Ce que les chiffres de la désindustrialisation ne montrent pas
Ce serait aller bien vite en besogne, que de croire que les chiffres qu’on considère habituellement comme ceux de la désindustrialisation de la France, nous disent à eux seuls, et dans tous ses aspects, toute la réalité de ce phénomène. Comme les ruines laissées par un empire disparu, les chiffres sont des objets sans vie qui ont été engendrés par de la vie, qui contiennent des informations sur elle, mais qui ne permettront jamais de la connaître complètement.
Ces quelques chiffres indiquent qu'il y a eu dans les trois ou quatre dernières décennies, une réduction importante, et quasiment sans trêve, de l’activité industrielle en France, tant du point de vue des emplois qu'elle mobilise, que du point de vue de la part qui est la sienne dans la valeur ajoutée de toutes nos activités.
Ces chiffres indiquent aussi que lors de la période allant de 1980 jusqu'au début des années 1990, puis lors de la période allant du début des années 2000 jusqu'à 2008, notre balance des paiements a un déficit global sur les échanges commerciaux et les quelques autres opérations courantes qui ne sont pas des mouvements de capitaux. Ce déficit réapparu depuis le début des années 2000, s'accentue depuis de plus en plus.
Au sujet des mouvements de capitaux, les chiffres de notre balance des paiements indiquent aussi que, surtout depuis la fin des années 1990, il y a sensiblement plus d'entreprises locales qui font des investissements directs à l'étranger, que d'entreprises de l'étranger qui font des investissements directs en France. Il y a aussi depuis le début des années 2000, et hormis les achats de titres négociables de dette publique française par des résidents de l'étranger, sensiblement plus de résidents locaux qui placent ou prêtent de l'argent à des résidents de l'étranger, que de résidents de l'étranger qui placent ou prêtent de l'argent à des résidents locaux.
Ainsi, depuis la fin des années 1990, l'endettement de l'État français vis-à-vis du reste du monde croit à grande vitesse et atteint en 2008 des niveaux impressionnants.
Mais pour commencer, la désindustrialisation est parfois vue aussi, comme une sorte de maladie de l’économie française, la maintenant non seulement dans certains déficits de la balance des paiements, ou dans un certain endettement de son État vis-à-vis du reste du monde, mais aussi dans la stagnation et le chômage de masse. Or pourquoi donc un plan de relance de la croissance et de l’emploi en France, et de rééquilibrage de notre balance des paiements, devrait-il passer par une ré-industrialisation ?
Ensuite, le phénomène de désindustrialisation est parfois vu comme un transfert d'une partie importante de notre activité industrielle vers les pays émergents. Or qu'est-ce qui nous permet de dire que cette réduction de notre activité industrielle, n'est pas principalement due à une réduction de notre consommation (et de notre accumulation) de biens manufacturés, ou bien à une amélioration de nos techniques de production, nous permettant de produire autant pour moins cher et en mobilisant moins d’emplois ? Qu'est-ce donc qui nous permet de dire que, par rapport à cette éventuelle baisse de notre consommation, ou par rapport à cette amélioration de nos techniques de production, le phénomène de transfert, vaguement suggéré par notre balance des paiements sur les échanges de biens manufacturés et sur les mouvements de capitaux, a plus qu'un effet marginal sur la réduction de notre activité industrielle ?
La désindustrialisation peut encore être vue comme un phénomène de désolidarisation des français les uns par rapport aux autres, dans leur engagement dans une relation au reste du monde. Or qu'est-ce qui nous permet de dire que tous les français ne profitent ou pâtissent pas de la même manière, de la désindustrialisation ?
Enfin, la désindustrialisation est parfois vue comme une sorte de déclin, voire de « décadence » ou de « tiers-mondisation » de la France. Cette vision présuppose que la désindustrialisation est bien un transfert de l'activité industrielle vers les pays émergents, que la France consomme donc beaucoup plus de biens manufacturés qu'elle n'en produit, et que donc son appareil productif s'érode. Or sur quoi repose alors la croyance que la prospérité d'un pays se fonde, à long terme, sur la santé de son appareil productif, humain et matériel ? Un pays ne peut-il donc pas rester prospère aussi longtemps qu'il le veut, tout en laissant son appareil productif s'éroder, et en comptant sur les autres pays pour qu'ils produisent ce qu'il consomme ?
