Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l’université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.
Candide, de Voltaire
Eh oui, rien n’a changé depuis le XVIIIe siècle : face à une crise, le premier réflexe est de désigner des coupables. L’hebdomadaire Marianne propose en couverture d’identifier les « menteurs » et les « profiteurs », afin de mieux les opposer aux « victimes », c’est-à-dire vous et moi. Ainsi va l’air du temps : une surenchère à l’indignation, un tonnerre de vertu outragée, un concert de dénonciations. Tout y passe : les banquiers, les Etats-Unis, le capitalisme, les spéculateurs, les grands patrons, les produits dérivés, tout ce qu’on peut opposer au « vrai » peuple, victime innocente de la cupidité des grands de ce monde.
Bien entendu, grand classique dans notre pays colbertiste, le libéralisme est cloué au pilori avec une ardeur redoublée. Le libéralisme, d’ailleurs, n’existe pas sans préfixe ou épithète infamant : il ne saurait être qu’ultra, néo, sauvage, anglo-saxon, que sais-je encore ! Et la cause est entendue : pour avoir régné sans partage dans notre pays depuis des décennies, il est forcément responsable de nos malheurs. Peu importe que notre président n’ait de cesse que de faire l’apologie du « volontarisme », qu’il ait proposé que l’Etat finance les investissements d’une entreprise privée (Arcelor Mittal) en échange de la garantie que ses usines ne ferment pas, qu’il se soit fait le farouche gardien de la Politique agricole commune, peu importe que son prédécesseur ait affirmé sans sourciller que « je suis convaincu que le libéralisme est voué au même échec que le communisme et qu’il conduira aux mêmes excès », la cause est entendue : Mitterrand, Chirac, Jospin, Raffarin, Sarkozy, ultralibéraux, tous, tous, et voyez où ça nous a menés, il est temps que ça change !
Les périodes d’anxiété et de passion sont peu propices à la réflexion, et il est prudent de laisser passer le flot, sous peine de s’y noyer. Laissons donc passer. Ensuite, analysons.
La déréglementation est-elle responsable ?
Au cœur de la crise, les « subprimes » américains, prêts immobiliers accordés à des ménages américains défavorisés, dont les capacités de remboursement étaient aléatoires. A l’origine des subprimes, une volonté de l’administration Clinton, dans les années 90, de favoriser l’accession des minorités ethniques à la propriété. Alors que l’Amérique semble engagée dans un processus de délitement social inexorable (explosion de la délinquance, filles mères, épidémie de « crack »), l’accession à la propriété apparaît comme un moyen d’inciter les gens à s’investir dans leur quartier et leur communauté, une aide à la constitution d’un patrimoine, et la garantie d’une certaine sécurité économique. L’outil utilisé à cet escient est une loi datant de 1977, le « Community Reinvestment Act » (CRA). Le CRA avait été vote initialement pour empêcher les banques de discriminer à l’encontre des minorités ethniques (une pratique surnommée « redlining »). A partir des années 90, à la faveur de révisions successives, le gouvernement le réinterprète de manière plus agressive : il ne s’agit plus seulement d’interdire la discrimination, mais de contraindre les banques à consentir des prêts immobiliers, même à des ménages qui n’offrent pas les garanties qui étaient jusqu’alors exigées. Désormais, les banques sont étroitement surveillées, un « rating » leur est attribué selon la quantité de prêts qu’elles allouent aux plus défavorisés, et un mauvais rating peut entraver significativement leur développement (par exemple, en leur interdisant d’ouvrir de nouvelles agences).
Cette politique est un succès : des millions de ménages accèdent à la propriété, les prix de l’immobilier augmentent, l’administration Bush s’engage à continuer cette politique universellement populaire… et la machine s’emballe. La hausse entraîne la hausse, la notion de risque s’estompe, et les banques n’ont bientôt plus besoin d’aiguillon réglementaire pour prêter à tout va.
Paradoxe donc : ce sont des lois et des réglementations qui ont amorcé la pompe aux subprimes.
Il faut encourager l’emprunt !
D’autant plus que la Fed (Federal Reserve Bank) y met du sien. Encouragée par une inflation faible, elle baisse les taux à des niveaux sans précédent. Pendant près de trois ans (décembre 2001 à septembre 2004), les taux d’intérêt sont égaux ou inférieurs à 1,75 %, ce qui correspond à des taux d’intérêt réels (inflation déduite) négatifs. Le président de la Fed, Alan Greenspan, le « Maestro », est encensé par les démocrates et les républicains unanimes. En Europe, même unanimité, et on se sert de l’exemple de la Fed pour mieux accuser sa contrepartie européenne, la Banque centrale européenne, de pratiquer une politique excessivement restrictive, le « sado-monétarisme ». En France, le ministre de l’Economie lance en 2005 le « prêt hypothécaire rechargeable ». L’objectif ? Faciliter le recours à l’emprunt par les propriétaires immobiliers, ce qui dynamisera l’économie, comme aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Le nom du ministre ? Nicolas Sarkozy.
