Comment l’Europe pourrait sortir de la dépression. La leçon du Cern
Dans un ouvrage paru fin avril 2013, les deux physiciens Gilles Cohen Tannoudji et Michel Spiro présentent une synthèse, aussi complète que possible mais voulant rester à la portée des non-spécialistes, de la « découverte » du boson de Higgs au Cern en 2012.
Jean-Paul Baquiast 14/05/2013

Le boson est la particule élémentaire prédite par le modèle standard des particules qui manquait encore. Sa découverte, grâce au grand collisionneur de hadrons du Cern (LHC), a été annoncée au monde entier le 4 juillet 2012. Postulé en 1964 par Robert Brout, François Englert et Peter Higgs, le boson explique que le photon – particule qui transmet la force électromagnétique (et la lumière) – n'ait pas de masse, au contraire de celles véhiculant la force faible. Une telle dissymétrie était a priori incompatible avec la symétrie fondamentale, dite « de jauge », sur laquelle est fondé le modèle standard. Le chapeau mexicain, dans le langage des auteurs, est le mécanisme grâce auquel le boson rend compte, en préservant les acquis du modèle standard, de l'origine des masses des particules élémentaires.
Mais le livre de 530 pages, très compact malgré son format de poche, ne se limite pas à relater les tenants et les aboutissants de cette découverte, y compris ses prolongements en cosmologie. Ceci n'occupe que la seconde partie de l'ouvrage, intitulée La nécessité du boson.
Deux autres parties sont tout aussi importantes pour faire comprendre la portée de l'évènement. La première partie, La généalogie du boson, rappelle la courte mais riche histoire de la physique moderne, née en Europe à la suite, comme les auteurs tiennent à le souligner, de la révolution dite des Lumières au 18e siècle. Sont d'abord apparues, avec Newton et ses successeurs, les théories de la gravitation, de la thermodynamique et de l'électromagnétisme. Puis sont venues les deux grandes théories de la relativité et de la mécanique quantique. A la fin des années soixante s'est précisée la physique des particules et des interactions fondamentales, avec notamment la théorie quantique des champs.
La troisième partie, L'héritage du boson, retiendra tout autant l'attention du lecteur. Elle montre clairement que cette découverte du boson, loin de marquer comme certains l'avaient trop vite dit, la fin de l'histoire de la physique, ouvre au contraire des portes infiniment riches et porteuses de surprises. Ce sera notamment le cas quand il s'agira de mieux comprendre ce que l'on nomme tant en astrophysique qu'en physique des particules, la matière sombre et les neutrinos.
La conclusion de plus de 40 pages, Nécessité, Hasard, Emergence, un Grand Récit universaliste, développe ces perspectives, d'une façon qui met en évidence le bilan épistémologique, c'est-à-dire philosophique et sociétal, des révolution quantiques et relativistes comme de leurs prolongements dans nos représentations de la matière et de l'univers.
Dans une postface inspirée, Une fugue à trois récits universels, le philosophe Michel Serres reprend et élargit ces conclusions en montrant comment, grâce notamment au travail accompli par le Cern, une véritable vision du monde, humaniste et scientifique, pourrait se substituer aux guerres économiques et religieuses qui continuent à mettre en danger la planète.
Le Cern et la recherche fondamentale en réseau, un modèle de sortie de crise pour l'Europe
Il faut souligner ici que les deux auteurs, relayés par Michel Serres, esquissent, au delà de la discussion sur le boson de Higgs, une voie qui permettrait à l'Europe, considérée aujourd'hui comme l'homme malade au sein des grandes puissances mondiales, de retrouver un rôle pilote. En extrapolant un peu à partir de leurs propos, mais sans, espérons-le, les trahir, nous proposons ici d'en retenir ce qui pourrait être une thérapeutique pour l'Europe. Il s'agirait de s'inspirer des méthodes mises au point avec succès au Cern pour promouvoir une véritable nouvelle révolution de la connaissance. Elle reposerait sur l'implication de l'ensemble de la population dans le développement de la recherche scientifique fondamentale.