Dans un texte précédent j'ai donné les principaux chiffres qu'on considère habituellement comme ceux de la désindustrialisation. J'aborde dans celui-ci toutes ces questions auxquelles ils n'apportent pas à eux seuls des réponses. Ce sera donc le 2ème volet sur 2 de la série :
Les chiffres de la désindustrialisation et ce qu'ils ne montrent pas
Pourquoi un plan de relance de l'économie française, devrait-il passer par une ré-industrialisation ?
Une première question à laquelle les chiffres habituels de la désindustrialisation ne répondent pas, est celle de savoir pourquoi un plan de relance de la croissance et de l'emploi en France, et de rééquilibrage de notre balance des paiements, devrait passer par une ré-industrialisation.
Cette question porte moins sur ce qui est ou a été, que sur ce qui serait à l'avenir, si l'on essayait de faire ceci ou cela pour relancer l'économie française. C'est pourquoi les chiffres ont du mal à y répondre, eux qui sont des produits de la vie passée ou présente, et qui nous parlent de ce passé ou de ce présent plus immédiatement que de tel ou tel avenir potentiel, si l'on faisait ceci ou cela.
On peut déjà constater que les plans de relance imaginés par plusieurs économistes, passent par une ré-industrialisation. Par exemple celui de Michel Aglietta, qui veut donner à cette ré-industrialisation la forme poétique d'une « croissance verte », ou encore celui de Jacques Sapir, plus terre-à-terre.
On peut aussi trouver à ce passage par une ré-industrialisation, des justifications théoriques, du côté de chez les économistes keynésiens et notamment post-keynésiens, et des justifications empiriques dansl'histoire économique récente de la France.
Les théories keynésiennes tournent beaucoup autour d'une conception originale de ce que peut être un plan de relance. Deux éléments, parmi d'autres surement, de ces théories, sont pertinents par rapport à la question dont on se préoccupe ici : le « multiplicateur keynésien en économie ouverte », et la « loi de Thirlwall ».
Un plan de relance keynésien consiste, par une décision politique, à mobiliser de l'argent pour financer conjointement, un agrandissement de l'appareil productif, et un accroissement de la consommation. Pour que le plan de relance fonctionne, il faut que la consommation supplémentaire, soit celle de la production supplémentaire permise par l'agrandissement de l'appareil productif. La mobilisation d'argent peut se faire, soit en facilitant certains crédits à la consommation ou à l'investissement public ou privé, et donc en facilitant une certaine création supplémentaire de monnaie, soit en mobilisant l'argent épargné, par des impôts ou emprunts, ou en favorisant une modification de la répartition de la richesse en faveur des ménages les moins riches, ayant une plus grande propension à consommer plutôt qu'à épargner.
Le multiplicateur keynésien est alors égal à la valeur de la production supplémentaire suscitée par le plan de relance, divisée par la quantité d'argent mobilisé pour la relance. Quand le multiplicateur est élevé, cela veut dire qu'il faut mobiliser peu d'argent pour avoir un bon résultat en terme de croissance. Quand le multiplicateur est bas, cela veut dire au contraire qu'il faudrait mobiliser beaucoup plus d'argent pour avoir un aussi bon résultat, et qu'à défaut on aura un moins bon résultat. Dans les années 1930, dans sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, Keynes a proposé une manière d'estimer ce multiplicateur dans le contexte d'une économie plutôt « fermée », ne faisant pas beaucoup d'échanges commerciaux avec le reste du monde. Il reprenait en fait les travaux d'un de ses contemporains, Richard Kahn. Selon eux, plus la propension des gens à consommer plutôt qu'à épargner est importante, et plus une quantité donnée d'argent mobilisé aura une grande efficacité.
