Le capitalisme, Thomas Piketty et ses errements
Thomas Piketty accompagne d’une rare masse de données chiffrées explorant trois siècles d’économie de vingt pays l’énoncé de sa thèse selon laquelle le capitalisme produit des inégalités croissantes destructrices. La relation entre cette thèse et les données reste obscure. Des erreurs importantes systématiques faussent certaines données importantes.
Thomas Piketty présente un volumineux travail méritant beaucoup d’éloges. C’est l’évolution des économies du monde développé depuis 1700 qui est scrutée au moyen des données chiffrées disponibles. Elles sont toutes fournies et leurs sources rendues par l’auteur accessibles pour ses lecteurs.
- La thèse centrale de l’auteur (P. 131)
La thèse centrale de l’auteur est énoncée d’entrée « Dès lors que le taux de rendement du capital dépasse durablement le taux de croissance de la production et du revenu … le capitalisme produit mécaniquement des inégalités insoutenables, arbitraires, remettant radicalement en cause les valeurs démocratiques sur lesquelles se fondent nos sociétés modernes » (P.16). Il utilise la masse de données présentées pour la soutenir. Plus précisément, il énonce qu’en moyenne et longue période, les revenus annuels du capital se situent aux environs de 5% du montant du capital (p.568), alors que la croissance des revenus par habitant se situe aux environs de seulement 1,5% l’an, hors les périodes de conflits militaires et leurs suites (page 127 et 156). Il en déduit l’effet mécanique inexorable de l’inégalité croissante entre les revenus ainsi que le capital de la partie de la population « riche », notamment son décile supérieur, et le reste de la population. S’y ajoute le constat (page 350) que dans la plupart des pays riches la part des revenus du capital dans le revenu national a progressé au cours de la période 1970-2010.
-Remarque préliminaire
Fonder sur le taux de rendement annuel du capital (5%) opposé au taux de croissance des revenus par habitant (1,5%) la thèse de l’inexorable captation par la partie riche de la population d’une part croissante du revenu national, ce qui serait de l’essence du capitalisme potentiellement destructeur de la société, laisse perplexe. Le rendement annuel du capital est un revenu compté en valeur absolue rapporté au montant du capital des bénéficiaires de ces revenus pour déterminer le taux de rendement de leur capital. La croissance des revenus par habitant est seulement une partie de leurs revenus, celle dépassant le montant des revenus de l’année précédente. On a du mal à saisir la signification de ce rapprochement entre ces deux taux tout à fait étrangers l’un de l’autre. Au surplus, les chiffres fournis par l’auteur parmi ses annexes ne semblent pas établir la véracité de cette vision apocalyptique. En début du siècle dernier, jusqu’en 1938, la tranche des 10% plus hauts revenus se situait entre 47% et 39% de la masse des revenus. Elle était entre 30% et 33% de 1946 à 2010 (voir le graphique ici joint). L’auteur relève cela lui-même.
- L’erreur fondamentale de l’auteur : considérer les revenus avant impôts
L’erreur fondamentale de l’auteur réside dans son énoncé de la page 429 : « nous étudions … l’évolution de l’inégalité des revenus … avant prise en compte des impôts et transferts. » C’est oublier l’adage des anciens juristes selon lequel « donner et retenir ne vaut ». Car ces revenus (« rémunération des salariés » « Excédent d’exploitation » et « revenus de la propriété » selon la terminologie des comptabilités nationales) n’en sont qu’une expression bureaucratique ne reflétant pas les réalités. Ils subissent toutes sortes de prélèvements obligatoires, les uns frappant directement ces revenus, les autres les frappant indirectement au moyen des impôts indirects travestis dans les prix des biens et services achetés. Et ces prélèvements obligatoires sont recyclés par l’État en revenus indirectement redistribués via ses dépenses budgétaires. Ainsi, le total des revenus du travail retenu par l’auteur comprend des revenus faisant double emploi : ceux découlant des dépenses publiques, revenus tirés indirectement via les prélèvements obligatoires des revenus de tous.
- Deuxième erreur importante : faire masse des revenus du travail et des revenus du capital
La deuxième erreur importante de l’auteur est contenue dans son énoncé de la page 42 de l’ouvrage, selon lequel « le revenu comprend toujours deux composantes, d’une part les revenus du travail … et d’autre part les revenus du capital. Le lecteur du chapitre 6 intitulé « Le partage capital-travail au XXIème siècle » comprend normalement que le graphique 6.2 de la page 317 illustre le partage du revenu national de la France entre le revenu du travail (74% en 2009) et le revenu du capital (26% en 2009). Mais l’annexe technique ([France2.xlsx]DataFR1' !$CU$130) révèle pour 2009 un revenu du travail compté à 1 094 milliards, et un revenu du capital compté à 336 milliards, soit au total 1 430 milliards, alors que le revenu national est compté à 1 657 milliards ([France2.xlsx]Table FR.1' !$B$198) concordant avec la comptabilité nationale (PIB à 1 889 milliards moins consommation de capital fixe à 262 milliards, dont sont déduits les revenus nets de non-résidents de 29 milliards). Le rapprochement de ces chiffres laisse là aussi le lecteur attentif perplexe. L’erreur porte donc sur l’intelligence de la grandeur dénommée par l’auteur « revenu national », compris comme l’est celui d’un individu, et sur le rapport fait des revenus du travail et des revenus du capital à une autre grandeur que celle du véritable revenu national, autre grandeur construite de toute pièce par l’auteur. Car le véritable revenu national est intégralement constitué par les revenus du travail (en revenus dits primaires en comptabilité nationale) obtenus au cours du cycle de production des biens et services. Et les revenus du capital (en revenus dits secondaires en comptabilité nationale) découlent de l’emploi par des résidents d’une partie de leurs revenus du travail en échange de l’utilisation du capital de ceux en disposant.