Celle-ci ne mérite pas les réserves de plus en plus faites, particulièrement en Europe, à l'égard de la science appliquée, présentée parfois non sans raisons, comme principalement au service de la défense ou d'entreprises destructrices de l'environnement. Certes, la recherche fondamentale peut donner naissance à des technologies discutables, mais en elle-même, elle n'implique rien de tel. Il s'agit au contraire de la seule façon par laquelle l'esprit humain peut s'ouvrir à de nouvelles représentations du monde. Sans elle, comme d'ailleurs le montrent bien les auteurs du livre, nous en serions encore aux archaïsmes mythologiques. Ces nouvelles représentations présentent l'avantage de ne pouvoir être définies à l'avance par tel ou tel pouvoir institutionnel. Elles sont donc à la source de l'émergence toujours renouvelée de mondes nouveaux. Favoriser ce processus pourrait être pour l'Europe, comme pour le monde à sa suite, une véritable fontaine de Jouvence.
Mais comment transformer la recherche fondamentale, aujourd'hui encore très élitiste, en comportement sociétal de grande ampleur, impliquant les centaines de millions d'Européens pour qui elle ne signifie actuellement rien de concret ? C'est là que devraient intervenir les procédures qui ont été développées au sein du Cern pour faire coopérer en réseau des milliers de physiciens de par le monde. Gilles Cohen-Tannoudji et Michel Spiro ont eu raison d'insister à cet égard sur l'invention du Web, dont ils rappellent à juste titre qu'elle a été initialisée puis systématiquement appliquée par le Cern.
Une résurrection de ce qu'ils ont appelé la révolution des Lumières pourrait à cet égard reposer en Europe sur le développement systématique de réseaux de formation et de coopération associant des dizaines de millions de citoyens, au service de la recherche fondamentale. Il s'agirait d'abord de mobiliser toutes les compétences disponibles au service de la formation en ligne des jeunes et des moins jeunes, sur le mode des Massive On line Open Courses (MOCC) . Parmi ces compétences devraient se trouver, outre celles de scientifiques en activité, celles de tous les chercheurs et techniciens s'étant retirés de la vie active et pouvant ainsi reprendre bénévolement du service.
Parallèlement à la formation, il conviendrait d'encourager, dans le cadre de multiples portails adéquats, les expériences et réalisations de terrains, visant notamment à exploiter les innombrables idées innovantes qui naissent quotidiennement, comme le montre la fréquentation du web, au sein des universités, des entreprises et des collectivités, et qui demeurent sans suites, faute d'accompagnement. .
Mais qui financerait, demandera-t-on, de tels travaux et initiatives ? Les Etats et collectivités publiques devraient prendre en charge les infrastructures. Mais la plupart des initiatives, répétons le, pourraient et devraient être bénévoles, tout au moins à leur début. Elles feraient appel aux innombrables compétences inemployées des individus et des groupes, dont ceux-ci seraient heureux de faire profiter la collectivité pour des raisons éthiques. C'est d'ailleurs sur un tel ressort que reposent les initiatives les plus enrichissantes du web, Wikipedia étant la plus souvent citée. Elles trouveraient ensuite, en cas de succès, des soutiens budgétaires adaptés, de plus en plus importants au fur et à mesure que l'Europe sortirait de la dépression.
Nous ne préciserons pas ici les détails des solutions envisageables. Elles apparaitraient d'ailleurs progressivement à l'expérience. L'essentiel serait d'initialiser un mouvement politique dans le sens indiqué ici, sous le patronage, notamment, des grands scientifiques auxquels a été du le succès de la découverte du boson.
Références
* Le boson et le chapeau mexicain. Un nouveau grand récit de l'univers
Gilles Cohen Tannoudji, Michel Spiro. Postface de Michel Serres
Première édition
Collection Folio essais (n° 579), Gallimard Parution : 26-04-2013
* Le site de Gilles Cohen Tannoudji http://www.gicotan.fr/index.php/a-propos-de-lauteur-de-ce-site.html
* Michel Spiro est directeur de l'Institut national de physique nucléaire et de physique des particules (IN2P3) du CNRS et président du Conseil du Cern
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