Comprendre les raisons du meurtre d’Anna Politkovskaïa
Au-delà du « meurtre politique ».
Après la publication de la nouvelle du meurtre, dans l’ascenseur de sa cage d’escalier, samedi dernier vers 17h15, de la journaliste russe Anna Politkovskaïa, bien connue pour ses reportages dans la Tchétchénie en guerre depuis 1999, on a assisté à un déferlement de réactions. En France, où la corporation des journalistes de premier plan se donne en spectacle avec un goût exacerbé de l’autocélébration, qui va de pair avec son " autodécérébration " de plus en plus évidente, on a l’indignation sélective et la condamnation facile. En l’occurrence, la journaliste russe était un peu connue dans notre pays où elle avait publié récemment deux livres. Voilà qui a fourni l’occasion de ressortir les vieilles pièces, apparemment inusables, du magasin des poncifs. Et revoici la journaliste " engagée " doublée de la " mère courage ". Et revoilà la rengaine du " pouvoir qui musèle la presse " : le Kremlin est sûrement derrière tout cela !
Politkovskaïa, journaliste d’investigation pour la Novaïa Gazeta, un hebdo tirant à moins de 200 000 exemplaires, dont le lectorat se limite aux intellectuels cinquantenaires et plutôt de Moscou et de Saint-Pétersbourg, est la 42e journaliste assassinée depuis 1992 en Russie. Cette statistique élaborée par Reporters sans frontières place ce pays au 3e rang mondial des pays où le journalisme a été, dans la décennie 1995-2005, " un métier qui tue " (juste derrière l’Irak et l’Algérie). Avant Politkovskaïa, le rédacteur en chef de Forbes Russie, l’Américain Paul Klebnikov, d’origine russe, a été assassiné au cours de l’été 2005. Au-delà de ces deux personnalités, les journalistes russes assassinés ont tous le même profil : des journalistes tout ce qu’il y a de plus local, des enquêteurs de province, inconnus des grandes agences de presse et qui le sont restés après leur mort. On se débarrasse de ces journalistes parce qu’ils (elles) gênent le " business as usual " de tel ou tel groupe mafieux ou de tel ou tel clan au pouvoir, ce qui revient parfois strictement au même. Tel journaliste de Sibérie enquêtait sur les dessous de table dans le secteur de la construction ; tel autre, dans une ville de la région de Moscou, s’apprêtait à informer ses lecteurs sur la manière dont près d’un tiers des électeurs de la ville avaient été " achetés " avant l’élection municipale par le maire sortant, etc. La méthode est toujours la même : assassinat commandité, exécuté par un tireur d’élite professionnel, perpétré devant le domicile du (de la) journaliste. Les réseaux de l’économie " officielle ", de l’économie parallèle et des pouvoirs politiques sont très étroitement mêlés. En d’autres termes, les assassinats de journalistes en Russie ne sont pas des meurtres politiques au sens strict du terme. Ce sont des assassinats beaucoup moins nobles, beaucoup plus triviaux, infiniment plus glauques. Dans telle ville de la région de l’Oural, on a de fortes raisons de penser que ce journaliste a été assassiné grâce à la complicité du patron du journal pour lequel il écrivait, un patron qui tenait à rester en place et donc à ne pas trop " charger " le boss de tel gros négoce de bois... Ce sont de sordides " faits divers " où ce n’est pas tant la question du respect des droits de l’homme qui est posée que celle de la collusion et de la corruption des pouvoirs, c’est-à-dire de la nature même du système qui désormais combine, à peu près partout dans le monde et à des degrés divers, capitalisme et démocratie.
L’assassinat de Politkovskaïa est-il l’exception qui confirme la règle ? La thèse d’un meurtre politique orchestré par quelques gradés de l’Armée ou du FSB, excédés par les mises en causes que cette journaliste n’hésitait pas à publier - révélant courageusement les " exactions ", c’est-à-dire les effrayants " pétages de plomb " des officiers et sous-officiers russes sur le terrain de cette très " sale guerre " de Tchétchénie - est la plus facile à éditorialiser, surtout vu de Paris, Berlin ou Washington, où les " news " Russie se doivent d’être " lisibles ", pour parler le jargon des salles de rédac’. C’est donc cette thèse-là, qui exhale le parfum d’une russophobie qui est de bon ton dans le " beau monde " des dirigeants et faiseurs d’opinion occidentaux, que l’on va nous servir pendant les jours qui viennent.
Mais que dit-on, à Novaïa Gazeta, sur les pistes qui s’ouvrent pour remonter jusqu’au commanditaire de ce meurtre accompli dans " les règles " que nous venons de citer ? Que, bien entendu, il n’est pas exclu qu’un fasciste illuminé, un nationaliste pur et dur ou un desperado ancien combattant qui se sentait humilié par les articles de Politkovskaïa, qui dénonçait systématiquement le comportement délictueux, voire criminel de certains militaires, soit à l’origine du meurtre. D’ailleurs, lit-on sur le site du journal, la journaliste figurait sur la liste des " ennemis du peuple russe " dressée par Nikolaï Kourianovitch, un député ultra-nationaliste qui tente de récupérer le dividende politique éventuel des meurtrières altercations intervenues entre immigrés et Russes dans certaines villes au cours des six derniers mois. Tranchante et manichéenne comme tous les exaltés d’une " grande cause ", Politkovskaïa se plaçait toujours, et systématiquement, du côté de " l’opprimé tchétchène ". Elle trouvait même aux terroristes preneurs d’otages des motifs d’agir ainsi. On comprend que cela finisse par déplaire à certains Russes, anciens militaires ou simples civils !
C’est cependant en Tchétchénie même, au cœur des luttes de pouvoir, dans une république où la guerre est loin de se limiter au schéma binaire " Russes contre Tchétchènes ", mais où elle s’articule autour de multiples (et inextricables) clivages inter-tchétchènes, d’ordre clanique, politique, territorial, économique, etc., que se trouve, pour Novaïa Gazeta, l’origine de ce meurtre. On rappelle que la veille de sa mort, Politkovskaïa se déchaînait sur les ondes contre le premier ministre tchétchène Ramzan Kadyrov, jusqu’ici soutenu par Poutine, qu’elle qualifiait de " couard armé jusqu’aux dents " qu’elle souhaitait " voir un jour sur le banc des accusés " d’un prétoire... L’assassinat de Politkovskaïa ne serait qu’un épisode dans une intense lutte de pouvoir entre plusieurs clans politico-mafieux rivaux, dont celui de Kadyrov, à l’heure de la succession annoncée au Kremlin (2008), un événement dont on cherche à anticiper ou à prévenir l’inévitable redistribution de cartes qu’il engendrera à Grozny. Le meurtre est-il intervenu à la veille de révélations que Politkovskaïa s’apprêtait à faire, et qui auraient mis en danger les stratégies de tel ou tel groupe pour conquérir ou garder le pouvoir... et les ressources qui vont avec ?
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