Zone 51/CIA : « Oxcart », cinquante ans d’avance et un bel OVNI
L'U-2 avait été prévu pour tenir deux ans seulement, le temps d'aller survoler les sites principaux en URSS et dans ses pays satellites, les ballons d'altitude complétant le travail. On ne se faisait aucune illusion sur les capacités des russes à contrecarrer l'avion d'altitude. Le seul moyen du moment d'échapper à la détection alors que les procédés Stealth semblaient peu efficaces était donc la vitesse (et voler encore plus haut au passage). Fabriquer un avion dépassant tous ceux existants était donc perçu comme la seule solution pour continuer à aller espionner les soviétiques. En 1962, un appareil expérimental russe, sorte de gros Mig 21 dopé, l'YE-166 atteindra 2681 km/h : le seuil a dépasser avait déjà été fixé au dessus, à Mach 3 (2000 mph), par l'armée US et la CIA, deux ans auparavant. L'engin qui sera proposé par l'équipe des Skunkworks, gagnante d'un concours où son concurrent était loin d'avoir démérité sur le papier, va s'y atteler très vite. Malgré les difficultés de mise au point (industrielle surtout) de l'engin, ce dernier remplira son contrat : en 1965, on le retrouvera à 80 257 86 pieds (24,390 mètres) d'altitude et 2,070,101 mph en vitesse (3 331 km/h). Pour y arriver, il avait fallu imaginer un drôle d'animal qui sera plus tard surnommé "Habu". Un crotale fort venimeux, à l'origine. Un avion qui ne ressemblait à aucun autre existant.
Cinq ans après son lancement, l'U-2 a montré ses limites avec le crash de Gary Powers. Kelly Johnson en avait bien conscience, comme Bissell, tous deux cherchant dans une autre direction que les systèmes Stealth : la vitesse. "L'Air Force et la CIA demandèrent donc aux deux firmes les plus en pointe dans le secteur de leur proposer une solution. Après de longues discussions avec Bissell au sujet d'un successeur supersonique à l'U-2, Kelly Johnson de Lockheed a commencé à dessiner un avion qui serait en croisière à Mach 3.0, à des altitudes supérieures à 90.000 pieds. Le 23 Juillet 1958 Johnson a présenté son nouveau concept à grande vitesse au comité consultatif qui a exprimé son intérêt dans l'approche qu'il proposait. À la même séance, les représentants de la Marine ont présenté un concept de véhicule de reconnaissance à haute altitude présentant la possibilité de développer un engin à statoréacteur qui serait enlevé en l'altitude par un ballon gonflable en caoutchouc, puis largué, propulsé par une fusée à une vitesse où les statoréacteurs pourraient produire une poussée suffisante. Richard Bissell a demandé Johnson d'évaluer ce concept, et trois semaines plus tard, après avoir reçu plus de détails des représentants de la Marine, Kelly Johnson fait quelques calculs rapides qui ont montré que la conception n'était pas pratique parce que le ballon aurait besoin d'avoir un mile de diamètre pour soulever le véhicule, qui lui-même aurait besoin d'une surface de voilure plus d'un septième d'acre (plus de 500 m2) pour transporter sa charge utile. En Septembre 1958, Lockheed avait étudié un certain nombre de configurations possibles, dont certaines étaient basés sur des statoréacteurs d'autres avec deux ramjets et des turboréacteurs. Le personnel des SkunkWoks de Lockheed avait appelé le projet « Archangel !" ajoute notre fameux rapport. (le nom d'un ouvrage à chaudement recommander) :
L'U-2 ayant été surnommé chez Loockheed "Angel". L'ensemble du projet de remplacement de l'U-2, vendu par Johnson comme allant tenir deux ans au maximum, est alors appelé "Gusto". L'homme de la CIA qui supervise le projet s'appelle John Parangosky (l'ensemble du dossier soi-disant neuf de la CIA est visible à une autre adresse, ici.
