Gilet Jaunes : les résultats du « Vrai Débat »
Disons-le d’emblée : les conclusions du rapport invalident la plupart des interprétations dominantes dans les grands médias, y compris celles qui tentaient de sortir du feuilleton télévisuel de l’affrontement hebdomadaire entre les GJ et les forces de l’ordre[1]. En tant que citoyen et historien spécialisé dans l’étude des faits politiques, je me livre à quelques analyses personnelles à la suite des conclusions du rapport, structurées à partir des blocs sémantiques (colorés). Libre au lecteur de faire les siennes.
[1] Une ébauche de critique du traitement médiatique des affrontements a été récemment entreprise par le magazine Télérama. https://www.telerama.fr/medias/violences-policieres-les-chaines-info-ont-elles-ete-a-la-hauteur%2Cn6607364.php La découverte de l’ampleur des violences policières peut faire sourire car l’asymétrie profonde de l’affrontement (en gros 9 blessés sur 10 était GJ) était déjà bien documentée sur Médiapart.
Note liminaire. Le « Vrai débat : sortir du débat pour négocier » (https://www.lerass.com/opsn/) est un rapport scientifique d’analyse textométrique édité par le Laboratoire d’Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales (Université de Toulouse). Par une analyse statistique sans nuages de mots et IA ajoutée, le rapport tente de dégager les différentes thématiques et idées fortes émergeant des contributeurs, en excluant toutes interprétations des textes bruts des Gilets Jaunes. De nombreux biais structurels à ce type de consultation en ligne sont à souligner. Ceux qui ont essayé d’y participer l’ont remarqué d’emblée : les propositions les plus anciennes (et souvent les moins argumentées) sont les plus votées. C’est l’effet boule de neige des réseaux sociaux. Enfin, la production des différents contributeurs est très inégale. Sur les 92 289 arguments énoncés, 1 % des utilisateurs ont écrit 35 % des propositions et 44 % des arguments et 4,1 % des utilisateurs ont voté 100 fois ou plus. Il est important de rappeler que les données anonymisées issues du « vrai débat » ne peuvent pas faire l’objet d’une étude sociologique des contributeurs. J’émets cependant l’hypothèse que les principaux contributeurs du Vrai Débat sont distincts, quoique complémentaires des partisans de l’action directe sur le terrain. Ceux qui sont devant les écrans (et débattent) sont-ils ceux qui sont dans la rue ou dans les ronds-points ?
- C’est une négociation argumentée, pas un déballage. Il y a peu d’invectives et de marqueurs agressifs (même si on note de l’ironie, de la moquerie, voire du cynisme). La qualité argumentative ne repose pas sur des « idées toutes faites ». Le mouvement des Gilets Jaunes est bien perçu par les chercheurs comme un mouvement social hétérogène de transformation du rapport au politique (à bien distinguer du rejet revendiqué « de la politique politicienne »). Les positionnements politiques du Vrai-débat placent la négociation au-dessus du débat d’idées. L’idée générale étant : l’appropriation des idées par les partis politiques et des actions par les élites technocratiques ne laisserait plus de place à l’initiative citoyenne. Il s’agit de reprendre le contrôle, du niveau régional au niveau européen, et d’imposer la négociation sur une série de thématiques.
- Les rhétoriques radicales d’extrême droite sont très minoritaires. Quand elles apparaissent (par le biais du trolling notamment), elles sont massivement rejetées. En particulier, il n’y a pas posture ni d’arguments anti-immigration, pas de rejet non plus des acquis sociaux.
- La priorité semble être d’établir les termes de la négociation pour permettre aux débats d’émerger dans des conditions plus démocratiques. La vraie surprise est celle-ci : il s’agit moins du rejet des institutions actuelles que de leur refonte. L’objet du Vrai-débat et des manifestations des GJ est d’établir un rapport de force en vue d’intervenir sur la vie de la cité de la façon la plus directe possible. Les processus complexes de la démocratie participative sont mis à l’index. L’abstention n’est pas vécue comme un désintérêt pour la politique, mais comme un refus de choix biaisés. La prise en compte du vote blanc comptabilisé et invalidant, allant de pair avec un vote obligatoire, apparaît donc comme une revitalisation de la politique.
