La manufacture du consentement
Noam Chomsky est un linguiste émerite au MIT, sa compréhension du monde en fait l’un des intellectuels les plus lus et les plus cités de notre époque. Tout cet article, qui est une réflexion sur la propagande occidentale en général, et française en particulier, est directement inspiré de deux de ses ouvrages : « La Fabrique de l’opinion publique : la politique économique des médias américains » et « Pirates et empereur ». On parle beaucoup aujourd’hui de censure ou d’autocensure. Celle-ci existe bien entendu, de manière de moins en moins marginale d’ailleurs, mais il est important de la remettre dans son contexte. En effet, tel l’arbre qui cache la forêt, la censure dissimule le fait que le contrôle du peuple se fait d’abord à travers un contrôle efficace de la pensée, i.e. une définition claire et inviolable des limites de la pensée « autorisée ». Chomsky parle d’ « ingénierie historique » au sujet de la propagande dans le monde occidental. Il est indéniable que, ces dernières années, ce contrôle s’est considérablement renforcé en France, tant il devient de plus en plus difficile de voir exprimer dans les médias des opinions non-orthodoxes (merci à Agoravox pour cet espace de liberté).
A. Quelques caractéristiques de la fabrique de l’opinion
Que la société soit prétendument démocratique ou non, il est nécessaire pour la classe dirigeante de garder le contrôle du peuple gouverné. Dans une dictature, la chose est aisée, l’Etat ayant le monopole de la violence et les décisionnaires n’ayant de compte à rendre à personne, sinon eux-mêmes. Une démocratie ne peut évidemment procéder ainsi, puisqu’il y règne la liberté d’expression et que les dirigeants sont censés prendre leur décision en fonction de ce que le peuple exprime, notamment lors des élections.
La « manufacture du consentement » s’est considérablement perfectionnée, pour devenir de nos jours le corset efficace et invisible de nos démocraties.
Une de ces caractéristiques est l’élaboration d’une véritable « Novlangue » où des mots sont véritablement investis par les médias d’un sens tout à fait inhabituel. Les exemples sont très nombreux et il suffit d’ouvrir n’importe quel journal pour en trouver par poignées.
Par exemple, la notion d’extrémisme. Voilà un mot utilisé constamment par les médias pour tout et n’importe quoi, le seul et unique point commun des « extrémistes » étant leur nature d’ennemis du pouvoir.
Par exemple, les Palestiniens qui se font sauter au milieu de la foule sont des extrémistes, les Israéliens qui bombardent les civils ne font que conduire « des opérations de représailles ».
En France, les manifestants arrachant les plants d’OGM sont des extrémistes alors que la volonté inébranlable de Monsanto de commercialiser son maïs en Europe n’est que rarement évoqué, l’axe principal étant la dangerosité ou non des OGM. Alors que la conduite de Monsanto est aussi un extrémisme dans cette volonté d’imposer à tout prix son produit (expériences truquées ou/et dissimulées, corruption, lobby puissant).
C’est ainsi que le débat officiel se focalise entre deux camps bien tranchés : « extrémistes » écologistes dénonçant la dangerosité supposée des OGM, qui en appellent au principe de précaution d’une part et, d’autre part, des experts et autres scientifiques qui moquent la stupide pusillanimité des premiers tout en les accusant de freiner une technologie capable de résoudre le problème de la faim dans le monde. Alors qu’en réalité il s’agit d’une lutte d’influence entre ceux qui défendent l’opinion majoritaire (peu importe leur raison d’ailleurs) et une entreprise qui défend l’opinion minoritaire. Lorsque l’on voit la violence tout à fait incroyable qui a été déchaînée sur les arracheurs d’OGM, on se dit que leur « extrémisme » dénoncé via les médias est surtout le signe d’un changement de camp de nos dirigeants.
Le concept récent de « modernité » est un autre échantillon de « novlangue » ; dans la bouche des médias, il est de plus en plus synonyme de libéralisme (typiquement, Sarkozy comme emblème de la modernité contre Royal dont on a cessé de souligner l’anachronisme).