Les statoréacteurs, réacteurs sans pièces mobiles, sont à cette époque très en vue : en France, ou René Lorin a créé le concept dès 1913, René Leduc a failli décrocher la place d'intercepteur de l'armée de l'air avec son "tuyau de poêle volant" (et l'échec des modèles 021 et 022, qui combinait réacteur et stato-réacteur), et André Turcat vient de battre le record du monde de vitesse avec le Griffon II a si fière allure. Il bat avec le record de vitesse sur 100 km en circuit fermé, à une moyenne de 1643 km/h, battu le 25 février 1959 (il atteindra plus tard mach 2,19 à 16 400 mètres d'altitude !). Or le Griffon, qui combine réacteur et stato-réacteur, intéresse beaucoup les américains, qui iront même jusqu'à financer une partie de ses essais ! Aux USA, c'est Marquardt qui suit les pas des français en équipant dès 1947 un P-80... construit par Kelly Johnson(et piloté par Herman "Fish" Salmon, le fameux pilote d’essai de Lockheed) mais aussi en fabriquant un petit missile, le Le Gorgon IV. Marqardt produit aussi les "statos" d'un missile qui va se montrer capricieux mais performant : le Bomarc, qui volera à 1975 mph (3200 km/h) pour atteindre une altitude de croisière de 65 000 pieds : les conditions de vol qu'atteindra régulièrement l'A-12. Il est évident que Kelly a puisé chez Leduc et dans le Griffon II l'idée du statoréacteur noyant un réacteur conventionnel, bien visible ici en tuyère à l'arrière. Cela ne fait aucun doute.
Mais en septembre 1958, Loockheed présente un autre projet novateur : le CL-400, qui sera révélé en 1973 par Ben Rich. Très novateur, car il fonctionne... à l'hydrogène, 9740 kgs, contenus dans trois réservoirs logés dans un fuselage énorme de 49 mètres de long et 3 m de diamètre ! L'appareil sera surnommé "Suntan". Aujourd'hui encore, ce projet hante les sites internet de "black projects" ! Plusieurs configurations pour l'installation des réacteurs seront testées. Dès 1956, Pratt & Whitney va plancher sur un moteur utilisant l'hydrogène liquide, capable de supprimer la "réchauffe" (image à droite, le moteur à hydrogène est au dessus). Le projet deviendra plus tard le modèle 304 qui fonctionne déjà en septembre 1957. Le projet avancera, recevant des subsides bien cachés (95 millions pour le développement du "Suntan" pour l'exercice budgétaire commençant à la mi-1957)... mais n'aboutira pas. Kelly doute que l'appareil dévoreur d'hydrogène puisse un jour atteindre les 4070 km de rayon d'action promis, et le coup de grâce vient en la personne du général Curtis leMay, qui ne souhaite pas à avoir à manipuler de l'hydrogène, trop complexe pour lui et ses militaires "rampants" Il n'a pas tout à fait tort. Extérieurement, l'engin ressemblera au projet anglais d'avion tout en acier, le Bristol 188 aux réacteurs conventionnels. L'engin anglais fait la une des news en 1962 (de beaux clichés ici, mais l'engin poussif ne dépassera pas Mach 2). On constatera que le projet suivant de Kelly disposera ses réacteurs de la même façon. Le plus étonnant de cette affaire, c'est que l'on a donc réussi à fabriquer dès 1957 des réacteurs fonctionnant à l'hydrogène... et qu'on aurait sagement rangé le tout dans un hangar en évoquant des difficultés de réalisation, une fois les engins terminés !