Les économistes keynésiens ont ensuite essayé d'estimer ce multiplicateur dans le cas d'une économie plus « ouverte », comme la notre aujourd'hui. Une extension particulièrement aboutie du multiplicateur keynésien au cas d'une économie ouverte, proposée autour du début des années 1950, est celle de Richard Goodwin. Au premier abord, le multiplicateur de Goodwin se présente moins comme une extension du multiplicateur keynésien au cas d'une économie ouverte, que comme son extension au cas d'une économie dans laquelle on distinguerait, à la manière de Leontief, plusieurs branches d'activités en interaction. Goodwin se demande quel effet aurait un ensemble de plans de relance, chacun ciblé sur une branche d'activité, sur la croissance de chacune des branches, en tenant compte des interactions entre les branches (telle branche fait telle ou telle consommation intermédiaire qui lui est fournie par telle ou telle autre branche). La généralisation du multiplicateur que Goodwin construit, n'est plus un nombre mais une matrice, elle aussi « multiplicatrice ». Dans le monde des objets mathématiques, les matrices peuvent en effet, comme les nombres, être additionnées, soustraites, multipliées ou inversées. C'est finalement en remplaçant les diverses branches d'activité par divers pays en interaction, qu'on obtient une généralisation du multiplicateur keynésien au cas d'une économie ouverte.
Selon cette généralisation du multiplicateur keynésien, un plan de relance dans le pays sera d'autant plus efficace, que la propension des gens du pays à consommer des biens importés plutôt que produits localement, est compensée par la capacité du pays à exporter, et par l'existence de plans de relance dans les autres pays. Pour qu'un plan de relance fonctionne, il faut en effet que la consommation supplémentaire qu'il suscite, se tourne vers la production supplémentaire qu'il est sensé susciter aussi. Or les consommateurs du pays n'utiliseront pas tout l'argent mobilisé par le plan de relance pour consommer des biens du pays, puisqu'ils ont une certaine propension à consommer des biens importés. Une partie de l'argent mobilisé « fuitera » donc à l'étranger, et une partie de la production supplémentaire risque de ne pas trouver de débouché. Si le pays a une bonne capacité à exporter, et si les autres pays font aussi des plans de relance, un tel débouché pourra quand même être trouvé, dans une augmentation des exportations du pays, suscitée par les plans de relance dans les autres pays.
Dans sa modélisation mathématique, Goodwin fait l'hypothèse simplificatrice que la propension à importer et la capacité à exporter du pays sont constantes (son modèle mathématique serait beaucoup plus complexe en levant ces hypothèses : il deviendrait « non-linéaire »). Mais dans le cas où les autres pays ne feraient pas de plans de relance, ou dans le cas où la capacité à exporter du pays serait trop faible, on peut encore compter sur une réduction de la propension des gens du pays à acheter des biens importés, qui susciterait un report de leur consommation vers les biens du pays, pour compenser la « fuite » d'argent due à l'ouverture de leur économie. On peut remarquer que, dans le cadre d'un plan de relance, une telle réduction de la propension des gens du pays à consommer des biens importés, ne réduirait pas nécessairement la quantité globale de biens importés par le pays : puisque le plan de relance doit avoir pour effet d'augmenter la consommation globale des gens du pays. C'est en fait une nécessité mathématique que, si la consommation globale des gens d'un pays augmente, mais si les quantités de biens qu'ils importent et exportent restent constantes, alors la proportion de biens qu'ils importent se réduit par rapport à la quantité globale de biens qu'ils consomment.
Alors que le multiplicateur keynésien en économie ouverte s'intéresse à l'efficacité de telle ou telle somme d'argent mobilisée par un plan de relance pour susciter de la croissance, la loi de Thirlwall souligne les effets possiblement négatifs d'un tel plan sur les comptes du pays vis à vis du reste du monde. Énoncée à la fin des années 1970 par Anthony Thirlwall, cette « loi » dit que la croissance d'un pays économiquement ouvert aura bien du mal à rester durablement supérieure à un certain seuil, sans que cela conduise le pays à s'endetter de plus en plus vis à vis du reste du monde (et/ou à voir fondre dans un premier temps ses réserves de change), à cause du maintien d'un déficit de sa balance des paiements sur les échanges commerciaux. Ce seuil sera d'autant plus bas que la croissance du reste du monde est basse, et que la propension des gens du pays à consommer des biens importés plutôt que produits localement, est trop importante par rapport à sa capacité à exporter. La justification de la loi de Thirlwall est analogue à celle du multiplicateur keynésien en économie ouverte : la « fuite » d'argent risque aussi d'être à l'origine d'un déficit de la balance des paiements sur les échanges commerciaux, si elle n'est pas compensée d'une manière ou d'une autre.