Tous coupables !
L’historique ci-dessus n’a pas pour but de désigner de nouveaux coupables à la vindicte populaire : c’est Clinton ! C’est Sarkozy ! C’est Greenspan ! C’est Bush !
Oui, ce sont eux les coupables et, à travers eux, nous tous. Une bulle spéculative engage tous les acteurs : les banques, bien sûr, les hommes politiques, mais aussi vous et moi, en tant que citoyens et en tant qu’investisseurs. La bulle immobilière ? C’est vous, c’est votre voisin, ce sont vos parents, ce sont les magazines, c’est la télé, qui l’ont nourrie. Achetez ! L’immobilier, ça ne peut que monter ! La bulle est amorale : elle ne résulte pas d’une conspiration de quelques méchants, mais de l’aveuglement de tous.
La télévision nous abreuve de reportages sur des « victimes » américaines d’emprunts subprimes, dont le rêve a viré au cauchemar. Le schéma narratif est toujours le même : un innocent se fait attribuer un prêt par un banquier rapace, qu’il ne peut pas rembourser. Bien sûr, sauf que, comme disent les Américains, « it takes two to tango » (il faut être deux pour danser le tango). Les emprunteurs ont été tout aussi aveuglés que les banquiers par l’appât du gain facile. Après tout, leurs espoirs de gains étaient bien supérieurs à ceux des banques (pour la banque : le remboursement des intérêts. Pour l’emprunteur : la plus-value), et leur motivation, d’autant plus forte. Sont-ils moins responsables, parce que moins informés, moins éduqués que les banquiers ? Méfions-nous de la pente sur laquelle nous font glisser ces raisonnements : si on admet que le « peuple » est par définition ignorant, donc innocent, quels peuvent être ses droits ?
Toute décision financière majeure est-elle invalide, du fait qu’une des deux parties contractantes n’est pas entièrement responsable de ses actes ? La démocratie comme l’économie de marche exigent un acte de foi : comme citoyens, investisseurs, consommateurs, travailleurs, nous sommes libres et responsables de nos choix. Nous ne pouvons pas revendiquer cette liberté et nous défausser dès que nous commettons des erreurs.
Dites-le avec des fleurs
Des bulles, il y en a eu depuis toujours. La première bulle spéculative répertoriée eut lieu en Hollande, et culmina en 1636. Son enjeu : la tulipe. Progressivement, le cours des tulipes atteint des niveaux insensés. Au point culminant, un bulbe de tulipe rare pouvait être échangé contre une maison à Amsterdam. Cela peut paraître absurde : mais se souvient-on des « dotcoms » toujours plus fantaisistes auxquelles nous attribuions sans sourciller des valorisations boursières astronomiques il y a quelques années ? Elles ont fané, elles aussi, et n’en subsiste qu’un regret léger et insistant.
Toute société évoluée est confrontée à des défis nouveaux et essaie de les comprendre et de les anticiper du mieux qu’elle peut. De nouveaux enthousiasmes, de nouvelles passions se développent, et se propagent irrésistiblement entre des hommes qui ne craignent rien tant que d’être isolés de la foule de leurs congénères. Et puis brutalement, ils s’effondrent, et tous se demandent comment ils ont pu croire hier ce qui paraît aussi insensé aujourd’hui. La cupidité, la stupidité, la peur, l’idéalisme aussi, toutes les passions humaines y participent : « là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie ». N’allez pas croire que ce phénomène soit spécifique aux sociétés capitalistes : les pogroms et les épisodes de chasse aux sorcières dans les sociétés féodales comme les frénésies meurtrières des régimes communistes nous montrent qu’aucune société n’est immunisée contre ces passions soudaines, et celles qui s’en réveillent avec des richesses envolées et des rêves brisés, mais sans mort d’homme, peut se considérer chanceuse.
Et ça continue, encore et encore (Francis Cabrel)
Alors, quelle solution à la crise ? Ah, si on savait… Jamais n’avait-on vu un tel activisme en réponse à une crise financière. En quelques semaines, les règles les mieux établies ont été balayées, chaque pays déployant des trésors d’ingéniosité pour rassurer les marchés.
Cela suffira-t-il ? On verra bien. Une fois le calme revenu, nous tirerons les enseignements de cette crise, afin de ne plus refaire les mêmes erreurs. Nous en ferons d’autres ! Et nous trouverons d’autres coupables.
Candide fut fessé en cadence, pendant qu’on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n’avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.