Si Kelly Johnson se heurte au mur d'incompréhension de LeMay, et aux limites dalors d'utilisation de l'hydrogène, qui posera de sérieux problèmes à Von Braun, il n'en est pas de même pour son rival de chez Convair et son projet à base de statoréacteur à kérosène : "le comité a approuvé la poursuite des travaux sur un avion Convair "parasite" à propulsion statoréacteur de Mach 4.0 qui serait lancé à partir d'une version spécialement configurée du bombardier B-58. La conception a été appelée un avion-parasite car il ne pouvait pas décoller lui-même, mais avait besoin d'un avion plus grand pour être transporté en altitude et accélérer à la vitesse requise pour démarrer le moteur du statoréacteur". La conception Convair a été appelée le "Fish" Nous verrons un peu plus loin en quoi il consistait (et pourquoi il n'a pas été retenu). Kelly, lui hésite encore entre plusieurs configurations, retrouvées ici dans le projet "Gusto". Celle d'un biréacteur classique aux moteurs en bout d'aile et aux statos en interne, dessinée par Ed Baldwin en janvier 1959, avec une variante ici, ou celle d'un avion très élégant sur les traces des premières épures du XB-70, ou celle qui se rapproche d'appareils plus classiques comme ici, avec canard rétractable, en version plus simplifiée ici, pour finir par obtenir à la mi-1959 cette épure dessinée par Dick Fuller, la version définitive qui sera proposée à la CIA et à l'armée.
Nous sommes alors à l'été 1959, donc et les deux firmes ont refait leurs calculs, qui sont redevenues plus raisonnables, disons, ou moins aventureuses. Convair présente un avion autonome plus gros, devenu le "Kingfish" (voir un prochain épisode) et Kelly Johnson a entièrement revu sa copie, présentant un avion doté de réacteurs fixés à mi-aile capables de faire fonction à la fois de réacteurs classiques et de ram-jets, grâce à un jeu savant de trappes déviatrices, et dont le dessin définitif n'est pas encore déterminé : avec ou sans configuration canard à l'avant, notamment comme le montrent les maquettes de soufflerie. S'il a abandonné l'hydrogène, il table en matériaux sur un usage massif du titane à la place de l'acier inoxydable, ce qui est une gageure, car les USA en possèdent alors fort peu (ils devront en acheter discrètement à la Russie !) et sa soudure doit se faire en milieu confiné en atmosphère d'argon : à l'époque, personne ne s'est lancé à fabriquer un avion de la sorte. Mais chez Kelly Johnson, rien ne semble impossible ! Y compris d'affubler ses projets de noms de code drôle : ici, "Oxcart", qui signifie... char à bœufs, pour sa nouvelle merveille !
L'U-2 avait comme ennemi les radars adverses et leurs progrès. Son successeur devait donc être irréprochable sur le sujet, en dehors de laisser derrière lui tous les autres avions à sa poursuite. Pour tester l'efficacité de la forme anti-radar particulière trouvée pour le fuselage, circulaire, mais enveloppé de deux crêtes de chaque côté un peu en forme de tête de cobra (d'où son surnom pas volé) Johnson va monopoliser un drôle d'endroit pour que son projet reste le plus longtemps secret. "Au printemps de 1959, la fameuse "moufette" l'équipe de Skunkworks qui ne comptait alors que 50 personnes avait commencé la construction d'une maquette grandeur nature de l'avion proposé La maquette devait être testée (à l'envers) pour sa section de radar par Edgerton, Germeshausen & Grier (EG & G) en coopération avec l'Institut d'Ingénierie Scientifique dans une petite installation de test d'lndian Springs, Nevada. Lockheed s'est opposé à ce site pour y installer son pylône qui ne supporterait pas en charge la maquette grandeur et parce que les installations étaient bien en vue d'une autoroute à proximité. Le 10 Septembre 1959, EG & G a décidé de déplacer son centre de calculs de radar jusqu'au site de l'U-2, dans la Zone 51 près du du Nevada Proving Grounds de la Commission de l'énergie atomique''. Les résultats seront tout de suite enthousiasmants. L'idée des courbes ininterrompues du fuselage était gagnante, question faible image radar. Pour éviter d'être détecté par les satellites de reconnaissance russes, les techniciens vont incessament descendre du pylone la maquette, et la remonter une fois le satellite passé : et ce... plusieurs fois par jour (ils possédent sur le bout des doigts les heures de passage). Pour éviter la reconnaissance thermique ; ils vont également peindre au sol sur du contreplaqué des formes d'avions improbables, éloignées de celle de l'avion pour leurrer encore les soviétiques. C'est empirique et besogneux, mais ça marchera ; les russes verront plusieurs formes bizarres d'avion et ne sauront pas déterminer laquelle est la bonne !
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