- On assiste à la contestation assez nette et large de la figure de l’homme providentiel en politique (les noms des personnalités politiques ne structurent pas les échanges d’idées, pas plus que les noms des portes-paroles). La légitimité des représentants politiques est ici remise en question contre celle de l’ensemble des citoyens qui sont des négociateurs légitimes. Le citoyen ici semble se lire comme attaché à la démocratie, aux libertés qu’elle offre et à ses mécanismes institutionnels, au lieu de s’attacher à un sol, à un drapeau, à des coutumes, voire à un éthos identitaire (le mot « peuple » politiquement connoté n’apparait pas comme structurant). La réforme de la représentation parlementaire traduit, notamment à travers l’usage du RIC, une volonté de contrôler le politique, de se substituer au politique, de redéfinir les règles du jeu, être décisionnaire. Il n’y a pas de rejet de l’État. En revanche, il y a un rejet de la méritocratie au profit de la régulation collective. Le procès en compromission ou en incompétence des élus ne s’accompagne pas de la réification d’un imaginaire révolutionnaire ou même de la critique raisonnée de la Vème République qui, pourtant, légitime la figure de l’homme providentiel. Cette critique des élus s’accompagne en revanche d’une lassitude quant au « dégagisme » c’est-à-dire l’habitude dans nos démocraties représentatives de voter contre ou utile.
- La question de l’Europe n’est pas centrale. Il n’y a pas de traces significatives de sentiment anti-européen, mais un euroscepticisme dirigé contre le fonctionnement actuel, jugé peu démocratique, des institutions européennes au même titre que les institutions françaises. La popularité du Frexit ne doit pas faire illusion : il s’agit moins de sortir de l’Europe que de faire pression afin de refonder l’Europe (le Brexit reste un repoussoir). L’argument principal avancé étant l’irréformabilité de l’Europe.
- Les questions environnementales sont présentes et se structurent en deux axes complémentaires : la transition agricole et la transition énergétique. L’économie verte et le greenwashing sont mis à l’index. L’État et notamment les services publics apparaissent comme les garants de l’intérêt général en matière de transition environnementale.
- Les débats sur l’école se distinguent nettement des débats publics par l’absence de querelles idéologiques (républicanisme versus pédagogisme pour faire caricatural). Ce qui fait débat est l’utilisation des moyens alloués au système éducatif afin de garantir les missions d’un service public éducatif, égalitaire et inclusif.
- Les contributions les plus significatives portent sur les questions de justice sociale, judiciaire et fiscale. La revalorisation des salaires et des pensions ainsi que des retraites est un aspect saillant. De façon intéressante, la complexité du système de protection sociale est sujette à caution. L’harmonisation et la simplification du système sont souhaitées et argumentées, mais pas dans le sens néolibéral de mise en concurrence des individus et des groupes sociaux (la contestation de la réforme actuelle des retraites le montre). Le revenu universel est abordé dans le sens d’une revalorisation du travail (et donc de sa redéfinition puisque le travail n’est pas réduit à l’emploi rétribué).
- La critique radicale des dogmes néolibéraux, des marchés financiers non régulés et des politiques de restriction budgétaire afférant est là aussi saillante. Au travers de la crise de 2008, les banques privées apparaissent dans les contributions comme « responsables » de la dette publique. Le poids de cette dette sur la ponction fiscale parait donc particulièrement injuste.
- Le mouvement des Gilets Jaunes est né d’abord d’une révolte fiscale, un aspect fondateur qui a souvent été gommé. La question fiscale est essentiellement le moyen de dénoncer des inégalités dans le rapport à l’impôt et place le retour de l’ISF et l’intensification de la lutte contre la fraude des plus fortunés comme des principes de justice élémentaire. Parmi les idées proposées, nous avons la participation des hauts salaires, avec l’augmentation des tranches d’imposition, un impôt sur le revenu progressif comportant néanmoins un seuil d’imposition minimal pour tous les citoyens, la nécessité de renforcer la lutte contre les évasions fiscales avec, entre autres, la suppression des niches fiscales et la taxation des transactions financières.
- Enfin, à travers l’affaire Benalla, la loi anti-casseur et la banalisation des violences policières, le système judiciaire est critiqué comme une justice à deux vitesses.
Les contributeurs au Vrai Débat sont aux antipodes de l’image des GJ véhiculée dans les médias. Ils ne sont pas « populistes », ni idéologiquement d’extrême droite. Il est utile ici d’insister sur les mésusages du terme « populisme » dans la sphère médiatique et politique pour disqualifier le mouvement des GJ ou tout autre mouvement qui ne rentrent pas dans les cases des analystes politiques. Le niveau d’argumentation de certains contributeurs est parfois élevé, en particulier sur les questions réputées très techniques concernant l’emprise des marchés financiers sur le fonctionnement démocratique de nos sociétés et le gonflement de la dette publique.