Une autre évolution récente de notre langue, fréquemment pointée par Marianne, est cette propension des politiques actuels d’insulter systématiquement tout opposant de fasciste, raciste ou d’antisémite si bien qu’à force, on ne sait même plus où se trouve la frontière. Pour éviter d’avoir à faire face à ces accusations, on a donc tout intérêt à s’en tenir aux « dogmes » en vigueur car une accusation d’antisémitisme/fascisme/racisme même totalement injustifiée se paie très cher (récemment, le sous-préfet de Maintes a été limogé pour avoir accusé publiquement l’armée israélienne de crimes tout à fait odieux, mais surtout tout à fait documentés. Ce n’est pourtant pas le premier fonctionnaire à s’exprimer sur la politique d’Israël, par contre, c’est un des rares à oser la critiquer. http://soutienbrunoguigue.info/).
Cette pratique de l’insulte (qui devient un véritable pouvoir de vie et de mort médiatique dans les mains des cartels économiques) suscite un engouement dans la société facilement constatable sur le net (le point Godwin). Il faut dire que cette pratique a un autre avantage indéniable et de poids : il permet de se passer de tout argument.
Un autre produit de la manufacture du consentement est l’implantation dans les esprits de faux lieux communs. Par exemple, en France, l’idée que nous sommes une société d’assistanat sur la faillite. C’est une des plus grandes réalisations des médias en France. Ca n’est quasiment jamais dit tel quel par les journalistes (mais ça l’est par nombre d’experts et économistes, quasiment jamais contredit, sinon par les faits), mais c’est suggéré en permanence, comme la toile de fond de toute réflexion politique ou économique.
Cette idée est aujourd’hui très largement répandue en France. Alors que cette affirmation est pour le moins fortement discutable. On peut tout à fait faire l’analyse que ce n’est pas tant qu’on aide trop les exclus de la société, mais surtout qu’on ne récompense pas assez le travail. En particulier, les emplois sans qualifications où l’on constate une très forte dégradation à la fois des salaires et des conditions de travail. Plus le travail devient peu gratifiant et pénible, plus le chômage devient tentant.
Comment a-t-on gagné la bataille de l’opinion en France à ce sujet ? A grands coups de sondages (on les publie quand il donne des résultats qui concourt au but poursuivi, on ne les publie pas sinon), de micro-trottoir, d’enquêtes économiques biaisées, d’interventions d’experts et d’économistes toujours en désaccord (ah, la joie du débat contradictoire), mais toujours d’accord sur le fait qu’« il faut faire quelque chose ». Et à ceux qui se demandent ce que pourrait être ce quelque chose, les médias apportent la réponse puisqu’ils nous vantent régulièrement la bonne santé de la Grande-Bretagne, de l’Espagne, plus récemment de l’Allemagne grâce à leur réforme libérale et leur diminution des dépenses sociales. Tout cela, en nous rabâchant que toute alternative n’est pas crédible (cf. débat sur la Constitution européenne).
Si tout cela fonctionne, ce n’est pas parce que les animateurs TV, les politiques, les journalistes se réunissent en secret pour élaborer l’actualité du jour, c’est parce qu’ils sont tous passés par les mêmes moules de pensée ; qu’ils ont tous en eux les mêmes limites de pensée au-delà desquelles une opinion n’est plus respectable.
Un autre dogme qui, lui, sert de cadre à toute réflexion géopolitique : l’association tout à fait fausse entre Occident/démocratie et régimes ennemis/dictature. Nombre de régimes ultralibéraux et/ou amis se sont avérés être des dictatures tout à fait sanglantes (en Amérique centrale et en Afrique notamment) alors que, par exemple, le régime actuel du Venezuela, vilipendé dans les médias pour son manque de démocratie, aurait des leçons à donner à notre président ; Chavez, lui, a suffisamment de respect pour la démocratie pour suivre l’avis de son peuple exprimé lors d’un référendum. Il est, par exemple, tout à fait établi que les médias taisent systématiquement toutes les atrocités faites par les démocraties amies et, dans le même temps, s’époumonent contre les atrocités de l’ennemi. Chomsky dans Pirates et empereur le montre sur des centaines d’exemples.
Par exemple, pendant que le monde occidental s’indignait à juste titre sur le génocide au Cambodge du temps de Pol Poth, un autre génocide, pire sous bien des aspects, se perpétrait dans la même région au même moment au Timor oriental, et faisait l’objet du dédain total des médias occidentaux. Il cite de nombreux exemples concernant Israël et les Etats-Unis, et montre que la cruauté et la barbarie des armées occidentales n’a rien à envier à celle des intégristes musulmans que l’on nous décrit à la télévision. L’une des différences entre le terrorisme d’Etat et le terrorisme contre l’Etat, c’est que le premier est un terrorisme de masse pendant que le second est un terrorisme de détail, nous explique Chomsky.
