nous vient de très loin et qui nous prouve que les Anciens se sont inspiré de formes vivantes pour désigner celles du terrain.
Le Gaffiot traduit le mot latin jugum par joug - ce qui sert à atteler des bêtes de trait - et il a raison. Mais quand on constate qu’il donne au mot dérivé jugulum le sens de gorge, on devine que jugum a pu désigner également l’échine d’un animal et pas seulement le joug. Enfin, par analogie, on arrive à la traduction de ligne de crête. Dans cette hypothèse, le dorsum jugi dont parle César dans sa description de Gergovie doit se traduire par "le dos de la ligne de crête", à l’image du dos d’un animal, ce que j’ai identifié sans aucune difficulté au plateau allongé de La Serre.
Dans ce contexte, traduire le mot collis par colline me semble tout à fait illogique étant donné que César disposait déjà du mot mons pour désigner une hauteur et qu’il lui suffisait d’ajouter un adjectif qualificatif pour distinguer un modeste mont d’une haute ou grande montagne. En revanche, c’est bien la pente du terrain qui comptait dans la manoeuvre militaire, favorable ou défavorable, et c’est bien par versant, comme le propose d’ailleurs le Gaffiot avec le mot synonyme coteau qu’il faut traduire le mot collis. Et voilà que nous retrouvons ici l’image de l’animal avec son échine - son épine dorsale - et ses flancs.
Nous sommes ici dans la pure logique du cerveau latin. On comprend comment César pouvait déployer ses lignes de bataille à mi-pente d’un versant - medio colle - et non au milieu d’une colline, ce qui ne veut rien dire. De même, l’on comprend qu’il ait pu "voir" le versant de La Roche-Blanche aux pieds du Crest malgré la rivière de l’Auzon qui, pourtant, les sépare.
Troisième exemple : Cernunnos.
De même que le cerveau latin se fait une représentation vivante et mystique de la terre et de ses formes, de même pour la nature.
Il me semble évident que les pieux de la palissade de l’agger d’Alésia ont été plantés en retrait du bord pour pouvoir résister aux Gaulois qui les tiraient vers eux avec leurs faux. Pour les empêcher de reprendre pied sur le méplat, il me semble tout aussi évident que le cerveau latin, dans sa logique, y ait rassemblé des buissons d’épines en vrac. Représenter les cervi dont parle César sous forme de branches fourchues plantées dans l’agger en direction de l’assaillant comme des ramures de cerfs est un summum d’absurdité. Il est vrai que c’est une déduction de la traduction que donne le Gaffiot mais ce n’est pas une raison pour s’en satisfaire.
L’internet offre au chercheur tout un nouveau champ d’investigation. Puisque la logique militaire nous conduit à épines et le mot latin à cerf, interrogeons l’internet à partir de ce double mot clé. L’internet nous répond : épine de cerf. C’est une plante qui pousse dans les Alpes mais, particularité étonnante, elle est le parfait décalque de l’épine noire si fréquente en Bourgogne. De fil en aiguille, nous découvrons que depuis le Moyen-âge, les modestes paysans de nos campagnes faisaient avec les fruits noirs de cet arbuste une boisson très populaire, légèrement alcoolisée, que nous ne pouvons qu’identifier à la
cervoise gauloise (j’ai souligné la racine cerv). Et toujours de fil en aiguille, nous arrivons au chaudron de Gundestrup où nous découvrons le cerf mystique portant sur sa tête deux branches d’épines noires en guise de ramure. Ce qui signifie que le cerveau latin (?) a établi un lien mystique entre la ramure du cerf et l’épine noire. Et toujours de fil en aiguille, voici que le cerf devient un animal sacré. Et voici que la branche sacrée vient coiffer l’homme sage en posture de bouddha.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Cernunnos

Les croquis sont de l’auteur