Ce que les médias font à la langue (française)
Les évolutions de la langue sont, depuis 50 ans disons, contraintes par la parole publique qui est émise dans les médias de masse : radio, télévision, puis web. A Alain Rey.
C’est une condition « nouvelle » qui n'est jamais prise en compte quand on s'intéresse aux mouvements de la langue ; je mets le mot nouvelle entre parenthèses parce que cette nouveauté date du siècle dernier, mais comme personne n'en parle, mes lecteurs vont la penser nouvelle au sens d’inédite, alors qu’elle est nouvelle parce qu’ignorée, bien qu’ancienne : Les médias de masse (radio, télé, Web, par ordre d'apparition) commandent la langue, son emploi, son évolution avec une force supérieure à toute autre (il faudrait voir peut-être avec la banlieue qui semble très créative et puissante en matière de création langagière). Si la langue appartient toujours à tout le monde, la capacité de chacun pour créer de la langue est très diminuée par des modes de diffusion dont la puissance est incomparable avec un individu ou un groupe.
La vitesse d’évolution en est considérablement changée aussi. Michel Serres faisait remarquer que, depuis quatre siècles, entre chaque édition du dictionnaire de l’Académie française, le gradient entre les mots qui tombent et les nouveaux s’élève à 4 000 mots et qu’entre l’avant-dernier et le dernier dictionnaire, le gradient est de 37 000 mots. Les choses changent, les métiers changent… et la vitesse de circulation des mots passe par nos techniques proches de la toute-puissance : tout le monde peut recevoir un message tout de suite, venant de partout.
Dans ce contexte, deux évolutions me paraissent dommageables :
1/ Les voyelles fermées et ouvertes. Il s’agit du « o », surtout : Il y a ou il y avait donc deux « o », un fermé et un « o » ouvert qui tend à se substituer aux « o » fermés. L’orthographe ne permet pas de les distinguer. « Au », « eau » et « ô » sont fermés, c’est la seule règle (quelques exceptions, Paul, par exemple). Le « o » est fermé ou ouvert, sans que rien ne l’indique : un drone se prononce comme trône, en principe. Il est difficile de faire ressentir par écrit ces deux « o » qui n’obéissent pas à des lois très précises, surtout si vous êtes déjà entré dans la suppression du « o » fermé. Automne, aurore, contiennent les deux « o », si cela peut aider à sentir la différence. Un tuto, (FLE, Français Langue Étrangère) :
La force des médias qui ouvrent les « o » est telle que certaines personnes ne l’entendent pas, ou ne l’entendent plus. Elles l’entendent assez pour le faire et se conformer à l’usage du jour, ce qu’on appelle la mode. Elles ne l’entendent pas assez pour exercer un contrôle ou une réparation. En général, elles ne voient pas de dommage. Je dirai plus loin le dommage. Le même problème se pose sur les deux « eu » : heure, fleur… « eu » ouvert et heureux deux « eu » fermés. Jeune (ouvert) et vieux (fermé) (ça tombe bien cela correspond aux clichés), et aussi, pour le « a » : ma tâche est d’enlever cette tache.
La question est analogique à la diversité biologique. Le français a trente-six sons. S’il perd trois sons fermés, il lui en reste trente-trois. S’il n’y a plus que des « o » et des « eu » ouverts, ces deux sons vont continuer de glisser et vont devenir des « e ». Il restera trente et un sons. C’est perdre des outils. Nous devrions aimer nos outils, les protéger, les garder, les nettoyer, les faire fonctionner, les enrichir… en prendre soin. Pour tous ceux qui pensent que c’est peu de choses, on peut leur dire que ça ne peut pas faire de mal d’avoir 36 sons plutôt que 31.
2/ L'Anglais dans le français : on entend "click and collect" sur France Inter. La chose est nouvelle, ou en tout cas son usage est fortement augmenté, liée au confinement. Le français ne se construit pas beaucoup par ces appositions de mots. C'est un premier problème. Cela revient à un mot composé. On peut remarquer que ce mot composé en français donne "clique-collecte". L'anglais n'apporte rien. C'est vraiment comme si l’anglais était mieux, par principe. En français, on peut dire : « commande en ligne » qui suggère actuellement la livraison à domicile, ou vente à emporter, qui suggère la commande in situ, commande en ligne à emporter... On peut inventer.
Une langue qui ne sait pas créer des mots nouveaux pour des choses nouvelles va vers sa mort, par substitution, par recouvrements successifs. Elle va se faire envahir, se faire étouffer, noyée par d'autres langues qui ont ces mots nouveaux pour ces choses nouvelles, par l'anglais, en ce qui nous concerne... Certains, les jeunes surtout, mettent des mots anglais à la place des mots français : « il fait partie de la team ; il a la belle life ». C’est juste incroyable de se laisser dominer ainsi avec passion et fierté. Je ne parle pas de la difficulté à apprendre à lire et à écrire puisque de nouvelles écritures entrent ainsi dans le français comme « ea » qui se prononce « i », alors que le son « i » était écrit d’une seule façon ! De plus, notre langue perd des vocables.
Je ne comprends pas que France Inter n'aie pas dans sa pratique et dans son cahier des charges un souci de conserver la langue, non que la conservation soit un idéal, mais qu'une radio de service publique pourrait modérer certaines évolutions appauvrissantes, et que ce serait selon moi un des intérêts de l'État pour avoir des radios. Il me semble que l'Éducation nationale, la radio, la télé nationales... la SNCF (qui donne des smiles aux voyageurs)… devraient prendre en charge la création et la diffusion de créations linguistiques françaises et ne devraient pas propager les emprunts.
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