Le rôle des médias est d’abord de clairement fixer les limites du débat, les limites du pensable. A l’intérieur de ces présupposés, le débat est libre. « Et plus le débat est âpre et violent au sein de cette enceinte, plus les présupposés qui s’y rattachent seront fortement inculqués » (Chomsky). C’est un point très important, c’est ce qui maintient l’illusion de liberté.
Peu importe que tu penses qu’il faille augmenter les taxes ou diminuer les dépenses tant que tu es d’accord sur le principe qu’il est urgent de rétablir l’équilibre des finances et que tu ne remets pas en cause le fait que des investisseurs privés contrôlent la Banque nationale. Rappelez-vous, lors du débat sur la Constitution européenne, la question du statut privé de la BCE fut soulevée par quelques « extrémistes » altermondialistes, la question sembla totalement incongrue pour les tenants du dogme. La question ne l’est pourtant pas car tous les pères fondateurs de nos sociétés ont toujours insisté lourdement sur ce point.
- B. Franklin : « le refus du roi Georges III de permettre aux colonies d’opérer un système monétaire honnête, qui libérait l’homme ordinaire des griffes des manipulateurs financiers, fut sûrement la cause principale de la révolution [guerre d’Indépendance] »
- T. Jefferson : « Je pense que les institutions monétaires sont plus dangereuses qu’une armée debout... Si le peuple américain permet un jour aux banques privées de contrôler l’émission monétaire... les banques et les entreprises qui fleuriront autour de lui priveront le peuple de ses possessions jusqu’à ce que ses enfants se retrouvent un jour sans-abri sur le continent conquis par leurs pères. »
- Napoléon (créateur de la Banque de France) : « Lorsqu’un gouvernement est dépendant des banquiers pour l’argent, ce sont ces derniers, et non les dirigeants du gouvernement qui contrôlent la situation, puisque la main qui donne est au-dessus de la main qui reçoit. [...] L’argent n’a pas de patrie ; les financiers n’ont pas de patriotisme et n’ont pas de décence ; leur unique objectif est le gain. »
- J. W. Wilson (le président américain qui créa la Réserve fédérale) : « Notre grand pays industriel est contrôlé par son système de crédits. Notre système de dettes est concentré dans le privé. En conséquence, la croissance du pays ainsi que toutes nos activités sont entre les mains de quelques hommes... qui, forcément, en raison de leurs propres limitations, gèlent et limitent et détruisent la véritable liberté économique. Nous sommes devenus une des puissances [...] les mieux contrôlées du monde civilisé. Ce n’est plus un gouvernement de libre opinion, un gouvernement de conviction élu par la majorité, mais un gouvernement de l’opinion et de l’emprise de petits groupes d’hommes. »
- Eisenhower (lors de sa dernière allocution télévisée en tant que président)
- W. Churchill : « Depuis l’époque des Spartacus, Weishaupt, Karl Marx, Trotski, Belacoon, Rosa Luxembourg et Ema Goldman, cette conspiration mondiale a connu une croissance constante. Cette conspiration a joué un rôle décisif et identifiable dans la Révolution française. Elle a été le berceau de tous les mouvements subversifs pendant le XIXe siècle. Et, finalement, ce groupe de personnalités extraordinaires du monde secret des grandes villes d’Europe et d’Amérique ont saisi le peuple russe par les cheveux, et sont maintenant devenus les maîtres incontestables de cet énorme empire. » (1922)
- Roosevelt : « la vérité en la matière est qu’un élément financier dans les grands centres possède le gouvernement des Etats-Unis depuis A. Jackson »(1933)
- M. Friedman : « Il m’a toujours semblé curieux que tant de libéraux se soient prononcés en faveur des banques centrales indépendantes et, plus récemment, pour l’extension de la coopération internationale entre les banques centrales. Bien que, dans d’autres domaines, ils redoutent la puissance arbitraire, ils se sont montrés ici maintes fois favorables à un gouvernement dirigé par des hommes plutôt que par des lois, et aussi à une politique interventionniste plutôt qu’à une politique de marché. (...) Le fait de déléguer aux gouverneurs de banques centrales des pouvoirs économiques étendus me semble absolument contraire aux principes libéraux. »
Même si l’on refuse d’accorder du crédit à ces citations (non exhaustives), on voit bien que la question de l’indépendance des banques centrales n’est absolument pas triviale.