- Troisième erreur importante de Thomas Piketty : utiliser comme étalon de mesure des parts de revenu le Produit Intérieur Net des comptabilités nationales auquel elles sont rapportées.
Cette troisième erreur est commise en utilisant les données des comptabilités nationales sans avoir vérifié là encore qu’elles mesurent à peu près fidèlement les réalités économiques. Elle est commise par tout le monde. Les impôts indirects travestis dans les produits, déduction faite des subventions, sont compris dans le PIB, donc dans le revenu national. Il est évident qu’il ne s’agit pas là d’un revenu pour les résidents autres que l’État. Cette partie du revenu national fait double emploi avec une partie des revenus des résidents, celle leur fournissant le nécessaire pour payer les biens et services acquis, dont ces impôts qui y sont travestis. Le montant du PIB et du revenu national comprend aussi une production et un revenu des administrations publiques formés par les dépenses effectuées pour fournir gratuitement les services produits par les administrations publiques et leur formation de capital fixe. Là encore, il y a double emploi. Ces dépenses des administrations publiques sont payées au moyen du produit des prélèvements obligatoires perçus, plus éventuellement au moyen du produit des emprunts comblant les déficits budgétaires. Et les prélèvements obligatoires sont payés directement ou indirectement au moyen des revenus des résidents. Ces revenus des résidents contiennent donc le nécessaire pour payer ces prélèvements obligatoires. Ainsi, la partie du coût des services des administrations publiques et de leur production d’immobilisation financée par les prélèvements obligatoires se trouve déjà comptée dans les revenus des résidents. Leur ajout au montant de ces derniers fait aussi double emploi. Enfin, c’est une grande curiosité que d’y porter le « loyer fictif », encore dénommé « loyer imputé », des propriétaires occupant leur propre logement (France, 2009 : 151 milliards), revenu constitué par une « non dépense », dépourvu de toute réalité matérielle observable, faisant double emploi avec le revenu employé pour acquérir le logement et en jouir. Tous ces doubles emplois sont des vices rédhibitoires du calcul par les statisticiens « comptables nationaux » de la masse des biens et services produits, également masse des revenus. Ils surévaluent en 2009 le revenu national de la France retenu par l’auteur de 71% (67% en 1970), celui de l’Allemagne de 55%, celui des États-Unis de 29%. Ils faussent de même le rapport du capital au revenu national : celui retenu par l’auteur pour la France en 2009 est à 5,6 fois le revenu de l’année (3,1 en 1970) contre 9,6 fois le revenu rectifié (5,2 en 1970) ; à 5,6 fois le revenu de l’année pour l’Allemagne contre 8,8 fois le revenu rectifié ; à 4,1 fois le revenu de l’année pour les États-Unis contre 5,2 fois le revenu rectifié. Il y a impossibilité de calculer les rapports du revenu du travail et du revenu du capital au revenu national rectifié. En effet, les impôts, taxes et cotisations sociales frappent toutes les catégories de revenus, y compris les revenus du capital et les revenus redistribués. Et leur répartition entre ces catégories de revenus n’est pas connue.
Conclusion
La lecture de ce travail de Thomas Piketty conduit encore à se demander si au XXI siècle, l’économie n’est pas celle de l’étatisme avec son déluge de monnaie déversé sur le monde alimentant les spéculations et l’inflation des actifs, plutôt que celle du capitalisme ; si l’accumulation inégalitaire de capital n’est pas la résultante des choix et comportements humains en même temps que des inégalité d’opportunités et de destins plutôt que celle du capitalisme ; si l’élévation générale du revenu de l’ensemble de la population n’est pas le bienfait du capitalisme compensant au-delà les inégalités souciant l’auteur ; si une régulation nécessairement toujours plus poussée de la répartition des revenus et de l’accumulation du capital en vue de réduire significativement les inégalités de revenus et de patrimoine ne mène pas progressivement plus sûrement aux horreurs de l’ancienne économie soviétique qu’à une égalité des revenus et de capital, etc. Mais l’essentiel est la livraison d’un travail exceptionnel rassemblant une multitude de données chiffrées relatives à trois siècles de fonctionnement des économies de la plupart des pays, et en y donnant accès aux lecteurs disposant ainsi du moyen de vérifier les calculs (fait ici très partiellement) et les conclusions présentées par l’auteur. Là est où les éloges sont bien mérités. Roland Verhille, 20/08/2014
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