Ces éléments théoriques trouvent des illustrations dans deux moments récents de l'histoire économique de la France : le plan de relance du gouvernement Chirac en 1975, en réaction à la montée du chômage et à la baisse de la croissance venues avec le « choc pétrolier » de 1973, qui marque la fin des « Trente Glorieuses » ; et le plan de relance du gouvernement Mauroy en 1982, dans la lancée de l'élection de Mitterrand en 1981, avant le « tournant de la rigueur » de 1983. Ces deux plans de relance ne comprirent pas de mesures, visant à réduire la propension des habitants de France à consommer des biens importer, suffisamment énergiques pour permettre que la « fuite » d'argent due à l'ouverture de l'économie française, soit compensée par un report d'une partie de la consommation française sur les biens produits en France. L'accroissement de la consommation de biens importés (notamment manufacturés issus des pays émergents) qu'ils suscitèrent, eut donc pour conséquences un fort affaiblissement de l'efficacité de ces plans de relance en regard de l'argent mobilisé, ainsi qu'un grave déficit de la balance des paiements sur les échanges commerciaux(1).
Un autre problème que rencontrèrent ces plans de relance fut un fort accroissement de l'inflation. En plus des « fuites » en économie ouverte, l'autre grand problème des plans de relance keynésiens, est le risque que l'argent mobilisé par le plan de relance, nourrisse de l'inflation, au lieu de financer un accroissement de l'appareil productif. Les entreprises risquent d'utiliser l'argent mobilisé par le plan de relance (l'augmentation de leurs ventes suscitée par la stimulation des dépenses des consommateurs, ou bien les facilités de crédit), pour augmenter les revenus du travail ou du capital, au lieu d'utiliser cet argent pour agrandir leur appareil productif et accroitre ainsi leur production. Au final si la mobilisation d'argent accroit la quantité de monnaie en circulation sans accroitre la production, cela crée uniquement une hausse des prix.
Les économistes post-keynésiens pensent qu'il est possible de résoudre ce problème de l'inflation nourrie par le plan de relance, par des mesures énergiques : par exemple, négociations sur la répartition de la valeur ajoutée entre revenus du travail, du capital, et investissement, limitation des marges, des profits, des prix de l'immobilier, et d'autres hauts revenus, contrôle que l'argent obtenu grâce à un crédit facilité est bien utilisé pour investir et embaucher des gens, introduction d'entreprises nationales dans certaines branches pour éviter les rentes de monopole, ou autres mesures peut-être.
Et pour résoudre le problème des « fuites » d'argent à l'étranger, un gouvernement qui voudrait, en France dans les prochaines années, réussir un plan de relance keynésien, risque fort de devoir prendre aussi des mesures énergiques, visant à réduire la propension des habitants de France à acheter des biens ou services à l'étranger : droits de douane, dévaluation unilatérale, « taxe carbone », ou usages d'autres instruments protectionnistes.
Pourquoi donc finalement, dans le cadre d'un plan de relance keynésien, une réduction de la propension des consommateurs de France à acheter des biens ou services à l'étranger, devrait-elle s'accompagner d'une ré-industrialisation ? Le graphique suivant peut nous aider à répondre à cette question. Il donne pour l'année 2008, et pour chaque catégorie de biens ou services, la valeur des biens ou services de cette catégorie que nous avons acheté à l'étranger, en pourcentage de la valeur totale des biens et services que nous avons achetés à l'étranger. Ses sources sont l'OCDE (sa base de données STAN) et la Banque de France. C'est en tant que voyageurs, que nous achetons à l'étranger des services d'hôtellerie et restauration. A moins que nous cessions de voyager, les services d'hôtellerie et restauration sont donc, avec les biens naturels de plein air et des sous-sols, les biens ou services que nous achetons à l'étranger sans pouvoir les produire nous mêmes. Ces biens ou services là représentent en tout 27% de nos achats de biens ou services à l'étranger. Restent donc 73% de biens ou services que nous achetons au reste du monde tout en pouvant les produire nous mêmes : biens manufacturés, transports, et autres services (services aux entreprises principalement).
Valeur des biens ou services que nous achetons à l'étranger, par catégories de biens ou services, en pourcentage de la valeur totale des biens ou services achetés à l'étranger, en 2008
Pour réduire notre propension à importer, nous n'avons peut-être pas très envie de réduire notre consommation de services liés à des voyages, ni de biens naturels agricoles ou alimentaires issus du reste du monde, comme des produits exotiques ou des spécialités locales.