Le génie de la propagande de nos démocraties occidentales est que, puisque le pouvoir ne peut pas réprimer la contestation par la force, elle lui supprime la possibilité de naître dans l’esprit des citoyens, en fixant clairement ce qui peut faire l’objet d’un débat et ce qui ne peut pas. On fait disparaître de l’actualité tout ce qui pourrait briser le consentement du citoyen, tout ce qui ne correspond pas à la vision imaginaire qu’on lui met sous les yeux.
B. Les ratés de la propagande
Les ratés de la propagande sont nombreux, mais ils ne sont jamais définitifs. Le plus important des dernières années est sans conteste la Constitution européenne et le référendum kafkaïen que nous avons vécu. Tout d’un coup, les journalistes, les politiques, les patrons, les économistes se sont retrouvés engagés dans une véritable lutte d’opinion quasiment tous dans le même camp. Et pendant que tous ces hommes nous expliquaient ce qu’il fallait voter, d’autres citoyens ont lu le texte et tout ce qu’il reste de progressistes en France s’est mis en action : internet, colloques, débats publics... Et lorsqu’il apparut que la bataille était perdue pour les partisans du "oui", on vit alors ressurgir, véritablement, chez ces hommes leur mépris du peuple qu’il travestisse habilement le reste de l’année en un populisme ravageur pour la société. En fin de compte, les médias se contentèrent de transformer leur échec en l’échec de Chirac et de se dire que, décidément, les gens sont trop bêtes pour avoir à décider de ce genre de questions.
Depuis, on le sait, la République, via son Parlement, a désavoué le peuple, pour incompétence donc. Inutile de dire qu’il s’agit d’une grave entorse à l’illusion de démocratie, mais, comme on l’a vu, tout s’est bien passé, dans le calme et la discrétion.
Et ces gens formidables nous expliquent désormais que les citoyens sont pour le traité simplifié puisqu’ils ont voté Sarkozy aux présidentielles et que c’était clairement dans son programme. Autrement dit, quand le peuple a voté non à la Constitution, en fait, il faudrait croire qu’ils votaient non à Chirac, et quand les gens ont voté pour Sarkozy à l’occasion d’une élection présidentielle nationale, il faudrait croire qu’en fait ils ont voté oui à la nouvelle Constitution européenne...
Autre cas de figure qui se présente régulièrement : la sortie d’une affaire qui n’aurait pas dû sortir. Le sang contaminé, l’affaire du juge Borrel, la cassette Méry, l’investigation de Denis Robert sur Clearstream... Le système s’en sort toujours : on ignore, on décridibilise, on détruit des carrières et, au final, le show continue. Dans le pire des cas, on enverra en pâture à l’opinion des boucs émissaires et on prononcera quelques peines mineures.
Tout cela ne fonctionne pas grâce à une censure habile, mais grâce à l’autodiscipline des ouvriers de la manufacture du consentement qui, à tout instant, savent quelles sont les limites de pensée à ne pas dépasser.
Du coup, la propagande n’est pas infaillible, mais elle est suffisamment souple pour subir quelques coups de canif sans qu’elle ne se trahisse vraiment, surtout aux yeux de ceux qui refusent de la voir.
Elle ne se trahit que par ses manifestations, aujourd’hui très visibles : constitution de ce que J. F. Kahn décrit comme la Bulle, uniformité de pensée, fatwas médiatiques régulièrement lancées contre ceux qui sortent du dogme (P. Carles, T. Meyssan, Dieudonné, A. Begag, F. Bayrou...), mépris de plus en plus affiché du peuple gouverné.
C. Conclusion et ouverture
A l’issue de cette réflexion, même si l’on s’accorde sur le fait que la machine médiatique semble bien aujourd’hui davantage être une machine de propagande (de marketing) qu’un contre-pouvoir, il n’en demeure pas moins que tout cela reste bien abstrait dans son fonctionnement notamment. Les manifestations sont visibles, mais comment pourrait-on imaginer que les journalistes, héritiers de Zola, Sartre, Beuve-Méry puisse devenir des valets dociles du pouvoir qui règne actuellement sur le monde : celui des grands cartels économiques ? Nous tenterons de répondre à cette question dans un prochain article à travers l’analyse de témoignages de journalistes qui nous dépeignent leur profession sans tabous et sans censures : D. Robert, D. Carton, F. Ruffin, D. Mermet et bien d’autres...
"Il y une chose pire encore que l’infamie des chaînes, c’est de ne plus en sentir le poids."
Gérard Bauër (1888-1967), écrivain
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