La Matière, l’Espace et le Temps
Objets du présent.
Il est communément admis par les scientifiques qu’une étoile qui se situe à tant d’espace de distance ne renvoie son signal qu’au terme d’un certain passage dans le temps, ne laissant à l’œil lointain qu’une trace de son passé. Si nous appliquons le même raisonnement à n’importe quel évènement dont l’œil humain est le percepteur, cela signifie en pratique que cet évènement a toujours lieu dans le passé. Que chaque évènement a toujours lieu avant son observation. De là, nous pouvons en déduire que le plus proche un objet sera de nous, le plus le vécu de sa présence sera au présent, dans un rapport réciproque où l’observation cesse enfin et où l’agir apparaît. C’est dans le contact physique que la réaction est la plus forte, que le temps imprime sa marque autrement qu’à ce passé archivé sans cesse qui constitue le socle culturel de notre civilisation globale.
Considérons trois modalités de contact physique : l’amour et la lutte surviennent entre des êtres qui se reconnaissent réciproquement comme des êtres. Le corps s’y exprime pleinement, dans son éternité, c’est-à-dire dans l’éternité de sa matière, d’une matière qui ne fait pas que l’environner et de laquelle il tire parti pour assurer sa survie, de cette matière universelle qui le constitue et fait de lui un vivant ou un inerte au même titre que tout ce qui se meut, repose ou flotte. L’amour se maintient, ne serait-ce que pour ses propriétés ludiques, quant à la lutte, elle est désormais pleinement ludique. Pour battre son adversaire, utiliser une arme à feu maintient la distance et fait de lui un souvenir du passé. Les fantômes se contentent d’appuyer sur la détente. Sauf à se croire plus vivant que les autres et à vouloir lâchement pénétrer chaque corps avili d’une longue lame de poignard, dans l’iniquité la plus crasse.
La troisième modalité est le toucher simple, qui relie l’être à l’objet. La société de consommation a été bâtie sur l’illusion qu’un objet offert par un être cher ou un proche membre de la famille a autant de présence que l’être cher ou le proche dont le souvenir est contenu dans l’objet. Le développement des relations affectives est allé de pair avec la massification de la production, avec sa standardisation. Le téléphone portable est l’aboutissement de ce processus. Voilà un objet que l’on touche sans cesse, qui nous met en rapport potentiellement avec l’ensemble du monde, qui nous lie sans cesse à nos amis, notre famille et notre entourage professionnel. Le transfert d’électricité du doigt vers l’écran donne l’illusion d’un agir autant que d’une puissance d’agir, alors que l’énergie qui fait l’objet de l’échange est étrangère au porteur. Pour autant, l’idée d’une obsolescence de l’homme est incongrue, cet écosystème est le sien, il découle de ses inclinations. Certes, le volume de messages transmis aujourd’hui pourrait initier le roman épistolaire le plus long jamais écrit, mais ces échanges sont aussi véritables que les objets que nous produisons en vue de leur diffusion.
Reste que la possession physique d’un sujet ou d’un objet, le sujet étant dès lors ramené à un objet, est le plus sûr moyen de vivre le temps le plus fort, le plus vrai, le plus proche du présent, le plus éloigné du passé tout-puissant et le moins en avance sur le futur (sur la mort). Pour sanctifier ce savoir implicite, la société humaine a inventé la propriété en droit. Être propriétaire, avoir, c’est vivre le temps au présent, y compris à distance, par la procuration des lois. Le mariage de ce point de vue n’est pas différent de la propriété plus courante d’une maison ou d’une voiture. Une société qui abandonne ses prétentions à la propriété et qui ne valorise plus le mariage devrait être celle qui vit le plus au présent, et pourtant… Il doit exister une résistance collective à vivre le présent pleinement, car depuis que nos outils nous le permettent, le souvenir envahit la mémoire de ces outils au point de devenir immédiatement disponible par la grâce d’un enregistrement photographique ou cinématographique, mais il lui est unanimement refusé une persistance qui viendrait empêcher l’écoulement du temps, quitte à sacrifier le sens des évènements dans leur flux horizontal ou dans leur défilement vertical. Et bien entendu, le souvenir s’en échappe transformé, trahi. La vérité empêche de jouer, elle rend malade.
Tout se passe comme si la finalité de l’invention humaine devait être l’accès absolu à la mémoire, c’est-à-dire à l’image. L’outil terminal serait-il simplement un écran ? On devinera un changement de civilisation le jour où la culture se passera d’images, et donc également des mots, ou à tout le moins les mettra en retrait pour se rapprocher du monde, de la seule vérité.
Les mots sont les premières images. Les noms sont les premiers souvenirs. On se rappelle d’abord de soi-même parce qu’on nous a donnés un nom, parce qu’on nous a qualifiés, substantivés. Que demeurerait-il d’identité sinon dans cette maison-cerveau ? Nous sommes les objets d’un présent qui nous enferme dans le verbe d’un autre que nous faisons chair, quand bien même cette chair aurait toute latitude à s’exprimer dans le présent absolu d’une errance de contact en contact qui porte toute sa signification en elle-même, qui advient et revient comme un berceau s’épuisant à balancer entre deux murs qu’il cogne doucement.
Le seul langage universel se passera de mots, il s’en passe déjà et lutte contre les livres du passé. La perte des moralités traditionnelles est inévitable. Une dizaine de commandements, un seul même, ne saurait enfermer la passion et le crime dans les profondeurs de l’âme humaine. Le corps est une surface qui doit s’exprimer coûte que coûte. Par l’amour ou par la rage, la préférence ne lui appartient pas. Rien ne sera dit ou écrit qui pourra influencer quoique ce soit. Seul ce qui sera fait ou vu pourra dévier ou faire taire, dans la limite des angoisses que nous infligeons à ce qui nous entoure, c’est-à-dire à ce que nous sommes. L’autoritarisme est inévitable.
La matière est à la fois une image éloignée et un temps qui nous étreint. En nous armant d’un revolver ou d’un téléphone portable, nous ignorons ce qui vibre sur nous pour ne plus contempler ce qui fait du bien ou du mal. Nos distances prises avec la matière, nous suivons un sentier programmé par notre passé de mots et d’outils, de magiciens nous devenons de simples formules. Pétrifiés dans les principes, passionnés de nouveauté, soucieux de ne pas abandonner ce qui pourrait être utile de notre mémoire passée, impatients de réaliser table rase, la cohérence de ce qui se présente à nous ne nous fait plus réagir. On confond la multiplication des défis et la multiplication des records. On ne perçoit plus la répétition des images. La diversité du monde est un spectacle en soi qu’il suffit d’admirer avant qu’il ne soit trop tard.
Pour apprendre à faire et à voir, le regard sur ce qui nous constitue, sur ce qui nous relie au reste du vivant, projette son omniprésence. La connaissance que nous avons du monde ne découle que de ce point de vue que nous engageons sur lui. Les jeux d’enfants reprendront le dessus quand les adultes auront grandi.
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