On peut par contre envisager que nous réduisions notre consommation de pétrole, mais cette réduction risque d'avoir un effet limité, étant donné que notre consommation de pétrole ne représente pas un si grand pourcentage que cela de nos achats à l'étranger (moins de 14,8%, puisque les biens naturels des sous-sols comprennent aussi les métaux bruts, l'uranium et le charbon), et étant donné aussi que les prix du pétrole risquent d'augmenter à l'avenir, ce qui pourrait annuler l'effet d'une réduction des volumes que nous importons sur leur cout. Une telle réduction de ces volumes consommés n'est pas non plus des plus aisées, rapides et assurées, puisqu'elle suppose d'inventer et produire industriellement des choses qui ne sont qu'à leurs débuts, comme les voitures, camions, engins agricoles ou de chantier, bateaux ou avions, et autres matières substituables au plastique, n'utilisant pas de pétrole.
Un plan de relance devrait de plus nous permettre de revenir au plein emploi, et d'améliorer les revenus du travail les plus modestes. Les 2 à 3 millions de chômeurs actuels de France, et les quelques autres millions de travailleurs aux revenus les plus modestes, retrouvant un emploi et un meilleur revenu, augmenteraient alors leur consommation, notamment des biens et services que nous ne pouvons produire nous mêmes, mais aussi très certainement de biens ou services que nous pouvons produire nous mêmes mais que nous importons. Il deviendrait dans ces conditions, difficile de ne pas augmenter le montant de nos achats de biens ou services que nous ne pouvons produire nous mêmes, et plus crucial encore de réduire notre propension à acheter à l'étranger des biens ou services que nous pouvons produire nous-mêmes. D'autant plus que même dans notre situation actuelle de chômage de masse et d'excessives inégalités de revenus, notre balance des paiements est déjà en déséquilibre.
On peut alors envisager que nous produisions un peu plus nous mêmes les services de transport et autres services aux entreprises, que nous achetons à l'étranger. Mais encore une fois cela aurait un effet limité étant donné que ces services ne représentent pas une si grande proportion que cela de nos achats à l'étranger : 12,1% en tout.
Le fait de produire un peu plus nous mêmes des biens manufacturés qu'aujourd'hui nous importons, apparaît donc comme une manière de réduire notre propension à acheter des biens ou services à l'étranger, préférable ou particulièrement facile par rapport à une réduction de notre consommation globale de biens ou services que nous ne pouvons produire nous-mêmes, et particulièrement efficace étant donné que nos importations de ces biens représentent 60,9% de nos achats de biens ou services à l'étranger.
Une ré-industrialisation n'est donc pas le seul levier par lequel nous pouvons réduire notre propension à importer, et donc réussir un plan de relance, mais c'est surement un levier essentiel.
La désindustrialisation de la France est-elle aussi un transfert de son activité industrielle vers les pays émergents ?
Une deuxième question à laquelle les chiffres habituels de la désindustrialisation, ne répondent pas, est celle des causes les plus immédiates de cette réduction de l'activité industrielle en France. Est-elle principalement l'effet d'une baisse de la consommation (et de l'accumulation) française de biens manufacturés, ou encore d'une amélioration en France des techniques de production de ces biens, permettant d'en produire autant pour moins cher et en mobilisant moins d'emplois ? Ou bien est-elle en grande partie un transfert de l'activité industrielle française vers les pays émergents ?
Cette question a beau être l'objet de disputes, elle n'a dans le fond pas d'intérêt pratique. Aux yeux de ceux qui veulent juste que la situation de la France s'améliore, la seule chose qui compte est de savoir si oui ou non, il est préférable ou même possible, qu'il y ait relance sans ré-industrialisation. Mais on peut quand même se poser cette deuxième question, pour comprendre ce qui nous arrive.
Cette deuxième question est moins complexe que la première, et on peut y répondre en complétant les chiffres habituels de la désindustrialisation, par d'autres chiffres. Il suffit en effet pour y répondre, de calculer le volume de biens manufacturés qui sont consommés (ou accumulés) en France, et le volume de biens manufacturés qui y sont produits. Si le volume consommé est très supérieur au volume produit, alors on peut conclure que la réduction de notre activité industrielle n'est pas principalement l'effet d'une réduction de notre consommation de biens manufacturés, ni d'une amélioration de nos techniques de production, qui nous aurait permis de produire un volume égal à celui que nous consommons, en mobilisant moins d'emplois et pour moins cher.