D’autre part, les contributeurs n’entrent pas dans le champ partisan droite/gauche du débat d’idées. Mais d’une certaine façon, le bloc nord-ouest de la répartition des thèmes restructure ce clivage[1] (à leur insu, pourrait-on dire). Par leurs thématiques, ils mettent à distance la question de la frontière (et partant, de l’identité) omniprésente sur la scène politique et remettent à nouveau frais sur le devant de la scène la question de justice sociale, économique et fiscale qui autrefois structuraient les partis de gauche et qui a été abandonné par quasiment tous les partis sociaux-démocrates depuis la révolution néoconservatrice des années 80[2]. Ce faisant, les GJ occupent le vide politique laissé par la gauche gouvernementale, mais sans aucun étendard partisan ou idéologique. Ces questions de justice sociale, économique et fiscale sont arrimées à celles concernant la transition écologique et dans une moindre mesure celles des inégalités scolaires. La question de leur articulation autour d’un projet cohérent reste entière (Je m’y étais attaqué ici. J’y renvoie car bon nombre de mes intuitions se trouvent confirmées par cette étude). Cependant, le peu de succès des formations politiques classiques qui s’attaquent ouvertement à ces questions sociales, fiscales et économiques (LFI, EELV, PCF, Générations, Nouvelle donne etc. ) montre bien que le rapport au politique est en train de se transformer. Leur disqualification tient moins à leur division et à leur programme qu’à leur mode de fonctionnement.
L’aspect le plus saillant de la répartition sémantique (bloc sud-est) est la volonté profonde et partagée de refonder la démocratie sur une base plus directe et égalitaire. Les contributeurs GJ sont à rapprocher sur ce plan aux contributeurs de Nuit debout, plus urbains et diplômés (Sont-ce les mêmes ? La question mérite d’être adressée). La surprise vient du fait que les GJ ne rejettent pas toute organisation institutionnelle (et encore moins l’Etat), à rebours des discours libertariens étatsuniens ou anarchistes de l’ultragauche. Ils veulent par l’usage du RIC, « reprendre le contrôle » desdites institutions sans nécessairement les réformer.
Je pense que c’est ici le point aveugle de leur réflexion. Dans l’histoire, toute avancée démocratique majeure ne s’est produite qu’à la suite d’innovations constitutionnelles (égalité hommes-femmes, abolition de l’esclavage, progressivité fiscale, liberté d’associations etc…). Deuxième point aveugle : comment l’ensemble des citoyens peuvent-ils être des « négociateurs avertis et compétents » sans représentation au sein d’institutions réformées ? La politique peut-elle se passer d’être incarnée ? Et si la réponse est non, quels sont les mécanismes de contrôle à mettre en place ? Si toute forme de représentation légitime est condamnée, des leaders ne s’imposeront-ils pas en dehors de toute régulation démocratique ? Le dernier point aveugle est le suivant. Alors même que le mouvement des GJ invente de nouvelles formes de solidarités et de nouvelles façons de lutter collectivement contre un « système » jugé injuste, il consacre paradoxalement la montée de l’individualisme dans le rapport au politique aux dépens des corps intermédiaires. Chaque citoyen peut-il être un expert de tout, notamment à travers l’usage non raisonné de référendums populaires ? Des questions aussi complexes comme la réforme de l’Europe peuvent-elles être tranchées par un oui ou un non ? Le Brexit est là pour nous rappeler que la consultation populaire est sujette à manipulation dès lors que les termes de l’alternative ne sont pas précisés. Il me semble évident que ces nouvelles exigences démocratiques sont le fruit d’un phénomène massif souvent occulté (parfois même nié par la presse décliniste) : la progression des niveaux d’études (stabilisée depuis les années 90) couplée à deux phénomènes : la précarisation croissante des mêmes diplômés et l’accès croissant à des sources d’informations alternatives (bonnes ou mauvaises). Le discours méritocratique des élites, au fondement de la démocratie parlementaire et de notre système inégalitaire, ne tient plus. Mais accepterons-nous de supporter « collectivement » la charge et la responsabilité du gouvernement de la cité ? Voici quelques questions assez vertigineuses auxquelles nous devrons sans doute répondre prochainement dans un contexte d’urgence climatique.
[1] Pour une cartographie de l’espace politique de l’ère pré-macron, voir https://blogs.mediapart.fr/tiptop/blog/180416/redefinir-le-champ-des-possibles-une-cartographie-de-l-espace-politique
[2] J’encourage la lecture complète de Piketty Thomas sur l'évolution des régimes inégalitaires, Capital et idéologie, 01 édition, Paris XIXe, Le Seuil, 2019.
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