Le volume de biens manufacturés que nous consommons, est égal au volume de biens que nous produisons, auquel on ajoute le volume de biens que nous importons, et auquel on retranche le volume de biens que nous exportons. Or il est possible de calculer une approximation de ces volumes, à partir par exemple de l'estimation donnée par le FMI des niveaux des prix dans le monde, comme je l'ai montré dans un autre texte. Je montre aussi dans cet autre texte qu'il est possible de calculer, d'une manière relativement simple, une approximation du nombre d'emplois qu'il aurait fallu mobiliser en France, pour produire la différence entre le volume de biens manufacturés que nous produisons, et le volume de biens manufacturés que nous consommons. Selon le calcul que j'ai fait, cette différence s'élève à 2,3 millions d'emplois (en comptant les emplois mobilisés dans d'autres secteurs que le secteur industriel, mobilisés pour produire les biens ou services utilisés comme des consommations intermédiaires par le secteur industriel, lors de son activité de production du volume de biens manufacturés en question). Ce chiffre peut être vu comme une mesure de l'ampleur du transfert d'activité industrielle de notre pays vers les pays émergents.
Dans un texte publié dans la presse il y a quelques temps, Sapir propose une autre estimation intéressante. Il estime l'impact du phénomène des délocalisations lors de la dernière décennie allant de la fin des années 1990 jusqu'à 2008, à environ 1 à 1,2 millions d'emplois perdus (dans le secteur industriel ou dans d'autres secteurs).
Les coûts et profits liés à la désindustrialisation de la France, se répartissent-ils équitablement à tous ses citoyens ?
Une troisième question à laquelle les chiffres habituels de la désindustrialisation ne répondent pas, est celle de la solidarité des français face à ce phénomène.
J'aborde plus longuement cette question dans un autre texte, selon lequel cette solidarité nationale est tristement inexistante : certains profitent de la désindustrialisation, à travers le plus bas prix des biens produits dans les pays émergents, et à travers la meilleure rentabilité des placements et autres investissements directs dans les pays émergents, ces deux choses étant permises par le bas cout du travail là bas. D'autres au contraire pâtissent de la désindustrialisation, victimes du chômage qu'elle maintient (dans la mesure où nous ne pourrons sortir de ce chômage et de la stagnation, sans ré-industrialiser, comme on l'a vu). La désindustrialisation fait même partie d'un phénomène plus vaste, par lequel des pressions à la baisse sont exercées sur les revenus des travailleurs de France les moins qualifiés, souvent ceux dont les revenus sont les plus modestes. Cela encore profite à d'autres, détenteurs du capital des entreprises dans lesquelles ces travailleurs ont un emploi, consommateurs des biens ou services produits par ces travailleurs.
D'autres chiffres que ceux habituels de la désindustrialisation, montrent ou montreraient ces évolutions du chômage, et des revenus réels des français, selon qu'ils soient des travailleurs exposés à la concurrence des pays émergents, encore occupés ou mis au chômage, ou encore des consommateurs non exposés en tant que travailleurs à la concurrence des pays émergents, ou des détenteurs de capital sous ses diverses formes.
La France pourra-t-elle conserver indéfiniment sa prospérité, tout en continuant à laisser s'éroder son appareil productif ?
Une dernière question à laquelle les chiffres habituels de la désindustrialisation ne répondent pas, est celle de savoir ce qu'il y a donc de si malsain, dans le fait pour un pays de consommer beaucoup plus que ce qu'il produit, en comptant sur les autres pays pour qu'ils produisent pour lui la différence, et en laissant dépérir son appareil productif, tant dans sa dimension humaine que dans sa dimension matérielle.
C'est une question à laquelle les chiffres habituels de la désindustrialisation, et peut-être même n'importe quels autres chiffres, pourraient difficilement répondre à eux seuls, car la question porte sur l'avenir à long terme, et car nous sommes facilement influencés par l'éducation que nous avons reçue dans notre enfance, nos valeurs morales et autres « intuitions de bon sens », profondément ancrées en nous, pour y répondre.
Que nous disait par exemple l'histoire de Pinochio, imaginée par Carlo Coloddi à la fin du XIXème siècle, et que quelqu'un forcément nous a raconté quand nous étions enfants ? Méfiez-vous de tous ces « pays des jouets » où il est possible d'avoir tout ce qu'on désire, sans jamais faire d'efforts. Le côté séduisant du lieu n'est qu'une apparence trompeuse, qui masque son côté profondément malsain. Ceux qui s'y « laissent aller » trop longtemps finissent par devenir « des ânes » qui seront peut-être ensuite traités comme des esclaves.
Et la culture dans laquelle nous baignons contient sûrement encore beaucoup d'autres éléments, à même de nourrir en nous cette croyance, que consommer c'est avoir, que produire c'est être, et que la puissance réside dans l'être et non dans l'avoir.
Autre souvenir d'enfance : la fable du Laboureur et ses fils reprise au XVIIème siècle par La Fontaine à Ésope, auteur grec du VIème siècle avant Jésus Christ. Le jour de sa mort, le laboureur, qui s'attendait à ce que ses fils ne travaillent pas assez sur les champs dont ils hériteraient, leur dit qu'il y avait un trésor caché sous la terre d'un des champs. Pour trouver le trésor les fils tournèrent et retournèrent la terre de tous les champs, du matin au soir. Quand vint le moment de la semence, ils comprirent qu'ils avaient pris l'habitude de travailler, que cela avait forgé leurs corps et leurs volontés, et qu'ils avaient rendu la terre plus fertile, et quelques temps après qu'ils aient semé, le blé poussa abondamment et ils purent manger à leur faim. « D'argent, point de caché. Mais le Père fut sage / De leur montrer avant sa mort / Que le travail est un trésor. », conclut la fable.
Plus sérieusement, l'histoire économique, et ses observateurs, économistes influents comme List, ou historiens de l'économie commePaul Bairoch, ont surement beaucoup à dire sur cette question de savoir, si l'appareil productif d'un pays est un fondement indispensable à long terme de sa prospérité.
J'en parlerai peut-être dans un prochain texte...
Notes.
1. En 1994, quelques années après les plans de relance ratés de 1975 et 1982, l'Observatoire Français des Conjonctures Économiques propose dans une étude, une réponse à la question de l'impact du libre-échange sur l'emploi en France. La réponse de l'OFCE est que le libre-échange couterait à peu près 220 000 emplois à l'économie française, en 1992, ce qui est un cout assez modeste, à côté du niveau de chômage très élevé déjà à l'époque.
Dans les notes de ce texte, je décris et critique de manière plus détaillée qu'ici cette étude. Ma conclusion est que l'OFCE fait une erreur, qui se situe au niveau de sa reformulation en termes plus techniques, de la question de l'impact du libre-échange sur l'emploi en France. Pour répondre au citoyen ordinaire qui se pose cette question, l'OFCE simule, à l'aide d'un petit modèle mathématique de l'économie française, ce qui se serait passé dans les quelques mois suivants si, brusquement le 1er janvier 1992, le volume de nos échanges avec l'Asie émergente était retombé au niveau de 1973, « toutes choses restant égales par ailleurs ». L'OFCE utilise donc une méthode de prévision des effets à court terme, d'un changement brusque d'une seule chose, pour se poser une question qui concerne le passé sur une longue période, et qui dépend de nombreux choix politiques lors de cette période. A aucun moment l'OFCE ne se demande quel chemin aurait emprunté l'économie française depuis 1973, si la politique économique menée par les gouvernements français avait réussi à relancer l'économie française, en ayant recours notamment à des mesures énergiques visant à réduire la propension des habitants de France à consommer des biens importés, c'est à dire des mesures protectionnistes, mais aussi éventuellement en ayant recours à d'autres mesures. Dans le cas où une relance notamment basée sur du protectionnisme aurait réussi, et où aucune mauvaise décision n'aurait gâché cette réussite, nous connaitrions aujourd'hui le plein emploi, par définition d'un plan de relance réussi. Le cout en emplois de tout obstacle à la réussite d'un plan de relance, et notamment du libre-échange, est donc la différence entre notre niveau actuel de chômage, et le niveau de chômage associé à une situation de plein emploi. En 1992 déjà, cette différence était bien supérieure à 220 000 emplois.
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